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Martina Drescher (Bayreuth)



c'est ça les trompes – Les explications dans la sensibilisation contre le VIH/sida au Burkina Faso



c'est ça les trompes – Explanations in HIV/Aids sensitization campaigns in Burkina Faso
The present study concentrates on explanations in a particular type of classroom interactions. The data comes from trainings of young adults intending to work as peer educators in HIV/Aids sensitization campaigns in West-African Burkina Faso. After a brief discussion of different views on explanation, opposing notably a logic and an interactional understanding, the analysis focuses on explanatory practices observable in the data. Starting from the interlocutors metadiscursive comments on the one hand and sequences articulated by the structure pourquoiparce que on the other hand, the analysis shows that explanations are generally co-constructed situated activities which can be initiated either by the trainer or by the trainees and having then different interactional functions. The real or merely supposed lack of knowledge that an explanation is destined to fill can be factual or lexical. In the data, lexical explanations are rather frequent. This is probably due to the exolingual situation typical of most classroom interactions in francophone Africa. Finally, it appears that explanations play also an important role in the interactional dynamics since they contribute to the formation of the trainer's professional identity.



1 Introduction

La transmission d'un savoir se fait – du moins dans les sociétés occidentales contemporaines – avant tout par la voie du langage. Cela vaut notamment pour les institutions scolaires où les savoirs sont essentiellement transmis et acquis par le biais de pratiques discursives. Parmi ces pratiques, l'explication joue un rôle primordial au point que l'on peut la considérer comme activité constitutive de l'identité interactionnelle et partant professionnelle d'un enseignant. Aussi écoles, collèges, lycées, universités, etc. représentent-ils pour Spreckels (2009) des « Erklär-Institutionen », des institutions dont la fonction principale serait d'expliquer.

En s'inscrivant dans le cadre théorique de la linguistique interactionnelle, cet article étudiera formes et fonctions de l'explication dans un type particulier de situation scolaire : la formation de formateurs. Il s'agit d'interactions entre enseignants et jeunes adultes qui se destinent à un emploi comme pair éducateur au sein d'une organisation non-gouvernementale (ONG) impliquée dans la lutte contre le VIH/sida au Burkina Faso.1




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Dans ces interactions où la diffusion de savoirs est primordiale les activités explicatives sont nombreuses et diversifiées. Comme il est impossible d'en donner une description exhaustive, je me focaliserai sur les séquences conversationnelles catégorisées par les participants mêmes comme explication afin de mieux cerner certaines de leur formes et fonctions. Avant de passer à l'analyse d'extraits du corpus je résume brièvement l'état des recherches linguistiques sur l'explication qui, dans un premier temps, ont été fortement influencées par des approches en philosophie.



2 Les recherches linguistiques sur l'explication

L'explication est une activité qui concerne à la fois le raisonnement et le langage, la logique et le discours. Elle occupe une place importante et dans le raisonnement scientifique et dans le discours quotidien. Si les explications scientifiques font depuis longtemps l'objet de nombreux travaux en philosophie, logique et épistémologie, il ne va pas de même pour les explications ordinaires. Alors que cette activité, à cause de son importance fondamentale pour la transmission et l'acquisition des savoirs, a suscité un certain intérêt auprès des didacticiens, les chercheurs en linguistique interactionnelle lui ont accordé moins d'attention.2

Dans les travaux linguistiques sur l'explication s'oppose une conception étroite, marquée par le modèle idéal de l'explication scientifique et peu apte à saisir les multiples manifestations que connaît cette activité dans le discours ordinaire, à une conception plus large qui rapproche « expliquer » et « faire comprendre » voire « enseigner ». D'un point de vue théorique, on peut distinguer les approches en sémiologie du discours, en typologie de textes et en analyse conversationnelle dont chacune met en relief des aspects spécifiques de l'explication : l'interface entre cognition et discours, la structure logico-formelle ou les fonctions dans l'interaction.

Les recherches en logique naturelle et sémiologie du discours, conduites à partir des années 1980 à Neuchâtel par l'équipe de Jean-Blaise Grize, représentent un premier courant où l'explication apparaît comme activité-clef d'une logique naturelle.3 D'après Grize (1990: 108), l'explication consiste en une séquence question – réponse qui s'articule selon le mode du pourquoiparce que : « Le rôle du POURQUOI est toujours d'introduire une sorte de rupture [...], de désigner un manque de cohérence et le rôle de PARCE QUE est de combler la lacune en introduisant un aspect nouveau ». Il en résulte une structure tripartite du type Sipourquoi Sqparce que Se, basée sur une relation causale. Si une telle définition a l'avantage de délimiter clairement l'explication, elle est trop réductrice pour rendre compte des pratiques observables dans le discours oral spontané.4




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Cette critique vaut également pour le deuxième courant de recherches issu des travaux sur les genres ou types de textes. Ainsi, pour Adam (42001: 131ss.), l'explication constitue une séquence textuelle élémentaire tout comme les séquences narrative, argumentative, descriptive et dialogale. Faisant abstraction de son ancrage contextuel, il focalise sur la structure séquentielle spécifique de l'explication qui consisterait en un enchaînement des quatre macro-propositions suivantes : 1. schématisation initiale (une sorte de mise en contexte qui est facultative) ; 2. problème (question) ; 3. explication (réponse) ; 4. conclusion-évaluation. Si l'on se limite aux constituants obligatoires, la séquence explicative prototypique montre donc une structure tripartite qui ressemble à celle décrite par Grize.

