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Frank Jablonka (Beauvais / Amiens)



Atouts pluriculturels et plurilingues dans la gestion de risque: enjeux marocains



Multicultural and multilingual trumps in the risk management: The case of Morocco
The North of Morocco occupies a political and geostrategic key position. It is not only an extremely rich region from the standpoint of language and culture contacts, but also in virtue of its extraordinary economic dynamic. Another decisive point represent the migration fluxes from Subsaharian Africa to Europe which transit this region. The panoply of languages is, first of all, covered by Arabic varieties (standard and dialects); in addition to this, French is privileged as "first foreign language" in the Kingdom. The ethnolinguistic vitality of Berber varieties is considerable as well. Moreover, the importance of the relics of Hispanic heritage must not be underestimated in the territory of the former Spanish "Protectorate", since the influence of the irradiation of the Spanish enclaves (especially Ceuta and Melilla) has to be taken into account. Obviously, the northern Moroccan Hispanity forms one whole complex with the problematic of the former Spanish Sahara. In addition to Subsaharian migratory languages (included French varieties), the role of English is reinforced by the proximity of Gibraltar, the last British colony in Europe. In this triangular relation between the North (Europe), the South (Africa) and the East (the Arabic world), the least one has received an impetus by the activity of near Oriental operators. In this context, it is important to capitalize the whole spectrum of linguistic and cultural competence resources as productive forces, in order to exploit them as key factors in risk management and to compensate the conflict potentials which are inherent in the particular complexity of this region. This is an important task field for Intercultural communication.


1. L'objectif de cette contribution est d'ouvrir un panorama du type «macro» afin de soulever des problématiques relevant notamment de la politique linguistique, plus indirecte que directe, et d'indiquer des angles d'attaque et des orientations de travaux empiriques de terrain à venir.1 Dans ce but, je souhaite prendre la parole dans la double visée du chercheur sociolinguiste, spécialiste de la variation langagière en situation de contact d'une part, et d'autre part du point de vue d'acteur sur le marché nord-africain. Je me concentrerai essentiellement sur la zone élargie du Détroit de Gibraltar, car c'est de loin la plus riche du point de vue ethno-sociologique et ethno-sociolinguistique, et aussi la plus sensible du point de vue géopolitique. En même temps, il s'agit d'un pôle d'activité commerciale et économique extrêmement dynamique qui se trouve, malgré, ou peut-être grâce à la crise qui fait rage dans d'autres régions et pays, en plein essor. La zone que je me propose de prendre en considération correspond grosso modo à l'ancien Protectorat espagnol, et tout particulièrement à la côte méditerranéenne, avec la présence de deux présides espagnols, les enclaves Ceuta (Sebta)2 et Melilla, ainsi que, bien entendu, de Tanger, ancienne ville libre après l'époque coloniale et traditionnellement zone franche, et qui hébergera en 2012 avec Tanger-Med le port le plus important du continent africain (ouvert en 2007).




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1.1. Si au niveau national, c'est toujours en provenance de la France que s'effectue le pourcentage des investissements directs le plus élevé au Maroc, cette région, où les investisseurs espagnols se taillent la part du lion, fait exception de la règle. En raison de la proximité géographique de l'Espagne avec les deux villes qui demeurent sous l'autorité espagnole (territoires occupés, selon la version officielle marocaine), et notamment de la correspondance directe qui relie le port de Ceuta avec le continent européen (Algésiras) en une quarantaine de minutes, ce fait n'est certainement pas étonnant, puisque les capitaux espagnols profitent de cette bulle d'oxigène commerciale. L'énorme écart de prospérité entre le Maroc et l'Espagne (environ facteur 13) et la main d'œuvre bon marché qui caractérise ce marché émergent au même titre que les autres, invitent les investisseurs espagnols à recentrer leurs activités commerciales sur le Maroc, et notamment sur le Nord, comme marché refuge. Le Nord est ainsi en passe de devenir région phare et le second moteur économique à côté de l'axe atlantique Casablanca-Kénitra avec la capitale Rabat.

