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Gerda Haßler (Potsdam)



Polyphonie et deixis dans les textes narratifs


Polyphony and deixis in narrative texts
The focus of this paper is on the modal uses of verb forms and the contribution of shifters (aujourd'hui 'today', ici 'here') to polyphony. The alternation between indicative and subjunctive and the modal use of the imperfect will be studied from a pragmatic point of view. The imperfect enables the opening of another speaker deixis, without requiring the naming of the other deictic center. Imperfect verb forms can indicate double deixis, allowing the speaker to refer to a source of the communicated information without, however, naming this source.


Dans cette contribution, je traiterai de deux phénomènes corrélatifs qui ont été étudiés dans des textes littéraires: la polyphonie et la deixis. La polyphonie se définit comme un trait caractéristique des textes littéraires qui présentent une pluralité de voix. Celle-ci correspond à des consciences indépendantes multiples qui ne sont pas réductibles l'une à l'autre. Nous partons de l'hypothèse que la polyphonie s'observe aussi dans l'usage de la langue quotidienne. Les études linguistiques sur la deixis, de leur côté, se limitent normalement aux phénomènes systématiques des langues, par exemple aux adverbes modaux, aux marqueurs du discours étranger au locuteur actuel, aux formes verbales, à la prosodie et à d'autres marqueurs de la polyphonie. Ne voulant pas nous limiter à une définition théorique de la polyphonie et de la deixis, nous étudierons leurs manifestations linguistiques dans des corpus. Pour cela, nous avons utilisé la base de données Frantext et Google.fr.


1 L'orientation du locuteur au centre des relations déictiques

Lorsqu'un locuteur situe un objet par rapport à lui-même, il est l'origine du système de référence et trois axes transversaux se distinguent aisément: l'axe vertical et les directions frontale et latérale du locuteur remplissant ce rôle. L'utilité incontestable de ces notions dans la description de l'espace par le langage peut être montrée par les travaux sur les déictiques (Veldre-Gerner 2007 et Volkmann 2005). Depuis les années soixante, les signes déictiques ont été l'objet d'un fort intérêt dans les sciences du langage. Une nouvelle traduction de la théorie du langage de Karl Bühler a récemment été publiée en français (Bühler 2009 [1934]), témoignage du grand intérêt pour ces recherches.




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Bühler s'était opposé fermement à la tentative de décrire les déictiques en fonction de ce qu'ils symbolisent dans le monde et il avait introduit le terme de champ déictique qui désigne un processus de signification bien différent de celui de la nominalisation. Le terme champ pourrait signaler que les signes linguistiques remplissent toujours leur fonction à l'intérieur d'un champ et que leur signification est toujours dérivée de leur relation avec ce champ. Dans le cas des signes déictiques, cette relation est fondée sur la perception (cf. Friedrich dans Bühler 2009 [1934]: 46).

L'orientation par le moyen des déictiques est la voie principale de construction d'un texte polyphonique. On peut distinguer le point de vue du locuteur actuel (L0) et celui de l'énonciateur (E1) qui peut être la source de l'information ou bien un personnage fictif. Le problème du point de vue ou de la perspective du locuteur est lié à deux questions qui intéressent traditionnellement la linguistique. La deixis représente une orientation spatio-temporelle par rapport à un point qu'on prend pour centre. Selon Bühler, ce point est le locuteur avec sa position spatio-temporelle.1

Quand les déictiques sont des éléments linguistiques dont l'interprétation référentielle change selon le point d'ancrage, une relation déictique s'établit entre deux points: un point d'origine et un point de référence (Volkmann 2009: 115).


point d'origine   point de référence

origo   → éléments de la situation
personne   → éléments en relation avec la situation
conscience   → locuteur
centre épistémique   → allocutaire
locuteur → espace: points/objets en relation avec l'ici
point zéro    
moi – ici – maintenant   → temps: moments, intervalles en relation avec le maintenant


Le point d'origine est toujours une personne, une conscience, un centre épistémique ou psychologique, c'est-à-dire un locuteur. Cette personne est le point zéro du système des coordonnées du temps et de l'espace.