Le troisième courant de recherche, qui a ses racines en didactique, intègre davantage les aspects interactionnels de l'explication en partant d'une conception à la fois plus large, dynamique et contextualisé. Au centre se trouvent les explications ordinaires dans les interactions entre enseignants et élèves de sorte qu'on arrive à une équation entre expliquer et enseigner. Ainsi, de Gaulmyn (1991: 279) affirme-t-elle : « La compétence pédagogique s'identifie à la compétence explicative ». Pour elle, expliquer est essentiellement « un savoir sur la transmission du savoir ». Si l'on adopte cette conception large qui identifie l'explication au transfert de savoir, il devient difficile, voire impossible, d'isoler des séquences explicatives spécifiques à l'intérieur d'un discours à but didactique puisque toutes les activités discursives qui facilitent la compréhension d'un fait ou la vulgarisation d'un savoir sont explicatives. Expliquer ne correspond plus à une activité discursive spécifique, mais devient une 'conduite' qui englobe reformulations, analogies, métaphores, régulateurs, etc. De plus, cette conduite engage non seulement celui qui explique, mais aussi celui qui est le destinataire de l'explication. Car, comme le souligne Gülich (1991: 357) dans une étude sur l'explication lexicale, il s'agit là d'un procédé à la fois interactif et séquentiel : « L'explication n'apparaît pas comme 'l'acte' d'un seul locuteur, mais comme un processus interactif, où les participants accomplissent une tâche conversationnelle au prix d'un effort commun. L'objet à expliquer se constitue par un accord des interlocuteurs ». Pour Gülich (1991: 358), la 'dissolution' de l'activité explicative en d'autres procédés n'est pas un inconvénient, mais incite, au contraire, à reconnaître « les mêmes procédés linguistiques comme autant de moyens pour résoudre des problèmes communicatifs différents ». D'un point de vue interactionniste, l'explication apparaît donc comme une co-construction, comme le résultat d'un processus de négociation entre celui qui explique et celui à qui s'adresse l'explication. Alors que la plupart des recherches antérieures se sont intéressées au produit de l'explication, c'est-à-dire à sa structure logico-discursive, les approches interactionnistes partagent un intérêt commun pour le processus explicatif et accordent une attention particulière au récepteur, négligé dans les travaux antérieurs. Sa participation au processus explicatif se situe à deux niveaux : D'abord, l'image que celui qui explique se fait de son récepteur se reflète dans sa façon d'expliquer puisque l'explication est une pratique contextualisée, produite 'sur mesure', c'est-à-dire pour un destinataire précis dans un contexte spécifique.




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Ensuite, le récepteur guide le producteur de l'explication moyennant ses réactions verbales et non-verbales. D'après Stukenbrock (2009: 162), les expressions métapragmatiques qui sollicitent une réaction active du récepteur seraient des éléments typiques des séquences explicatives et montraient que les destinataires participent activement à ce processus. Il apparaît donc que premièrement, l'explication est le résultat d'un accomplissement commun des interactants qui, pour parvenir à leur but, recourent à différentes ressources verbales et non-verbales et que deuxièmement, l'explication au sens étroit se confond avec d'autres activités destinées à assurer l'intercompréhension.

Pour résumer, on relève deux conceptions fondamentalement différentes de l'explication : les approches inspirées de la logique la définissent comme une séquence bien identifiable grâce à sa structure interne caractérisée par une relation causale et articulée par les opérateurs pourquoi ? et parce que. Cette définition contraste avec une conception interactionniste de l'explication comme activité complexe constituée elle-même de différents procédés discursifs. Pour distinguer ces deux conceptions, je parlerai désormais de structure explicative quand il s'agit de la séquence tripartite typique de la conception étroite et d'activité explicative quand il est question de la conception large et interactive. Tout en adoptant une perspective interactionniste, je m'intéresserai, dans la suite de ma contribution, avant tout aux activités explicatives qui s'articulent autour de structures explicatives.



3 Méthode et présentation des données

Si, dans une interaction donnée, les activités explicatives revêtent une certaine importance, on peut s'attendre à ce que les locuteurs les rendent « accountables », c'est-à-dire interprétables et mutuellement compréhensibles. En d'autres mots, ils vont utiliser des balises pour signaler ces activités parmis lesquelles les commentaires métaexplicatifs, à l'aide desquels les interactants catégorisent une activité comme explicative tout en la nommant, constituent les indices les plus explicites.5 On se laissera guider par ces catégorisations des interactants, en général formées à partir du verbe expliquer ou ses dérivés, pour un premier repérage des activités explicatives. Dans un deuxième temps, on tiendra compte aussi d'indicateurs comme pourquoi et parce que qui articulent typiquement des structures explicatives et qui permettent de délimiter des procédés spécifiques à l'intérieur d'une activité plus large. L'approche heuristique qui prend les commentaires métaexplicatifs des interactants comme point de départ sera donc accompagnée par une démarche complémentaire qui permet d'identifier les structures explicatives parmi les différents procédés discursifs à l'œuvre. En conclusion, lors de l'analyse empirique des activités explicatives on tâchera de répondre aux questions suivantes :




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(1) Comment reconnaître une explication, et comment la délimiter d'activités apparentées ? (2) Quels sont les phénomènes qui font l'objet d'une explication ? (3) Qui initie et qui donne des explications ? Existe-il des liens entre explications et identités interactionnelles ? (4) Quel est le rôle des explications pour la dynamique interactionnelle et interpersonnelle en classe ?

L'analyse s'appuie sur des enregistrements vidéo, réalisés en 2001 au Burkina Faso auprès d'une ONG impliquée dans la lutte contre le VIH/sida. Nous avons documenté une formation complète de pair éducateurs d'une durée de cinq jours. Le groupe se compose d'une vingtaine de jeunes des deux sexes qui appartiennent à différents groupes ethniques. Ils sont âgés entre 16 et 24 ans et viennent de toutes les régions du pays. La formation se fait en français, la langue officielle du Burkina Faso, bien que personne n'ait le français comme première langue. Cela n'est pas sans conséquences pour le type et la fréquence des activités explicatives dans le déroulement de l'interaction. La formation comprend une partie théorique, axée sur le transfert d'un savoir biomédical et enseignée par un diplômé en biologie, dont proviennent tous les extraits discutés ci-dessous.