1.2. Le nord du Maroc représente ainsi un cas exemplaire de la richesse pluriculturelle et plurilingue, et tout à la fois un facteur potentiel de profonde déstabilisation politique, économique, et même militaire. Ce tableau d'une danse sur la lame du rasoir gagne davantage en clarté si on prend en considération les autres composantes hétérogènes qui fragilisent la zone du Détroit de Gibraltar et en font potentiellement une ligne de rupture politique, économique et culturelle, mais aussi une zone d'extraordinaire richesse tant matérielle qu'humaine.

2.1. Le Maroc revendique de longue date les enclaves Ceuta et Melilla comme territoires marocains occupés et comme séquelles de l'époque coloniale. En dehors de ces deux villes, qui comptent ensemble quelques 140.000 habitants, l'Espagne dispose de trois autres séquelles mineures de l'époque coloniale à proximité immédiate du territoire marocain, qui servent à l'armée espagnole de bases militaires: le Peñón de Vélez de la Gomera et le Peñón de Alhucemas, deux rochers à proximité de la ville d'Al Hoceima, ainsi que le petit archipel des Chafarinas (trois îles, dont 2 inhabitées, déclarées parc naturel).3 Ces territoires sous la souveraineté espagnole sont revendiqués par l'État marocain et représentent des pierres d'achoppement dans les relations hispano-marocaines au même titre que de nombreux rochers et îlots neutres, dont le plus important est l'Ile du Persil, à 250 mètres de la côte marocaine. En situation de tension politique, ce facteur verse de l'eau sur le moulin des islamistes (cf. Nagy Rózsa/Belhaj 2008: 6). La sensibilité de la situation, qui fait de cette région une poudrière potentielle, a été tout aussi bien démontrée lors de l'éclat de la crise de l'Ile du Persil (2002) que par les réactions indignées du côté marocain lors de la visite des enclaves par le roi espagnol Juán Carlos en novembre 2007. Si cet îlot inhabité fut occupé par des gendarmes marocains, qui furent ensuite délogés manu militari par la marine espagnole, il s'agissait d'un geste symbolique qui a été interprété comme action visant en réalité les deux principaux présides espagnols dans le Nord, Ceuta et Melilla: il s'agissait d'un test qui avait pour but d'identifier l'étendue des marges de tolérance – jusqu'où l'on pouvait aller trop loin.




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Depuis, la présence militaire espagnole dans le Détroit de Gibraltar se fait périodiquement de plus en plus musclée. Ce n'est sans doute pas un hasard que le Maroc prépare depuis 2008 sa seconde base navale à Ksar Seghir (à côté de Al Hoceima, inaugurée en 1976), à seulement 30 km de Ceuta, dont la finalisation précède celle de Tanger-Med de deux ans. Cependant, l'armée marocaine ne manifeste aucune tendance à se saisir des enclaves par la force des armes. En effet, l'enjeu était certainement, sur le plan d'économie politique, en dehors de l'enjeu symbolique que représentent les revendications territoriales, les droits de pêche le long de la côte du Sahara occidental (au Maroc, la dénomination officielle «Sahara marocain» est de mise). La question de la pêche dans les eaux marocaines, très riches en poisson, et notamment le long de la côte atlantique saharienne, à l'intention de la flotte espagnole a été réglée par un traité euro-marocain en 2004. Mais cela montre que les trois anciens et actuels territoires avec une présence espagnole, à savoir l'ancien Protectorat du Nord, les deux villes espagnoles sur le continent africain avec les autres petites enclaves, et le Sahara occidental, forment en réalité une seule problématique complexe.

2.2. Cette situation se traduit dans une relation paradoxale entre l'Espagne et le Maroc, caractérisée par un tiraillement ambigu, qui se reflète dans une politique linguistique tout à fait ambivalente vis-à-vis de l'espagnol, du côté marocain. D'une part, le Maroc reconnaît et favorise activement la présence et l'influence culturelle et linguistique espagnoles notamment dans le Nord (Institutos Cervantes à Tanger et à Tétouan, émissions, notamment d'information, dans les chaînes télévisées d'Etat), mais aussi ailleurs dans le pays, à côté du français qui reste, bien sûr, la « première langue étrangère» dans l'ensemble du Royaume. D'autre part, la langue et la culture espagnoles souffrent d'une répression dans le Sahara. Le motif est, à l'évidence, de couper le mouvement indépendantiste Front Polisario de sa source culturelle. En effet, l'importante présence militaire garantit l'exploitation de grand style des richesses du sol, notamment du phosphate: le Maroc possède, grâce au Sahara, les deuxièmes plus importantes ressources sur le plan mondial, après la Chine.