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Les points de référence peuvent être constitués par la situation énonciative même (maintenant, ici, celui-ci) ou par d'autres éléments ou facteurs qui se trouvent en relation avec cette situation énonciative (après, demain, là-bas, celui-là).

Quand nous étudions la deixis et les moyens déictiques nous nous inscrivons dans un paradigme qui centre son attention sur la fonction indicative de la langue et non dans l'autre paradigme des théories linguistiques qui s'intéresse à la fonction représentative du langage. Une approche pratique des corpus montre que l'orientation déictique ne se fait pas toujours en référence au "moi" du locuteur même dans la langue quotidienne. Le moi du locuteur est l'origine et le centre non marqué de la deixis, mais il est capable d'élaborer des stratégies rhétoriques pour déléguer l'ancrage déictique à un centre secondaire (cf. Garcóa Landa 1998: 191). Le centre d'orientation de la deixis, dans un texte narratif, peut être le narrateur, mais aussi le sujet ou l'objet focalisé.

Cette question était déjà posée par Bühler dans son étude des démonstratifs et, surtout, dans les transpositions ou changements de point de vue. Selon Bühler, dans la narration, il y a d'autres orientations temporelles qui ne dépendent pas du repère "moi-ici-maintenant" du sujet parlant:

Lorsqu'un domaine a d'abord été désigné par des noms propres comme Paris, Révolution, Napoléon Ier, ou lorsqu'il est fourni comme présupposé implicite, les déplacements vers ce domaine, et à partir de ce dernier vers d'autres domaines, se produisent dans le discours presque aussi imperceptiblement que les déplacements produits par les sauts de la caméra dans un film, [...]. Ces faits de déplacement ont des conséquences libératrices [...]. (Bühler 2009 [1934]: 544).

Karl Bühler avait décrit une deixis spéciale qu'il appelait Deixis am Phantasma (deixis à l'imaginaire), qui se produit quand le narrateur et mène l'interlocuteur au royaume de l'absent évocable ou au royaume de la fantaisie constructive et l'y laisse à l'aide des démonstratifs pour qu'il voie et écoute ce qu'il y a à voir et écouter:

Il n'est pas vrai que les auxiliaires déictiques naturels sur lesquels repose la demonstratio ad oculos fassent totalement défaut à la deixis à l'imaginaire. Ce qui est vrai, c'est que locuteur et auditeur d'une description visuelle d'un objet absent disposent des mêmes moyens et ressources qui permettent à l'acteur sur la scène de rendre présent quelque chose d'absent et au spectateur du jeu d'interpréter ce qui est présent sur la scène comme une mimesis de quelque chose d'absent. (Bühler 2009 [1934]: 231)

Cela arrive aussi quand on utilise le présent historique ou bien dans le discours appelé direct. La valeur déictique du présent est l'expression de la simultanéité avec le moment actuel. Dans l'exemple (1) le locuteur utilise cette valeur déictique pour rapprocher psychologiquement l'interlocuteur du passé et donner ainsi une certaine actualité à l'événement:




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(1) En 1789, la France connaît une grande révolution.

En (2) les déictiques de la phrase introductive n'ont pas le même point d'ancrage que les déictiques dans le discours direct. Tandis que me et hier et le temps verbal de la phrase matrice ont leur point zéro dans le locuteur L0, les éléments déictiques aujourd'hui, je et toi du discours direct sont ancrés dans la personne appelée Anne. Le locuteur transmet le point zéro des déictiques à un autre centre épistémique, tout en le gardant dans son propre discours (cf. Volkmann 2005: 232–233).

(2) Anne m'a dit hier: «À partir d'aujourd'hui je ne parlerai plus avec toi».

La deixis à l'imaginaire ne se limite pas au domaine classique de la deixis, mais elle concerne aussi la modalité, l'illocution et les éléments idiosyncrasiques qui peuvent être ancrés en une autre personne que le locuteur actuel. Le locuteur actuel peut exprimer les attitudes et les illocutions d'une autre personne et il peut imiter des traits idiosyncrasiques d'une autre personne (Volkmann 2009: 16). Nous entendons par idiosyncrasie une manière d'être particulière à chaque individu, qui l'amène à avoir des réactions, des comportements qui lui sont propres. L'idiosyncrasie linguistique peut s'exprimer, par exemple, dans l'usage excessif de mots et formes morphologiques ou syntaxiques familiers (3) ou soutenus (4):

(3) Le bahut est fermé pour cause de grève.
(4) Il fallait qu'il vînt. Ainsi ai-je dû écourter mes vacances.