L'enseignement suit à quelques exceptions près le modèle du cours magistral. Alors que l'enseignant détient la très grande partie des tours de parole, les étudiants occupent le rôle complémentaire de ceux qui écoutent. A cette répartition des rôles interactionnels correspond une répartition similaire du savoir spécifique qui fait l'objet de la formation : l'enseignant est expert en la matière tandis que les étudiants sont des novices. De plus, il s'agit d'une situation de communication exolingue puisque ni l'enseignant, ni les étudiants ne sont des locuteurs natifs du français, qui est la langue de communication en classe. Si l'enseignant est parfaitement francophone, les étudiants disposent de compétences moins développées. Leur français porte à la fois les traces de l'apprentissage d'une langue seconde et celles d'un contact intense avec les langues locales du Burkina Faso (cf. Drescher 2009). Aussi, les interactions sont-elles caractérisées par des problèmes de compréhension liés non seulement à l'emploi d'un langage technique, mais également aux déficits en français. Les différentes compétences linguistiques s'ajoutent donc aux divergences dans les savoirs. Voilà pourquoi les explications – et notamment les explications lexicales – sont très fréquentes.



4 Commentaires métaexplicatifs

Le commentaire métaexplicatif qui se trouve dans des contextes séquentiels très variés permet au locuteur de qualifier pro- ou rétroactivement un passage comme explication. Dans l'extrait (1), c'est un segment préalable qui est rétroactivement qualifié d'explication.6




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(1)le quatrième objectif
01Ele troisième objectif c'est diminuer le comportement sexuel
02 à risque on sAit pourquoi les jeunes attrapent aujourd'hui
03 beaucoup le vé i ach donc ces comportements sont
04 développés par les jeunes on va vous le dire et vous allez
05 les animer à faire attention pOUr ne pas développer
06 ces comportements à risque okay' le quatrième objectif
07 je viens d'expliquer ça' . c'est les animer à porter
08 correctement le préservatif (?à travers des démonstrations
09 correctes) du port du condom mAIs c'est aussi de leur
10 donner les Arguments pour qu'ils de/qu'ils vont
11 développer lorsque le partenaire va dire la capote c'est pas

Le commentaire métaexplicatif je viens d'expliquer ça' fait partie d'une énumération qui apparaît lors de la révision des différents objectifs de la pair éducation élaborés en détail dans un exposé précédant. Le passé proche exprimé à l'aide de venir de et le pronom déictique ça confèrent un caractère anaphorique à ce commentaire qui renvoie à une activité discursive antérieure tout en la catégorisant comme explication. Dans cette intervention très longue et complexe de l'enseignant (E), le commentaire métaexplicatif contribue à la structuration du discours en mettant en relief son articulation et en assurant ainsi une certaine cohérence discursive.

L'exemple suivant contient deux occurrences du verbe expliquer.

(2)couples sérodiscordants
01Eil faut que ces choses soient claires, (?….) sinon on peut pAs'

02 discuter,
03Davoilà,
04Eest-ce/je vais vous expliquer, . on a dit quE' . l:'infection+
05 par le vé i ach, peut (?survenir), au cours des rapports sexuels,
06 nOn protégés, . Entre une personne infectée, et une personne
07 nOn-infectée, . okay' . MAIS Une personne infectée . peut avoir
08 des rapports sexuels, avec une personne nOn-infectée, et
09 NE PAS infecter la personne, . c'est pAs au premier rappo:rt,
10  que vous allez prendre le vé i ach,+ . okay' .
11 c'est ce qui explique, .
12 que vous avez des cOUples qu'on appelle, sErodiscordants, .
13 ça veut dire, l'hOmme est infecté et la femme
14 n'est pas infectée' . ou la femme est infectée et puis
15 l'homme n'est pas infecté,+ c'est pAs tou:s les
16 rapports sexuels,+ qui sont, . infectANTs, . okay'




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Le premier commentaire métaexplicatif je vais vous expliquer est pro-actif. Il annonce une activité discursive tout en la qualifiant d'explication et contribue ainsi à la structuration de l'intervention. Le deuxième commentaire métaexplicatif réalisé par le syntagme c'est ce qui explique, n'indique pas une relation causale, mais une relation argumentative. L'affirmation c'est pas au premier rappo:rt, que vous allez prendre le VIH,+ est étayée par un fait (vous avez des cOUples qu'on appelle, sÉrodiscordants) qui sert d'argument à valeur justificative.7 Le caractère argumentatif ressort clairement lorsqu'on substitue le connecteur puisque, qui intervient au niveau de l'énonciation, à l'expression c'est ce qui explique. Dans la suite on rencontre un troisième type d'explication qui est signalée par l'expression ça veut dire. C'est le terme technique sérodiscordant, un mot du langage biomédical, qui fait l'objet d'une explication lexicale. A sa base se trouve – comme l'indique le marqueur ça veut dire – une reformulation paraphrastique (cf. Gülich & Kotschi 1987, Drescher 2008). On y reviendra plus loin.

Il apparaît déjà que les activités discursives qualifiées par les interactants comme explicatives sont assez diverses et ne coïncident que rarement avec la définition causale. La diversité augmente encore, lorsqu'on tient compte aussi des explications qui sont le résultat d'une co-construction, d'un accomplissement interactif. Si, dans les exemples analysés jusqu'ici, c'est le locuteur qui qualifie de manière pro- ou rétroactive ses propres paroles comme explicatives, les séquences ne sont pas rares où l'autre intervient dans la production d'une explication : soit c'est le locuteur qui sollicite une explication de son interlocuteur, soit c'est l'interlocuteur qui interprète une activité comme explicative. Dans les deux cas, c'est encore le verbe expliquer et ses dérivés qui servent de repères. Mais on rencontre aussi les opérateurs pourquoi et parce que ou leurs variantes qui articulent une structure explicative (cf. supra chap. 2).