Une autre principale ressource de cette ancienne colonie espagnole, richesse naturelle qui est actuellement à l'origine de l'essor économique de cette région, et où l'Espagne est directement et massivement impliquée, est la question épineuse de la pêche. Il serait ainsi logique qu'à l'espagnol soit attribuée la fonction de locomotive culturelle et linguistique à l'image du Nord. Cependant, dans un jeu symétrique qui ne connaît que des perdants, le Maroc veille aussi jalousement sur son contrôle sur le Sahara occidental que l'Espagne sur ses enclaves du Nord. Dans ce jeu à somme zéro de politique linguistique hispanophile/-phobe, il est évident que les contextes hispanophones postcoloniaux dans le Nord et dans le Sud connaissent une symétrie perverse qui bloquent le développement économique basé sur la richesse pluriculturelle dans le Sud aussi puissamment qu'ils le stimulent dans le Nord. Ce potentiel est en attente d'être exploré et exploité dans une visée de politique culturelle et économique davantage complémentaire. Dans ce cadre, il est indispensable de rappeler de regrettables séquelles autoritaristes qui marquent toujours la politique intérieure même sous Mohamed VI, qui a cependant mis en œuvre d'importants efforts de libéralisation et de démocratisation; ces déficits dans l'évolution d'une société civile, qui pourrait suivre le modèle de l'Espagne post-franquiste, viennent périodiquement à l'ordre du jour dans le Sahara dans la répression des forces séparatistes.




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Le cas d'Aminatou Haidar,4 militante indépendantiste sahraouie qui a été frappée d'interdit de territoire, en est un récent exemple. Même si sa grève de faim, accompagnée par de nombreuses organisations de droits de l'homme, s'est soudée par une victoire personnelle pour la jeune femme, il est néanmoins difficile de souscrire à sa ligne politique, qui consiste à revendiquer la résiliation du traité de pêche saharienne euro-marocain et à appeler au boycottage, pour faire pression sur les autorités royales, dans l'espoir d'une libéralisation de la gestion de la question du Sahara et de l'indépendance du territoire à moyen terme. Une telle politique mènerait fatalement à l'hémorragie des ressources financières cruellement nécessaires aux programmes de développement infrastructurel de la main publique, notamment dans le Nord, et étoufferait les conditions du rapprochement euro-marocain (et plus spécialement hispano-marocain), rapprochement qui serait bénéfique même pour la détente de la situation saharienne. L'arrimage du Maroc à l'Union Européenne, qui a déjà acquis le «statut avancé» au sein de l'Union, qui représente «tout sauf les institutions», est une condition indispensable pour l'évolution d'une société civile démocratique basée sur un paysage de communication médiatique libéralisée (cf. Jablonka 2007: 75s.), qui serait également bénéfique pour un apaisement de la situation saharienne.

A contrario, c'est en freinant l'essor économique par la coupure du lien euro-marocain (dont le pont hispano-marocain est un atout de premier ordre) que les intéressées dans le Nord (mais aussi ailleurs) seront amenés à recentrer leur activité commerciale dans la traditionnelle cultivation du cannabis et dans la contrebande de grand style, humaine et non, déjà principale ressource économique des enclaves. Il est connu que ces réseaux sont intimement amalgamés avec ceux du terrorisme islamiste, qui recrute notoirement dans les quartiers périphériques des grandes villes, et pour lequel les villes de Ceuta et de Melilla sont devenues des enjeux de premier plan.5 Les attentats sur le métro de Madrid (11 mars 2004) sont un exemple qui a mis en évidence l'imbrication de ces tissus illégaux. Or, c'est précisément dans le développement urbain, qui repose sur le partenariat transculturel et plurilingue, que l'on peut voir légitimement une perspective pour l'asséchage de ces marais de pauvreté et pour la démocratisation de la société selon un modèle apte à contrer les anciennes structures clientélistes et autoritaristes, un projet de société civile ouverte qui laisse oublier l'héritage dictatorial de Hassan II en faveur d'un «génie de la modération» digne de ce nom.6