Si l'on utilise normalement le registre courant on peut renvoyer, avec des traits idiosyncrasiques, la responsabilité épistémique de l'énoncé à une autre personne et introduire, de cette manière, un autre centre déictique.

On peut construire, dans des textes narratifs surtout, une deixis multiple qui se distingue de la deixis simple. La deixis est simple dans des textes dans lesquels tous les déictiques ont l'auteur du texte ou le locuteur actuel comme point d'ancrage. À partir du moment où le locuteur actuel déplace le centre déictique vers un autre point d'ancrage, il s'agit d'une deixis double où d'une deixis multiple. En tout cas, l'auteur reste le centre déictique du texte. Nous utilisons le terme deixis multiple parce que l'auteur d'un texte narratif peut changer plusieurs fois de centre déictique dans son texte.


2 Deixis simple, deixis multiple et deixis simulée dans les textes polyphoniques

Nous utilisons, dans ce contexte, le concept de 'deixis simulée' qui fait écho à la deixis à l'imaginaire de Bühler, tout en ajoutant à ce concept l'aspect d'un ancrage consciemment distinct du point d'ancrage du locuteur ou de l'émetteur du texte.




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Une deixis simulée peut être simple quand il y a un seul point d'ancrage qui, dans ce cas, est celui du narrateur simulé. Il y a, par exemple, une deixis simple simulée dans les phrases suivantes d'Albert Camus dans lesquelles le narrateur simulé apparaît en première personne:

(5) Je prendrai l'autobus à deux heures et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. (Frantext: Camus Albert, L'Étranger, 1942: 1125)

Dans ce cas, le moi du narrateur simulé correspond à la deixis personnelle simple du texte, et demain soir marque la deixis temporelle, aussi ancrée dans le narrateur.

Dans le discours direct dans l'œuvre Les lauriers du lac de Constance de Marie Chaix, la deixis personnelle est double et change selon l'interlocuteur, mais elle reste toujours ancrée dans le locuteur L0, dans ce cas simulé. De la même manière, dans ces énoncés, le futur se réfère à la deixis temporelle des deux interlocuteurs:

(6) – Que vas-tu faire?
Vous mettre à l'abri, d'abord. Monter à Paris ensuite. Je suis en congé. J'ai besoin de vacances, paraît-il. Dans quelques mois, je chercherai une maison à Lyon. On verra. (Frantext, Chaix Marie, Les lauriers du lac de Constance, 1974: 7)

La deixis du paragraphe narratif suivant (7) est plus compliquée. On y voit l'interaction de la deixis et de la modalité. La forme verbale dominante qui sert à la narration, dans ce texte, est le conditionnel, ce qui crée une espèce de virtualité et de dépendance de certaines circonstances. De plus, le conditionnel attribue un trait de postériorité au moment passé qui est relié à la deixis d'un personnage. L'imparfait, dans ce passage, exprime par sa valeur déictique le temps narré qui est antérieur pour le narrateur, mais actuel pour le personnage introduit par le pronom elle. De plus, il y a deux voix qui s'introduisent dans le texte, mais sans marqueurs explicites du discours direct ou indirect. C'est le cas de la phrase c'est ainsi qu'il marche qui se réfère à la deixis du personnage féminin dans laquelle on trouve le présent. La même voix apparaît dans c'est aujourd'hui qu'il tombe dans ma vie. Dans les deux dernières phrases, le présent est ancré dans la deixis simulée du narrateur. Dans le cours du temps (aussi simulé), les actions décrites par ces phrases sont des procès qui se passent après les autres et que le narrateur omniscient prévoit.