5 L'explication comme construction interactive

Parmi les différentes co-constructions explicatives rencontrées dans le corpus, on peut distinguer les explications sollicitées par des étudiants de celles demandées par l'enseignant. Dans les deux cas, il s'agit d'explications hétéro-déclenchées où la personne qui sollicite et celle qui donne l'explication ne sont pas identiques.

Dans la séquence qui précède l'extrait (3), l'enseignant vient d'exposer qu'une mère séropositive peut mettre au monde un enfant qui n'est pas infecté par le virus. Faroukou (Fk), un des étudiants, demande des informations supplémentaires.




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(3)c'est compliqué
01El'Enfant peut échapper+ à l'infectiOn, pendant la
02 grossesse,+ Échapper à l'infection, . pendant l'accouchement,
03 et échapper à l'infection, pendant l'allaitement, c'est possIble, .
04 ça existe, . okay'
05 ouais, faroukou,
06Fkpouvez nous expliquer (?comment)'
07Ab<bref, bas> oui,+
08Ec'est/ c'est compliqué,
09XX<exclamations mécontentes>
10EmAIs je vois/ je vais/ouI'
11Evc'est quelque chose de chance
12EouI, c'est une question de chance,
13Evc'est dieu qui fait,
14Ec'est pas dIeu, c'est question de chance,
15 (?un homme) aussi, . un homme infecté, . peut . euh,
16 donner . vie, à Un enfant, <plus vite> qui n'est pas infecté+

Faroukou sollicite une explication que l'enseignant reporte d'abord puisqu'il répond par un énoncé évaluatif (c'est compliqué). Suite aux réactions mécontentes de la classe (XX), il reprend la parole, mais ne produit que des anacoluthes, lorsqu'une des étudiantes, Evariste (Ev) propose une explication (c'est quelque chose de chance [...] c'est dieu qui fait). C'est à partir de cet énoncé qui sera refuté par la suite, que l'enseignant développe finalement son explication.

En (4), c'est encore Faroukou qui sollicite une explication à l'aide d'une question en pourquoi.

(4)rapports infectants
01Efaroukou
02Fks'i(l) vous plaît, pou/euh monsieur, pourquoi il y a des . rApports
03 infectants, et des rapports .
04Enon-infectants, . <lent> ça dÉpend de+ (?beaucoup de choses), .
05 ça dépend' . de l'étAt des sEctions (?dans la peau),
06 s'i(l) y a une i esse té, .8

La question qui déclenche l'explication est déjà réalisée de façon interactive. Après une brève hésitation, l'enseignant vient au secours de l'étudiant, complète sa question (non-infectants) et enchaîne avec une réponse qui thématise de nouveau la complexité des faits à expliquer (<lent> ça dépend de+ (?beaucoup de choses)).




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Les rôles sont inversés en (5), où l'enseignant demande une explication de la part des étudiants, sollicitée de nouveau par la question (c'est quoi).

(5)c'est quoi une i esse té
01Ec'est quoi une i esse té, hein' ..
02 c'est quoi' . c'est le nom (?d'un animal)' .. hm'
03Fa non,+
04Ec'est quoi' . qui peut l'aider, euh: (?...), . konaté
05Koune i esse té c'est une maladie, . qu'on attrape pAr le sexe, ..
06EquI: est d'accord avec ce qu(e) konaté a dit, . mais les gens
07 ne (?participent) pas, moi je n'aime pas

Dans cet extrait l'enseignant reprend trois fois l'énoncé c'est quoi dans le but de susciter une explication de l'acronyme IST de la part des étudiants. Comme sa première tentative de passer la parole aux étudiants échoue, il répète sa question après une pause de 13 secondes, en proposant lui-même une réponse. Cette explication manifestement fausse (c'est le nom (?d'un animal)) vise à provoquer une réponse, mais n'est ratifiée que par un simple non de la part de Faousia (Fa). L'enseignant répète alors sa question une troisième fois et la fait suivre d'un appel adressé à la classe (qui peut l'aider). Ce n'est qu'à ce moment-là que Konaté (Ko) propose une explication succincte (une i esse té c'est une maladie, . qu'on attrape pAr le sexe) que l'enseignant soumet à l'évaluation du groupe qui tarde à venir, ce qui l'amène finalement à thématiser explicitement le manque de participation de la part des étudiants.

Le déroulement séquentiel, surtout la reprise de la question, suivie d'une réponse peu probable, indique un contexte interactionnel totalement différent. L'extrait met en relief l'importance des différents rôles interactionnels lors de l'accomplissement interactif d'une explication. Car il s'agit ici d'une sollicitation feinte qui fait partie des outils pédagogiques permettant de contrôler le succès d'un transfert de savoir. A l'inverse, et dans le cas d'un échec, elle permet aussi de détecter un manque de savoir, une lacune. C'est de cette lacune qui est à la base de toute explication qu'il sera question maintenant.



6 La lacune comme préalable de l'activité explicative

Rappelons que pour l'équipe neuchâteloise la lacune est un élément constitutif de l'explication. Or, si l'objet de l'explication est déterminé à partir d'une lacune, celle-ci n'est point préalable ou extérieure à l'interaction, mais construite dans, par et selon les besoins du discours. On insistera donc sur le caractère à la fois construit et discursif de la lacune qui, dans le cas d'un emploi rhétorique ou stratégique, peut très bien être feinte comme le montre l'exemple (5) ci-dessus.