2.3. La présence de la langue anglaise est un autre facteur d'enrichissement dans cette région déjà riche en contradictions, et cette présence n'est pas forcément pour stabiliser cet équilibre délicat. La fonction de l'anglais comme lingua franca de la modernité néolibérale globalisée, et le rôle des Etats-Unis, pour lesquels le Maroc ne manque pas de faire ses preuves de partenaire fiable, ne sont, dans ce contexte, pas de premier intérêt. Un élément géographiquement infinitésimalement plus petit, mais géostratégiquement à maints égards plus important dans l'entourage immédiat représente Gibraltar, rocher placé sous l'autorité britannique, habité par 30.000 personnes, la dernière colonie européenne, située en plein dans le Détroit homonyme. S'il est vrai que les relations anglo-espagnoles se sont beaucoup détendues dans le cadre de l'intégration de l'Union Européenne, certaines velléités annexionnistes du côté espagnol ont survécu à l'ère franquiste. Or, si le Maroc revendique la souveraineté sur Ceuta et Melilla et sur les autres enclaves espagnoles, l'Espagne justifie son intérêt pour Gibraltar par des arguments analogues en soulignant la position géographique du rocher sur la péninsule ibérique. Contrairement à son prédécesseur Aznár, qui revendiquait la présence espagnole sur le continent africain comme prolongation légitime de la Reconquista, le gouvernement Zapatero semblait être conscient à quel point l'équilibre établi est délicat et instable, et il a fait le maximum pour ne pas toucher au statu quo ou brusquer les sensibilités marocaines.7




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Au contraire, la situation actuelle donne des arguments supplémentaires en faveur de l'approfondissement de la zone de libre-échange euro-méditerranéenne, qui va au-delà du détroit de Gibraltar et qui se propose comme dispositif viable d'arrimer le Maroc durablement à l'Union Européenne, avec les enclaves, déjà intégrées dans l'espace Schengen, comme charnières, en vue de la chute des contrôles douaniers prévue pour 2012. Si à Gibraltar, l'espagnol est, à côté de l'anglais, déjà bien représenté par au moins deux variétés distinctes, à savoir le castillan standard et la variété locale dite yanito, il semble cohérent qu'avec les barrières linguistiques tombent également les frontières douanières et généralement politiques, tracées par les conflits historiques, mais devenues anachroniques dans un contexte d'intégration européenne et méditerranéenne et de globalisation.8

2.4. Il existe cependant des facteurs importants d'ordre culturel et linguistique et, conjointement, économique, susceptibles de déjouer un tel scénario harmonique. Il convient de ne pas oublier que la fonction du Détroit de Gibraltar comme frontière civilisationnelle persiste malgré toute tentative de rapprochement entre l'Espagne comme premier voisin européen (traditionnellement chrétien) et le Maroc, pays arabe de langue et de culture, islamique de culture et de religion. Malgré le clivage de prospérité entre Maghreb et Machreq, ce dernier faisant l'objet de la jalousie des Maghrébins en raison de la manne pétrolière parfois trop ouvertement étalée, les opérateurs arabes du Proche-Orient bénéficient au Maroc d'évidents atouts vis-à-vis de leurs concurrents européens. La solidarité arabe au sein de la oumma islamiyya prévaut devant le prestige de modernité européenne, ou généralement occidentale, trop fréquemment connotée avec l'hégémonie post/néocoloniale.