(7) Elle se dirait c'est ainsi qu'il marche, tandis qu'il avancerait sous le petit vent d'est coupant, cigarette aux lèvres, souriant, son chat blanc sous un bras, une petite valise au bout de l'autre, se dirait c'est aujourd'hui qu'il tombe dans ma vie, tandis qu'on lui ouvrirait la lourde porte. Elle ne savait pas que cela arriverait, ne l'attendait pas. Ne savait pas qu'un matin sec de Lorraine il lui dirait: comme tu as grandi, une vraie jeune fille et qu'alors tout serait bousculé, gâché, perdu et qu'elle n'aurait plus rien à lui dire. Il est encore assis sur la corniche de la terrasse. Ses jambes se balancent dans le vide […] (Frantext, Chaix Marie, Les lauriers du lac de Constance, 1974: 233)




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Les trois exemples (5), (6) et (7) montrent qu'on peut établir une polyphonie à travers la multiplication de la deixis. Une multiplication de la deixis peut être le résultat de l'introduction de plusieurs personnages et elle peut se produire par l'usage de plusieurs plans de deixis simulée, comme la deixis temporelle simulée dans l'exemple (7). Mais comme on peut le voir dans l'exemple (5), la deixis peut même être unique dans un texte littéraire, lorsque celui-ci ne présente qu'une voix:

Dans l'exemple (7), il est intéressant de voir comment la voix du personnage féminin est introduite: c'est ainsi qu'il marche, c'est aujourd'hui qu'il tombe dans ma vie. L'auteur n'utilise pas seulement le présent qui est introduit par des formes verbales majoritairement écrites au conditionnel, mais elle emploie aussi le marqueur le plus utilisé de focalisation c'est … que pour mettre en valeur le complément adverbial. Cette focalisation donne une certaine oralité simulée aux deux phrases. De plus, dans le second cas, il s'agit d'un élément déictique qui signale la relation au moment de l'énonciation.


3 Les éléments déictiques et leur rôle dans les textes polyphoniques

Après avoir analysé la relation entre la deixis et la polyphonie dans les textes littéraires avec une deixis simulée, nous allons intégrer maintenant, dans notre analyse, d'autres sortes de textes qui ont une deixis réelle, c'est-à-dire une deixis ancrée dans le point de vue temporel, spatial et personnel du locuteur L0. Commençons par le déictique aujourd'hui.

Nous avons trouvé beaucoup d'exemples dans lesquels aujourd'hui marque l'ancrage dans le présent du locuteur. La proposition temporalisée par aujourd'hui est souvent contrastée avec une autre qui se réfère à un autre temps, antérieur (8) ou postérieur (9) à la situation actuelle, ou à un temps imaginaire (10):

(8) Ainsi changent les exigences du travail. Il demande assurément aujourd'hui moins d'effort physique, d'endurance et se fait dans des conditions généralement moins pénibles. (Frantext, Gurvitch Georges, Traité de sociologie: t. 1, 1967: 450)
(9) Foudroyés aujourd'hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l'avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là. (Frantext, De Gaulle Charles, Discours et messages. 1. Pendant la guerre. 1940-1946, 1970: 4)
(10) Allez-y comprendre quelque chose... Paris... une grande ville avec beaucoup de bancs et des belles maisons... pas les neuves... on ne sait plus bâtir aujourd'hui... (Frantext, Aragon Louis, Les Beaux quartiers, 1936: 252)




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Dans les phrases (8) à (10), des constatations contradictoires son faites, une pour la situation actuelle, une autre pour un temps antérieur, postérieur ou imaginaire. Mais la perspective du locuteur est la même et la deixis de ces énonciations est unique.