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Dans la construction de cet objet différents types de savoir peuvent intervenir. Dans le cas d'un manque de savoir lexical, la construction de la lacune se fait à partir des connaissances linguistiques alors que, dans le cas des explications factuelles, ce sont des connaissances encyclopédiques qui font défaut. Pour les explications factuelles, la question semble être obligatoire puisque c'est elle qui signale la rupture cognitive, tandis que les explications lexicales qui ne reposent pas sur une relation causale, privilégient d'autres techniques. Cette distinction est cependant d'ordre analytique. Dans les faits, il est souvent difficile de distinguer explication lexicale et explication factuelle puisque les types de savoir impliqués se confondent.

6.1 La lacune lexicale

Les explications lexicales, de nature paraphrastique, représentent une variante de la reformulation (cf. Gülich 1991 ; Lüdi 1991). Fréquentes dans les données, la très grande majorité se trouve cependant dans les interventions de l'enseignant ce qui témoigne du caractère didactique de ces interactions. Vient s'ajouter à cela le caractère exolingue de la communication avec un lexique parfois restreint chez les étudiants. Les explications lexicales sont généralement auto-déclenchées, c'est-à-dire que l'enseignant les initie lui-même en signalant par là l'idée qu'il se fait des connaissances linguistiques de son public. Ces dernières sont donc un élément important du recipient design, et elles témoignent de l'adaptation du locuteur à son audience. Parmi les lexèmes qui font l'objet d'une explication lexicale on trouve des termes techniques du langage biomédical, des mots qui appartiennent au registre soutenu, des mots étrangers, mais aussi de mots français courants qui jouent un rôle clef dans la sensibilisation. Les extraits (6) à (9) illustrent différents cas de figure.

Les explications de mots techniques du langage biomédical sont légion. Souvent, savoir lexical et savoir encyclopédique y sont étroitement amalgamés comme le montre l'extrait (6), constitué d'une suite d'explications lexicales.

(6)douleurs pelviennes
01Eokay, donc euh:, . parmi les/ les/ les conséquences, .
02 des infections sexuellement transmissibles non
03 soignées'+ on a' . la: euh/le cance::r,/ on peut avoir le cancer,
04 . on peut avoir la stérilité, . okay'
05Xmouais,
06Eon peut avoir des doulEU:rs, . pelviennes, permanentes,
07 c'est-(à)-dire des maux de ventre permanents, . on peut avoir
08 des inflammations des trompes, . ça veut dire les trOmpes, .
09 c'est le:s tuyaux' . dans lesquelles l'ovule suit OU descend
10 (?...) l'utérus, c'est ça les trompes, . sI y a une inflammation, .
11 ça veut dIre, . les problEmes de trompes, . euh, . BON,
12 ça fai:t, que: (?des grandes problèmes),




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Dans cet exemple, on observe une série d'explications lexicales à portée locale. L'extrait provient d'une séquence où l'enseignant présente les conséquences néfastes des maladies sexuellement transmissibles sous forme de liste : cancer, stérilité, douleurs pelviennes. Il s'arrête sur ce dernier terme et propose une explication lexicale signalée par c'est-à-dire qui introduit la paraphrase des maux de ventre permanents, avant de poursuivre son énumération avec un autre terme technique – des inflammations des trompes – qui suscite une nouvelle explication lexicale annoncée par ça veut dire. Ici, l'enseignant procède par étapes puisqu'il décompose le syntagme nominal en focalisant d'abord sur le terme trompes qui fait l'objet d'une explication lexicale indiquée par c'est et clôturée à l'aide d'une définition rétroactive (c'est ça les trompes). Ensuite, il reprend le constituant inflammation dont l'explication lexicale semble lui poser des problèmes comme l'indiquent les anacoluthes accompagnés de marqueurs d'hésitation et d'allongements vocaliques. Cet exemple montre que l'explication lexicale permet de clarifier le sens d'un mot tout en transmettant un savoir et vice versa. C'est ce qui rend cette activité particulièrement utile et partant fréquente dans une situation où le manque de connaissances biologiques et médicales va de pair avec des lacunes en français.

Dans l'exemple (7), l'explication lexicale porte sur prioritairement, qui, dans le contexte donné, peut paraître comme un mot soutenu qui ne fait pas partie du vocabulaire de tous les participants.

(7)prioritairement
01Edonc on trOUve prioritairement,+ c'est-à-dire'
02 en quantité, . beaucOUp' . on trouve le . /le vé i ach'
03 dans le sAng, . on trouve vé

L'explication lexicale anticipe des problèmes de compréhension chez les étudiants et nous renseigne donc sur les hypothèses de l'enseignant quant à leur niveau linguistique. La portée de l'explication lexicale, indiquée par c'est-à-dire suivi de l'expression en quantité beaucoup, est très locale. En plus, elle est 'située', c'est-à-dire adaptée au contexte spécifique de l'interaction, puisque le sens donné ne correspond pas à la définition usuelle telle que listée dans les dictionnaires.

Dans l'exemple (8), l'explication lexicale est beaucoup plus élaborée et réalisée de manière interactive. Elle porte sur un emprunt à l'anglais – l'adjectif cool – et survient dans une séquence qui thématise les qualités d'un animateur RAS dans la lutte contre la pandémie.9




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(8)cool
01Equ'il [= l'animateur] est erre a esse c'est-à-dire'
02X1(?il est responsable)
03Eest-ce que responsable c'est un comportement'
04X2 doit être cool+
05EcOOl' un écris un cool [instruction pour étudiant au tableau]
06 c'est-à-dire'
07X2bon
08Ecool' ça veut dire bon'
09X3(?ou branché)
10E(?branché) ça veut dire cool' .. les jeunes disent
11 j'suis pas cool il est cool tout ça, vous savez pas
12 ce que ça veut dire vous êtes (?la discussion)
13X2(?je ........)
14Eil est cool .. il n'est pas compliqué et il va avec les gens
15 (?tout ça)
16X2c'est ça l'explication
17Ec'est ça le cool, okay, donc' le jeune erre a esse pour vous il est cool,
18 okay, un comportement