Le Maroc, et tout particulièrement le Nord du pays, est ainsi le théâtre de la confrontation des activités économiques en provenance nord-occidentale (Espagne, France, reste UE) d'une part et sud-orientale d'autre part, en l'occurrence notamment émiratie.9 En effet, les investissements en pétrodollars en provenance des Emirats Arabes Unis (EAU) ont massivement augmenté au Maroc durant la première décennie du 21ème siècle. En 2005, la position française, en tête des investissements de capitaux était, avec 74,6 % (19,5 milliards de dirhams, équivalents à 1,7 milliards d'euros) largement incontestée. En deuxième position, loin derrière, suivait l'Espagne (5,4 %), l'Allemagne étant troisième avec 3,1 %.10 Ainsi, pour les principaux investisseurs, aucun pays arabe n'est significatif en 2005. Ce n'est qu'en 2006 que les Emirats commencent une véritable offensive avec 9 milliards d'euros au Maroc. Ceci n'est pas un cas isolé, mais relève d'une tendance générale et représente le fruit d'une réorientation importante de la politique économique émiratie: Entre 2005 et 2006, les EAU ont enregistré une hausse des investissements directs étrangers de 10,8 %.11

C'est dans le cadre de cette stratégie d'expansion que les deux plus grandes holdings émiraties, Dubaï Holding et Al Emaar, ont signé, pendant la même année, des projets représentant un investissement global de neuf milliards de dollars, étalés sur dix ans.12 Cette tendance se confirme et se renforce en 2007 avec des projets stratégiques de long terme, année pendant laquelle les EAU passent en tête dans le secteur du tourisme au Maroc (34,84 milliards de dirhams). En même temps, les Etats du CCG (Conseil de coopération du Golfe) s'emparent du premier rang des apports en capitaux dans toute la région du Maghreb.13




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Globalement, on peut constater que les pays de l'Union Européenne sont toujours en tête des investissement directs au Maroc (73,5 % en 2007), la France s'étant taillé la part du lion, suivie de l'Espagne. Les investissements en provenance des pays du Golfe gagnent cependant irrésistiblement en poids (9,9 % en 2006, 19,3 % en 2007 pour l'ensemble des investissements arabes). Les analystes sont généralement d'accord sur le fait qu'en plus des bonnes relations diplomatiques, des affinités religieuses (sunnisme) et linguistiques (arabe standard comme code partagé), c'est surtout l'ouverture libérale des marchés marocains qui est à l'origine de cette tendance.14 Au regard de ces données de politique économique, non seulement le contact culturel et linguistique franco-arabe marque le caractère biface de la nation marocaine moderne à la fois francophone et arabo-musulmane, ce qui entraîne de nombreuses tensions identitaires, mais nous rencontrons aussi sur le carrefour marocain la réédition du croisement de la globalisation occidentale avec la globalisation arabo-musulmane, phénomène déjà ancien (cf. Amselle 2001: 8) qui s'est manifesté à différentes époques sous des configurations diverses et qui se trouve stimulé par l'évolution économique actuelle, notamment agrémentée par la présence de l'anglais et, surtout dans le Nord (mais également dans le Sud), de l'espagnol.

2.5. Un facteur supplémentaire de contact complexe de langues et de cultures, qui est une fonction directe des multiples enjeux économiques et politiques, représentent les flux migratoires clandestins en provenance de l'Afrique subsaharienne qui traversent le Nord du Maroc dans l'espoir de trouver un moyen de passage vers l'Europe continentale via les présides espagnols. Les écarts économiques Nord-Sud ont poussé de nombreux migrants africains sans papiers à camper, certains pendant plusieurs mois, à proximité de Melilla et de Ceuta et ont conduit en 2005 et 2006 à plusieurs assauts sur les barrières de barbelés. S'il est vrai qu'une petite minorité est effectivement parvenue à trouver un refuge en Europe, la plupart d'entre eux ont été soit reconduits dans leurs pays d'origine, soit déportés dans la zone limitrophe algérienne, soit abandonnés à leur sort dans le désert saharien, soit ils ont succombé à des blessures infligés par les dispositifs frontaliers, s'ils n'ont pas tout de suite été tués sur place.

S'il est vrai que l'Europe des murs, qui fête de cette manière son retour, ne fait qu'aggraver les problèmes dont elle prétend être la solution, on trouve une explication simple pour le climat relativement apaisé qui règne aujourd'hui autour des enclaves: c'est que la hauteur des barrages a été doublée de 3 à 6 m. Au lieu de revivifier l'ancien rôle du Maroc comme pont des échanges euro-africains, dans lequel les savoirs et savoir-faire plurilingues et pluriculturels des migrants pourraient s'avérer des atouts indispensables au bénéfice des deux continents et de l'ensemble du monde arabe, l'Europe poursuit, conjointement avec le Maroc en vertu d'accords de surveillance frontalière conclus, une politique digne d'une forteresse des anciens temps.