Dans Frantext, nous avons trouvé quelques collocations du déictique aujourd'hui avec des formes verbales à l'imparfait qui pourraient être considérées comme des manifestations d'une deixis double. Dans les énonciations (11) et (12) le déictique aujourd'hui est ancré dans la perspective temporelle de l'auteur de la lettre, le locuteur L0, qui apparaît aussi dans le déictique personnel je. L'imparfait introduit une autre perspective du même locuteur: il désigne une action ou un processus attendu, mais qui ne s'est pas réalisé. Il s'agit donc d'une valeur modale de l'imparfait:

(11) Cher Ernest, je ne profite point de la même occasion que toi pour t'écrire parce que le domestique de ton oncle devait partir aujourd'hui. (Frantext, Flaubert Gustave, Correspondance (1830-1839), 1839: 10)
(12) […] vieux rat, je m'attendais aujourd'hui à une lettre de toi. (Frantext, Flaubert Gustave, Correspondance (1840-1845), 1845: 7)

Dans les exemples (13) et (14), il s'agit de deux centres déictiques mêlés qui sont signalés par des marqueurs temporels. Aujourd'hui correspond à la deixis temporelle des personnages tandis que l'imparfait implique la perspective de l'auteur qui l'emploie comme temps narratif.

(13) Après cela, M. Baslèvre se retrouvait seul comme au début de ce récit: mais jadis il ignorait sa solitude et aujourd'hui il la goûtait. (Frantext, Estaunié Édouard, L'Ascension de M. Baslèvre, 1919: 168)
(14) Au haut de chaque montée, aujourd'hui, on découvrait un paysage nouveau, qui se rétrécissait et perdait ses seconds plans quand nous avions descendu la hauteur. (Frantext, Flaubert Gustave, Par les champs et par les grèves: Touraine et Bretagne, 1848: 361)

Dans le langage non littéraire, ces mélanges de deixis et de perspectives sont plus fréquents. La deixis multiple peut apparaître sous deux formes: le changement de perspectives et le mélange de perspectives (Volkmann 2005: 232). Un changement de perspectives se produit quand, dans une partie de l'énonciation, le locuteur lui-même est le centre déictique et, dans une autre partie, le centre déictique est ancré dans une autre personne. Dans le discours direct, on utilise normalement des éléments graphiques pour marquer le changement de perspectives (guillemets, tirets, changement de types, italiques etc.). Le mélange des perspectives est un type de deixis multiple dans lequel on trouve des déictiques avec des centres d'ancrages différents, dans la même phrase, sans marqueurs graphiques.




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(15) Demain ils avaient à adorner l'arbre. Demain était la fête de Noël.

Dans (15) demain se réfère à un moment dans l'avenir, après le moment de l'énonciation; mais le temps verbal de avaient et était désigne néanmoins une action antérieure au moment de l'énonciation.2 Les deux éléments déictiques, demain et l'imparfait, se réfèrent au même moment réel (la fête de Noël). Cet exemple est un mélange entre la perspective du narrateur (15a) et celle du personnage (15b) qui est souvent appelé style indirect libre:

(15a) Le lendemain était la fête de Noël.
(15b) Demain sera la fête de Noël.

De cette manière, dans l'exemple (16) le déictique aujourd'hui ancre le message dans le point de vue actuel du personnage et l'imparfait – qui s'emploie souvent d'une manière atemporelle – se réfère à une autre perspective, à celle du narrateur.

(16) Il était aujourd'hui comme son auto et son auto était comme lui, ils se valaient. (Frantext, R698 – BAZIN Hervé, La Mort du petit cheval, 1950: 152)

Nous voyons une possibilité d'explication du comportement de l'imparfait dans le caractère anaphorique de ce temps verbal. Si les relations entre des temps ressemblent aux relations coréférentielles entre syntagmes nominaux, nous pouvons supposer qu'il y a des formes verbales anaphoriques. L'imparfait est un bon candidat pour être classifié, de cette manière, comme anaphore verbale. Déjà en 1986 Bertinetto a constaté que l'imparfait a besoin d'une contextualisation. Pour prouver son hypothèse, il avait utilisé la phrase italienne suivante:

(17) Filippo telefonava a sua madre.

Pour la mettre en contexte, il propose les phrases (18) et (19):

(18) Mentre Maria leggeva, Filippo telefonava a sua madre.
(19) Filippo telefonava a sua madre, quando all'improvviso cadde la linea.

Dans ces deux phrases, l'imparfait se réfère soit à un autre imparfait et exprime la simultanéité avec celui-ci, soit à un passé simple qui localise l'action dans le temps. Le caractère anaphorique (ou cataphorique) de l'imparfait provoque son déficit temporel. Le passé simple et le passé composé, de leur côté, sont au contraire parfaitement autosuffisants:

(20) Filippo telefonò / ha telefonato a sua madre.