Un premier étudiant non-identifié (X1) propose responsable comme qualité indispensable d'un animateur. La réponse de l'enseignant indique indirectement son désaccord. Un deuxième étudiant (X2) propose alors cool. Ce terme est retenu et ratifié par l'enseignant qui le fait écrire au tableau. On voit ici que l'activité explicative se sert aussi du non-verbal et intègre les différents supports pédagogiques. A l'aide de c'est-à-dire, prononcé avec une intonation montante, l'enseignant sollicite une explication lexicale du mot cool de la part des étudiants. On lui répond par bon qui est soumis à l'évaluation du groupe, lorsqu'un troisième étudiant (X3) propose branché comme synonyme de cool. L'enseignant reprend alors branché qu'il intègre de nouveau dans une demande de ratification adressée à la classe. Après une pause, il enchaîne avec sa propre explication lexicale en indiquant d'abord le contexte typique du mot cool à l'aide d'un discours rapporté attribué aux jeunes et signalé par le verbe dire (les jeunes disent). Ce jeu sur les rôles énonciatifs est suivi d'une question qui thématise explicitement la lacune lexicale (vous savez pas ce que ça veut dire) avant qu'il ne paraphrase lui-même le sens de cool (il n'est pas compliqué et il va avec les gens). Là encore, l'explication lexicale est située, le sens proposé est un sens contextualisé.




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L'étudiant qui avait proposé cool ratifie explicitement les paraphrases de l'enseignant à l'aide de c'est ça l'explication et les catégorise donc rétroactivement comme explication. Ce dernier clôt la séquence latérale en réaffirmant c'est ça le cool. Le retour à l'activité principale se fait avec la reprise du sujet préalable – les qualités d'un animateur –, signalé par un donc récapitulatif, et cool est finalement ratifié comme qualité essentielle d'un RAS.

L'exemple (9) contient une explication lexicale qui porte sur un mot du langage courant : c'est prêt qui se trouve au centre du travail lexical.

(9)être prêt
01Epour fai:re comprend(re), . c'est la nOtion, d'être prêt, .
02 avant de commencer, <lent>les rapports sexuels,+ .
03  prÊt' ça veut dire quoi,+ <lent> savoir ce à quoi on
04 s'engAge, . ce à quoi il faut s'attend(re), . quand on
05 fait, les rapports sexuels, . pOUr ne pas être, surpris,+

L'enseignant prépare son explication par une question métalinguistique qui porte sur le sens du mot prêt (prÊt' ça veut dire quoi,). En fait, il s'agit d'une question rhétorique qui constitue le premier constituant de l'activité explicative. De nouveau le sens de prêt, déployé par la paraphrase savoir ce à quoi on s'engAge, . ce à quoi il faut s'attend(re), . quand on fait, les rapports sexuels est un sens situé, adapté au contexte spécifique de la formation. Ici, l'explication lexicale connaît un 'usage stratégique' : elle sert à redéfinir certains mots en accord avec les objectifs de la sensibilisation contre le VIH/sida. Etre prêt est une notion-clef du discours préventif tout comme les termes abstinence, sincérité ou fidélité utilisés dans le même contexte. C'est ce qui explique pourquoi ce mot tout à fait courant devient l'objet d'une explication lexicale qui revêt un caractère idéologique puisqu'elle véhicule des instructions comportementales issues du discours préventif. Un tel 'détournement' de l'explication lexicale à des fins stratégiques s'observe plus d'une fois dans les données.10

D'un point de vue sémantique, être prêt fait partie des « catégories culturelles » qui, selon D'Andrade (1984: 97), possèderaient une 'force directive' : « various elements of the meaning system come to have a directive force, experienced by the person as needs or obligations to do something ». Les catégories culturelles tirent cette force d'un accord social sur leurs règles constitutives. Vues sous cet angle, les explications lexicales sont un élément essentiel de la formation des pair éducateurs, car elles visent à modifier les règles constitutives des catégories culturelles et partant leur force directive. A travers une modification des normes et devoirs figés dans et transférés par ces signifiés culturels, on cherche à atteindre une modification comportementale. Le bien-fondé de cette démarche reste cependant à prouver, car on sait que l'acquisition d'un savoir n'entraîne pas forcément un changement de comportement, celui-ci étant déterminé par un grand nombre d'autres facteurs.




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6.2 La lacune factuelle

L'émergence d'une question – face linguistique de la rupture cognitive – semble essentielle pour qu'il y ait activité explicative comme le souligne Leclaire-Halté (1986: 113) : « il faut qu'une question soit posée. Cette question doit être jugée pertinente, légitimée soit par la situation, soit par le discours lui-même, de l'intérieur ». Dans le cas des explications lexicales, cette impulsion vient avant tout de 'l'intérieur du discours' : c'est un terme problématique qui déclenche l'activité explicative. Par contre, dans le cas des explications factuelles, la question vient plutôt de la situation, et notamment du cadre scolaire qui repose par définition sur un déséquilibre des savoirs, le rôle de l'institution étant justement de transférer ces savoirs. Ici la suite 'question – réponse' renvoie davantage à une structure de type causal articulée par pourquoi et parce que.

Dans l'extrait (10), portant sur la transmission du virus de la mère à l'enfant, cette structure est réalisée de façon exemplaire et explicite.

(10)si la maman boit
01Ei(l) n'a pAs besoin de sang, . <vite> sI c'était
02 le sang de l'enfant,+ . de la maman qui (?partait)↑ . ç(a) allait
03 êt(re) grAve, . pOUrquoi, . <vite> par(ce) que si la maman boit
04 et puis j'suis saoul, .
05XX<rire>
06El:'enfant aussi est saoul dedans,+ (?...) vous comprenez' .
07 sI la maman est malade, la maladie va (?attraper)
08 chez l'enfant,+ .