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Il est, au contraire, impératif de tourner la page sur le murmure (post/néo)colonial des murs et d'ouvrir le nouveau chapitre d'une altermondialisation Nord-Sud équitable qui sera bénéfique à l'évolution des marchés et à l'essor des relations commerciales de part et d'autre, avec le Maroc comme première charnière politique, économique, culturelle et langagière. Si l'on ne peut nier, pour le moment, le rôle stabilisateur de la présence militaire, de part et d'autre, agrémentée de nombreuses conventions de collaboration, dans la gestion du risque, dans le mesure où il rend l'insécurité liée à la diversité complexe (identitaire, linguistique, culturelle etc.) calculable pour les acteurs commerciaux et politiques, il faut néanmoins dénoncer les effets régressifs et statiques, et donc contreproductifs engendrés par la militarisation de la frontière euro-marocaine à Ceuta et à Melilla.

3. Seule la promotion de pratiques de communication complexes et plurilingues, dont l'approfondissement dépasse l'acquisition des savoirs techniques dans des langues secondes et étrangères, pourra armer les acteurs sur ces terrains afin de faire face à ces différents enjeux et aléas. Driss Benhima, directeur de l'Agence du Nord marocain, constate à juste titre que le Maroc est un terrain ardu, qui «a son code» qu'il s'agit de connaître.15 Certes, il est indispensable de connaître les codes culturels, qui relèvent du type ethnoculturel du clientélisme basé sur l'économie agraire, le secteur primaire étant toujours déterminant au Maroc, même si l'économie du marché y a été supplantée par les directives étatiques. Mais afin d'ouvrir les perspectives d'épanouissement de cette région, et dans l'intérêt commun d'éviter de trébucher sur les failles dont la région est riche, il est indispensable d'élargir ce constat, qui relève des enjeux centraux de la communication interculturelle, à l'ensemble des divers acteurs sur ce terrain, y compris, et notamment, les migrants qui souffrent jusqu'à présent des pires des discriminations, et de les considérer comme une composante essentielle de cet ensemble du tableau extrêmement riche à tous égards.

3.1. Il apparaît évident que la région du Détroit de Gibraltar représente, dans un certain sens, une faille de rupture pour ainsi dire 'pré-perforée': dans l'hypothèse où le «choc des civilisations» (cf. Huntington 1997) deviendrait effectivement virulent, il est probable que cette ligne de friction soit l'une des premières où une confrontation plus musclée serait susceptible d'avoir lieu. Nous sommes manifestement en présence d'une sorte de macro-diglossie: (HIGH) LANGUES EUROPÉENNES (POST/NÉOCOLONIALES) – en l'occurrence principalement ESPAGNOL / FRANÇAIS / ANGLAIS versus (low) langues territoriales – en l'occurrence principalement variétés arabes, sans parler du berbère – qui correspond à la confrontation archétypique entre l'Occident traditionnellement «chrétien» et l'Orient musulman, doublée par l'opposition Nord versus Sud.

Cette opposition, qui représente toujours une constante dans l'aire culturelle de la Méditerranée occidentale concernée, d'une manière ou une autre, par l'histoire coloniale, se répercute dans les discours qui font référence à la Reconquista et sa prolongation coloniale. Tout dépend de la réussite de la capitalisation de la richesse de la diversité plurilingue dans l'ensemble de cette situation de contact dont la complexité est de taille. S'il est question ici de capitalisation, c'est précisément parce que l'intérêt économique attaché à cette région est lié au facteur de risque, car il fait baisser le niveau des prix. Ces risques résident dans la confrontation des diversités, du contact tendu et potentiellement conflictuel de langues et de cultures. La compétence de la gestion du risque comprend les techniques non seulement de gérer ces diversités, mais de les transformer en facteurs productifs, conformément au principe du post-fordisme qui est, précisément, caractérisé par le fait que les compétences de communication deviennent elles-mêmes des forces productives.16

En cas de réussite, le gain est double: il se situe tant sur le plan culturel et humain que commercial et économique. En cas d'échec, en revanche, on risque de perdre l'avantage de marché refuge que représente ce terrain, et les investisseurs (réels et/ou potentiels) risqu(erai)ent de perdre leur mise. Dans cette optique, l'intérêt pour tous les acteurs d'un arrimage solide du Maroc à l'Union Européenne, concomitamment avec le développement d'une société civile démocratisée, est évident. L'Espagne post-franquiste pourrait, dans cette optique, donner un cadre d'orientation au renouveau marocain entamé au début de ce troisième millénaire.