Chaque fois qu'il n'y a pas de fixation temporelle réalisée par un autre verbe ou par des adverbes, l'imparfait n'exprime pas par lui-même une valeur temporelle. Cela se passe également dans des phrases avec des déictiques qui peuvent localiser l'imparfait dans le présent et le futur.3

Au-delà des déictiques temporels, le déictique ici peut interagir avec les formes verbales et contribuer à la création d'une deixis multiple. Dans l'exemple (21), l'actualisation de la perspective et l'ancrage de la deixis dans un personnage appelé elle se fait par l'adverbe déictique ici. La perspective du locuteur est marquée par l'imparfait narratif.




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(21) L'on courait par-ci pour voir la Liberté, l'on revenait par là, elle était par ici, non la voici en bas. (Frantext, Chamoiseau Patrick, Texaco, 1992: 123)

De la même manière, dans (22), ici marque une actualisation locale contrastée par rapport au temps de la narration qui se réfère à une époque passée, quarante ans plus tôt.

(22) Marie se rappelait l'avoir vue ainsi, lors de son premier séjour, quand elle était venue ici comme jeune fiancée intimidée, quarante ans plus tôt. (Frantext, Romilly Jacqueline de, Les Œufs de Pâques, 1993: 202)

De plus, les déictiques spatiaux peuvent être utilisés métaphoriquement pour la désignation d'un espace temporel. Cette fonction est nette dans (23), mais elle peut aussi être mêlée avec la fonction d'un déictique spatial toujours présente (24):

(23) Deux enfants jouaient au cheval sur la balustrade d'un jardin plein de fleurs – et l'été était si clair, si doucement acharné à survivre, ce dernier été avant mon départ, mon dernier été d'ici trois ans... Quelques feuilles, quelques heures, et le soir, tombèrent. (Frantext, Huguenin Jean-René, Journal, 1993: 256)
(24) Il me suffira ici de dire que de cette espèce était […] (Frantext, Roubaud Jacques, La Boucle, 1993: 428)

Comme nous l'avons vu, les éléments déictiques peuvent aider à créer des textes polyphoniques. C'est nettement le cas des déictiques personnels qui peuvent dénommer l'énonciateur immédiatement, mais aussi des déictiques temporels et même spatiaux qui peuvent servir à l'actualisation, et, par là même, à la distinction entre la perspective de l'énonciateur et celle du locuteur.


4 Polyphonie et grammaire: formes verbales dans des propositions subordonnées

La présence de deux ou plusieurs locuteurs, souvent minimalement marquée dans un texte, fut d'abord étudiée selon la théorie de Bachtin (1970 [1929]) puis dans la pragmatique linguistique de Ducrot (1972, 1984 et Ducrot/Bourcier 1980).4 Ce que nous avons déjà dit sur l'interaction entre l'imparfait et les déictiques nous a incité à poser la question de savoir s'il y a des manifestations grammaticales de la polyphonie.

Dans des énoncés avec des verbes de parole, on peut constater une relation possible entre des formes verbales et la polyphonie. Dans l'exemple (25), le locuteur actuel (L0) constate le fait que Jean a parlé, mais il ne dit rien sur l'exactitude de ce qu'il a dit:




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(25) Jean dit qu'Anne est à la maison.

De cette manière, le locuteur L0 présente, en plus de sa propre perspective, celle d'une autre personne, à savoir Jean. Dans des manifestations de l'attitude, une organisation polyphonique dépendante de la proposition subordonnée est possible. À partir de la constatation que la structure du dialogue se reflète dans les énoncés, cette structure peut être démontrée au niveau grammatical.

Dans la phrase (26), utilisée comme titre sur internet (http://www.f1-action.net/infos/article12497.html) la proposition que Renault a triché est à mettre en relation avec la perspective de Bernie.

(26) Bernie ne croit pas que Renault a triché.