L'enseignant étaie l'affirmation d'une circulation de sang indépendante de la mère et de l'enfant par un exemple : Si la mère buvait, l'enfant serait ivre aussi. Son activité explicative commence par une évaluation (ç(a) allait êt(re) grAve) qui est transformée ensuite en un problème qui exige une explication. L'évaluation construit donc un pourquoi – premier constituant de la séquence – qui est immédiatement suivi par une réponse introduite par parce que. Celle-ci se compose de deux exemples, ponctués par un appel explicite au public (vous comprenez'), qui illustrent, sur le mode hypothétique, les conséquences qu'un abus d'alcool ou une maladie de la mère auraient sur l'enfant.

L'exemple (11) provient d'une leçon assez complexe sur le système immunitaire qui relève presqu'entièrement du discours explicatif. Les explications lexicales et factuelles sont à la fois enchâssées les unes dans les autres, et inextricablement mêlées à d'autres procédés, notamment l'analogie et la reformulation. Dans l'ensemble, cet extrait est caractérisé par une grande redondance.




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(11)le système immunitaire
01Eveut parler' du SYStème, . immunitaire, . le systÈme
02 immunitai:re . c'est quoi'.. s'il vous plaît, .. le système
03 immunitaire, . c'est quoi' vous voyez +.. dans .
04 la natu:re, . dans l'ai:r' . dans le vent' . dans L'EAU' .
05 parTOUT' . il y a des micrOBes, . ok' . L'hOMMe que nous
06 sommes/ des hommes que nous sommes, . On est .
07 PERpétuellement . agressé . par des microbes, . mais
08 SI' nous ne tombons pas . malades, . tous les jours' .
09 c'est pARce QUE' . nous avons . ce qu'on appelle . un
10 système immunitaire, .. le système immunitaire'. c'est comme, .
11 Une ARMÉE'. qui protège, . notre organisme' . contre les
12 ATTAQUES . des Microbes, . est-ce que vous comprenez'+
13 c'est çA' qu'on appelle . le sYstème . immunitai:re, ..

L'enseignant introduit à deux reprises – la première fois, l'attention de la classe fait défaut comme le montre le rappel à l'ordre s'il vous plaît – l'objet de son explication, le système immunitaire, qui est mis en relief à l'aide d'une dislocation à gauche. Au niveau syntaxique la constitution de l'objet de l'explication est donc réalisée par une topicalisation : le système immunitaire c'est quoi ?. La réponse est cependant suspendue puisque l'enseignant enchaîne avec un développement consacré à l'existence de microbes. Il s'agit là d'une digression qui n'est que rétroactivement interprétée comme préalable à l'explication. La séquence sur les microbes se termine par l'énoncé on est perpétuellement agressé par des microbes qui devient constituant concessif dans un mouvement argumentatif complexe. La conclusion mais nous ne tombons pas malades tous les jours sert ensuite de premier élément dans une séquence conditionnelle. En principe, l'objet de l'explication – savoir pourquoi, malgré la présence de microbes, nous ne tombons pas malades – est reformulé. Mais la question reste implicite, tout au plus peut-on l'inférer à partir du mouvement concessif partiellement réalisé. Après cette reformulation, l'enseignant passe à l'explication, signalée explicitement par parce que. Ce n'est qu'après avoir introduit de nouveau l'objet de l'explication, le terme système immunitaire, précédé maintenant d'un commentaire métadiscursif, que l'enseignant passe à une analogie signalée par comme. Il quitte le domaine de l'explication causale au sens strict et passe plutôt à une explication lexicale en opérant un changement de niveau d'abstraction et en recourant à la comparaison classique du système immunitaire avec une armée qui protège l'homme contre les attaques des microbes.




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7 En guise de conclusion : Explication et dynamique interpersonnelle

Nous avons vu que les explications se distinguent quant à la réalisation (un ou plusieurs locuteurs) et quant à l'objet à expliquer (linguistique ou factuel). Un trait commun réside pourtant dans le fait qu'expliquer présuppose un décalage, une asymétrie tout au moins présupposée dans la répartition des savoirs. Cette asymétrie a des répercussions sur la dynamique interpersonnelle puisqu'elle introduit un rapport hiérarchique et qu'elle confère, du moins momentanément, un pouvoir à celui qui est en mesure et surtout en position de donner une explication. Si le but primaire de l'explication est de transmettre un savoir, il paraît non moins important, surtout par rapport à la dynamique interpersonnelle, que cette activité permette aussi d'afficher que l'on possède un savoir que l'autre ne possède pas (encore). L'asymétrie cognitive – supposée ou réelle – est alors instrumentalisée pour d'autres fins, notamment pour accroître le « capital d'autorité » (Bourdieu) du locuteur ou pour instaurer une relation hiérarchique entre les interlocuteurs.

Dans les interactions en classe qui mettent en scène un enseignant-expert et des étudiants-novices, la répartition des rôles interactionnels connaît dès le départ un certain déséquilibre dû à la fois au contexte institutionnel et à la valorisation des différents savoirs. Les connaissances d'ordre biomédical de l'enseignant font l'objet de la formation alors que les connaissances des étudiants – d'ordre pratique, affectif, traditionnel, etc. – importent peu. Ce déséquilibre se manifeste à travers les activités explicatives qui reviennent toujours à l'enseignant, à l'exception des 'fausses' explications instrumentalisées pour le contrôle du transfert de savoir.