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Références bibliographiques

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Hardt, Michael; Antonio Negri (2001): Empire. Cambridge/Mass.: Harvard University Press.

Hassan II (2000): Le génie de la modération. Réflexions sur les vérités de l'Islam. Entretiens avec Éric Laurent. Paris: Plon.

Huntington, Samuel P. (1997): Le choc des civilisations. Paris: Odile Jacob.

Jablonka, Frank (2007): "Langues standard, élaboration, normalisation et le «processus de civilisation» au Maroc", dans: Carnets d'Atelier de Sociolinguistique 2 (2007) 60–87, http:// www.u-picardie.fr/LESCLaP/IMG/pdf/jablonka_CAS_no2_a_cle8a4cf7.pdf

Jablonka, Frank (2009): "L'arabophonie au Maroc et la francophonie «branchée». Aspects ethno-sociolinguistiques de l'interculturel", dans: Romanistisches Jahrbuch 60, 64–83.

Knoerrich Aldabo, Isabel A. (2011): "When Spain meets Morocco: discourses, language choices and linguistic policy in Ceuta and Melilla", dans: DiG 19, 103–118.

Kramer, Johannes (1986): English and Spanish in Gibraltar. Hambourg: Buske.

Nagy Rózsa, Erzsébet; Abdessamad Belha (2008): "Ceuta et Melilla: Risques et gestion des risques", dans: EuroMeSCo Paper 75, 1–30.

Vicente, Ángeles (2005): Ceuta: une ville entre deux langues. Une étude sociolinguistique de sa communauté musulmane. Préface de Dominique Caubet. Paris: L'Harmattan.




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Notes

1 Le présent article est la version approfondie et complètement retravaillée d'une communication tenue lors du «Forum de la diversité», Chambre de l'Industrie et du Commerce de Besançon, 25–26 février 2010.

2 Pour l'aspect sociolinguistique de cette ville cf. Vicente (2005). Pour quelques éléments d'analyse sociolinguistique de l'hispanité nord-marocaine, notamment dans les deux enclaves urbaines, cf. Knoerrich Aldabo (2011). Les analyses de l'alternance codique avec l'arabe dialectal sont particulièrement instructives.

3 Plus loin de la côte se situent en outre les deux îles Isla de la Nubes et Isla de Alborán, rattachées à la Province d'Almería.

4 http ://www.wat.tv/video/sahara-occidental-aminatou-1zytb_2exyh_.html; cf. également Nagy Rózsa / Belhaj (2008: 15).

5 http://www. freerepublic.com/focus/f-news/2581145/posts

6 Cf. le testament politique et théologique du monarque chérifien (Hassan II 2000).

7 En tout cas jusqu'aux événements tragiques à Laâyoune (Sarara occidental) fin 2010.

8 Pour les questions sociolinguistiques à Gibraltar, l'ouvrage de Kramer (1986) est toujours une référence.

9 Pour ce complexe thématique cf. Jablonka (2009).

10 http://www.afrik.com/article10153. html

11 http://www. actualitedumaroc.com/news+article.storyid+450.htm

12 http://www.amwaj-morocco.com

13 http://www.bladi. net/emirats-maroc-investissements.html

14 http://www. aidefinanciere.net/investissement-maroc/

15 http://www.leconomiste.com/article/investisseurs-espagnols-le -nord-du-maroc-vous-attend

16 Voir à ce sujet dans le «nouvel ordre du monde» globalisé le chapitre 1.2 (Biopolitical Production) du nouveau classique Empire de Hardt et Negri (2001: 22–41).