Mais qu'est ce que cette phrase nous dit de l'opinion du locuteur actuel sur le contenu de la proposition? Nous pouvons trouver des indications importantes pour répondre à cette question en changeant l'indicatif pour le subjonctif:

(27) Bernie ne croit pas que Renault ait triché.

Tandis que le locuteur actuel (L0) ne met pas en doute l'exactitude de la proposition que Renault a triché dans (26), il laisse la question ouverte, dans l'énoncé (27), de savoir si c'est la vérité. Une polyphonie dans le sens de Bachtin est ici introduite par une forme verbale: tandis qu'en (27) le locuteur apparaît seulement comme informateur, en (26) il dit aussi son opinion qui ne coïncide pas avec celle de l'énonciateur (E1).

Quand le locuteur se met lui-même comme sujet de la phrase matrice niée, en français standard, il n'est pas possible d'utiliser l'indicatif dans la proposition subordonnée parce qu'on se contredirait soi-même.

(28) Je ne crois pas qu'il en fasse trop.
(28') *Je ne crois pas qu'il en fait trop.

Nous avons trouvé des exemples avec une deixis double dans Frantext, c'est-à-dire des phrases matrices avec négation d'un verbe de la parole et des subordonnées avec le présent de l'indicatif:

(29) Car papa est nerveux, dit maman, qui ne dit jamais que papa est méchant. (Frantext, S326 – Salvayre Lydie, La Puissance des mouches, 1995: 31)
(30) L' écriture ne dit pas que ce conseil s'est tenu au ciel. (Frantext, Collectif, Dictionnaire de théologie catholique, 1920: 364)

Dans ces phrases, la perspective du locuteur L0 s'exprime par l'usage affirmatif de la proposition subordonnée. Dans quelques occurrences rares, nous avons trouvé en proposition subordonnée le subjonctif qui marque la distance du locuteur du contenu de cette proposition:




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(31) Repartir sans tarder, même si c'est dans le sens de l'erreur, car rien ne dit que le droit chemin soit celui de la vérité, [...] (Frantext, Des Forêts Louis-René, Ostinato, 1997: 232)

Le subjonctif apparaît, comme il était à attendre, dans beaucoup de phrases complexes avec le sujet de la phrase matrice en première personne:

(32) Je ne dis pas que l'ambition soit un vice inutile. (Frantext, Du Bos Charles, Byron et le besoin de la fatalité, 1929: 163–164)
(33) Je ne dis pas que tout cela soit faux. (Frantext, Forest Philippe, Tous les enfants sauf un, 2007: 81)


5 Conclusion

Quand le locuteur actuel (L0) déplace le centre déictique à un autre point d'ancrage, à l'imaginaire, il s'agit d'une deixis double ou d'une deixis multiple. Pour ce genre de deixis il est, entre autres, possible de faire un usage indexical des pronoms, qui se distingue de leur usage coréférentiel dans lequel le pronom a la même référence que le groupe nominal auquel il se réfère. De la même manière, on peut reconnaître une fonction déictique de l'imparfait du style indirect libre. L'imparfait n'a pas de valeur temporelle par lui-même, mais il peut ancrer une énonciation dans un point différent de celui du locuteur. Les déictiques temporels, personnels et spatiaux, comme demain, tu ou ici, contribuent aussi à la configuration de la polyphonie des textes. De ce fait, nous avons trouvé dans les formes verbales une manifestation des relations entre le locuteur, l'énonciateur et l'interlocuteur.


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Notes

1 Pour le développement ultérieur de la notion de deixis cf. Bauhr 1989, Haßler/Volkmann 2009, Lamiquiz 1992, Lenz 2003, Moeschler 1996, Rauh 1978 et 1982–1983, Vicente Mateu 1994.

2 Pour l'interprétation de cette phrase voir Hamburger 1957.

3 A propos de fonctions nouvelles de l'imparfait cf. Bres 2005, Labeau & Larrivée 2005.

4 Sur le développement ultérieur de la notion de polyphonie cf. Reyes 1984, Anscombre 2009, Atayan 2009, García Negroni & Tordesillas Colado 2001, Gévaudan 2008, Haßler 1997, 2001 et 2004, Nølke 1993-2001 et Nølke, Fløttum, Norén 2004.