Les explications sont aussi en étroite relation avec les identités des participants. Car même si le contexte institutionnel définit un répertoire d'identités professionnelles et interactionnelles, il appartient en effet à l'enseignant de faire émerger son rôle d'expert dans et par l'interaction, à travers l'accomplissement de certaines activités. Il en va de même pour les étudiants auxquels incombent les rôles complémentaires. Comme les explications permettent à l'enseignant d'afficher son savoir, elles contribuent largement à l'émergence de son identité d'expert : « le discours explicatif se présente comme un discours d'autorité. Il est émis par un locuteur auquel ne sont contestés ni pouvoir ni savoir. [...] D'ailleurs, si l'on explicite que l'on tient un discours explicatif, on le situe comme objectif et inattaquable » (Leclaire-Halté 1986: 113). Par conséquent, expliquer permet de se projeter dans une position 'haute', d'investir le rôle d'un témoin neutre plutôt que celui d'un acteur avec des intérêts propres : « expliquer exige une prise de distance du locuteur, une sorte de décentration par rapport aux valeurs, un refus des investissements subjectifs. [...] Le sujet qui explique donne de lui l'image du témoin et non de l'agent de l'action » (Borel 1981: 24). Dans la même optique Grize (1990: 106) souligne que la revendication de neutralité va de pair avec celle de compétence qui conduit finalement à un discours d'autorité. Et Keppler & Luckmann (1991: 145) constatent par rapport aux activités explicatives apparaissant au cours de conversations ordinaires qu'ils appellent à juste titre « conversational teaching » : « Whenever a teaching sequence is in progress, the 'egalitarian' style which characterizes informal dialogue is temporarily replaced by a 'hierarchical' one ».




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Ce potentiel de l'explication à instaurer une relation hiérarchique peut être utilisé pour étayer voire construire une image d'expert. Aussi, les explications sont-elles un élément privilégié dans une stratégie globale, visant à 'doing being an expert', à construire l'identité interactionnelle d'expert. D'autres techniques comme l'usage d'un langage spécifique ou le renvoi aux autorités scientifiques servent le même but. Si les explications permettent à l'enseignant d'afficher son rôle d'expert, elles confinent, en revanche, les étudiants dans leur rôle de novices-apprenants et contribuent ainsi à l'émergence d'une hiérarchie et des relations de pouvoir qui en découlent. Cette 'plus-value' interactionnelle pourrait être à l'origine d'une certaine surenchère que l'on observe parfois dans les données quand l'enseignant se sert des explications de manière ostentatoire pour consolider sa position interactionnelle ou afficher son expertise. Dans le prolongement de cette recherche, il conviendrait de creuser davantage ces emplois stratégiques et leurs conséquences pour la dynamique interpersonnelle.



Références bibliographiques

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Annexe

Les symboles de transcription

La transcription respecte les règles de l'orthographe française avec les exceptions suivantes :

  • dans le corps de la transcription, on utilise les minuscules ; les majuscules indiquent une intensité accrue ;
  • aucun signe de ponctuation ne garde sa valeur habituelle ; ils sont tous utilisés comme signes diacritiques ;
  • des écarts par rapport à la norme orthographique peuvent servir à transcrire des particularités de l'articulation.


/rupture perceptible de l'énoncé sans qu'il y ait pause
.pause très courte
..pause courte
... pause moyenne
haut'intonation montante
malade,intonation descendante
intonation montante dans un registre suraigu
MALIN ROsé bAraccentuation d'un mot / d'une syllabe / d'un son
oui: et::: no:nallongement d'une syllabe / d'un son
(en)fin a(l)ors articulation relâchée
(?toi aussi)transcription incertaine
(?..............)(partie d'un) énoncé incompréhensible
<bas>  +
<souriant>  +
commentaire du transcripteur ; précède l'énoncé et reste valable jusqu'au signe « + »




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Notes

1 L'approche de l'éducation par les pairs est fréquemment utilisée dans les campagnes de sensibilisation destinées aux jeunes. Des personnes issues du milieu que l'on cherche à atteindre sont formées pour servir à la fois comme multiplicateurs et comme modèles de rôle. Cf. Drescher (2008).

2 Cf. cependant le collectif récent L'explication – Enjeux communicationnels et cognitifs, coordonné par Hudelot, Salazar-Orvig et al. (2008) qui, tout en focalisant sur le développement des conduites explicatives chez l'enfant, contient aussi des approches interactionnelles comme Filliettaz (2008) qui analyse les explications motivationnelles.

3 Cf. Borel (1981), Kohler-Chesny (1981, 1983), Ebel (1981), Grize (1980).

4 Cf. aussi Moirand (1999: 145s.) qui vise à modéliser le fonctionnement dialogique de l'explication alors que sa notion de « dialogisme interactionnel » renvoie en fait aux places énonciatives inscrites dans le discours explicatif monologal.

5 Cf. Borel (1981: 27), Grize (1990: 105), de Gaulmyn (1991: 292ss), Moirand (1999: 146ss) pour une démarche similaire.

6 Les symboles de transcription se trouvent en annexe. Les marqueurs explicatifs sont mis en caractères gras.

7 Cf. Kohler-Chesny (1983: 65s.) pour qui explication et justification se distinguent surtout en termes d'autorité et de légitimité du locuteur : « proche parfois jusqu'à l'identité dans leurs aspects linguistiques, ces deux effets [l'explicatif et le justificatif, MD] sont par contre inverses dans le rapport de force qu'ils instaurent : celui qui 'fait comprendre' est en position d'autorité, même momentanée [...], conférée par la détention d'un savoir [...]. Inversement celui qui est mis en demeure de se justifier voit son autorité et son territoire mis en cause ».

8 Acronyme pour infection sexuellement transmissible (IST).

9 L'acronyme RAS signifie responsabilité, amour, sincérité – le leitmotiv des animateurs de cette ONG. Par extension il sert aussi à désigner les animateurs.

10 Cf. le travail lexical autour de la notion de fidélité analysé dans Drescher (2007).