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Christophe Gérard (Tübingen)


L'individu et son langage: idiolecte, idiosémie, style *


The individual and his language: idiolect, idiosemy, style
This paper is a contribution to the study of individual aspects of language, especially from the perspective of lexical and textual semantics. Our goal is to settle what can be called individual in linguistics. Thereby, our purpose is (i) to clarify the notions of idiolect and individual style, (ii) to provide a method of analysis based on clear-cut categories and (iii) to consider the implications of linguistic individuality as regards semantics, hermeneutics and stylistics. By means of an analysis of several definitions of idiolect, we first argue that a key distinction must be made, to understand the nature of this concept, between what remains normal and what is perceived as singular, both dimensions being together constitutive of each idiolect. Secondly, the issue of idiolect (and also that of individual style) suggests to discuss P. Koch's proposals as regards Coseriu's model of language activity, which will lead us to complete and reorganize this model with a specific language level dedicated to individual linguistics. Thirdly, to go deeper in this question, we show how different theoretical frameworks deal with the relation between idiolect and semantics (viz. referential semantics, literary hermeneutics and structural semantics). We particularly try to highlight the semantic conditions under which idiolectal variability can occur. Finally, a corpus-based study illustrates how interpretation manages to build individual significations and also precise the relationship between idiolect and style.


1 L'individuel en linguistique

1.1 Les trois dimensions: langue, idiolecte, discours

En linguistique, l'origine d'une problématisation de l'individuel peut être située à une époque marquée par "l'état d'esprit dit romantique" (Schmitter 2000: 64), c'est-à-dire par une attitude antirationnaliste qui ne conçoit plus la langue

comme un simple moyen de désigner des concepts universaux ni comme un système grammatical reflétant les lois universelles de la logique. L'accent est mis au contraire sur les aspects individuels et subjectifs des diverses langues comme de la langue de tel ou tel individu, aspects qui viennent s'ajouter aux composantes universelles. En même temps, on souligne que la langue exprime non seulement des idées mais aussi des sentiments. Enfin, son historicité, et par là même, l'aspect de son évolution, sont fortement accentués. Le fait que la langue soit conçue comme un phénomène qui reflète des manifestations tant universelles qu'individuelles (spécifiques à des individus, à une culture, à un peuple), représente sans doute un trait commun à toute la linguistique romantique. (Schmitter 2000: 64, nous soulignons).

Propre à désigner toute sorte de formation linguistique unitaire, l'adjectif individuel s'applique alors indifféremment à une langue historique particulière ou à la langue propre à un individu singulier (i.e. son idiolecte). Ces deux dimensions se rencontrent notamment chez W. von Humboldt dont l'anthropologie prend pour objet les diversités individuelles des hommes, "les individus étant des groupes humains différents aussi bien que des individus singuliers", comme le précise Trabant (2000: 312). Cependant la linguistique humboldtienne, parce qu'elle se veut comparée et générale, vise essentiellement la caractérisation de cette sorte d'individus que sont les langues. Dans cette acception, le substantif individu fait référence à des formations sociales et historiques particulières dont le "caractère" est élaboré par l'usage que les sujets parlants font de leur langue (Trabant: 315–126). L'objet d'étude n'est donc pas individuel au sens d'une connaissance personnelle de la langue, celle de chacun de ces sujets parlants.




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À ces deux dimensions de l'individuel, l'une centrée sur le groupe en tant que tel, l'autre sur chaque membre du groupe, s'en ajoute une troisième. Dans l'herméneutique de F. D. E. Schleiermacher, l'attention se déplace en effet des langues et du langage vers le discours et l'énonciation entendue comme acte individuel du sujet parlant:

Compris comme discours se produisant parce que parlé par des sujets qui le forment et le transforment, le langage est nécessairement individuel à chacune de ses réalisations. "Chaque homme singulier" l'individualise selon son "style et son usage linguistique", autrement dit c'est "l'usage linguistique" particulier qui définit une "individualité", "un style" (Thouard 2007: 205).

L'herméneutique attribue alors à l'interprétation la tâche "de comprendre la réalisation individuelle d'un sens original" (Thouard 2007: 209), c'est-à-dire de comprendre ce que l'auteur d'un texte a voulu dire. Arrêtons-nous ici1 pour préciser comment les trois dimensions de l'individuel intègrent la théorie et la pratique de la linguistique.


1.2 Valeurs pratiques et valorisations théoriques de l'individuel

Associées de la sorte à des formations linguistiques distinctes (par méthode) — une langue, un idiolecte ou un discours —, ces différentes dimensions de l'individuel connaissent, en linguistique, d'inégales valeurs pratiques et valorisations théoriques.

D'un point de vue terminologique d'abord, le terme individu, employé au sujet des langues, semblera sans doute aujourd'hui relever du cabinet de curiosités ou être une sorte d'archaïsme terminologique, bien qu'il puisse aussi être interprété comme un indice de filiation vers l'époque romantique.2 De fait, seules les acceptions correspondant aux dimensions idiolectale et discursive de l'individuel apparaissent d'usage courant. Cependant la situation disciplinaire de ces deux dimensions n'est pas simple.

D'un côté, l'intérêt qu'il est possible de leur porter paraît neutralisé dès lors que, parmi les différents aspects du langage (infra 3.1. et 3.3), on s'attache exclusivement à décrire ceux qui correspondent à des caractéristiques établies comme générales, communes ou partagées par un ensemble de sujets parlants. Peu importe alors que la description s'applique à un objet canonique, les idiomes (langues et dialectes), même rapportés à des pratiques langagières particulières (langues de spécialité, formes dialoguées, discours particuliers, etc.), ou qu'elle cherche à rendre compte de normes définitoires d'une tradition discursive (celles d'un genre textuel, entre autres). De ce point de vue, notamment, le texte individuel vaudra seulement comme support des réalisations linguistiques, d'où on abstrait les caractéristiques d'un usage général.

D'un autre côté, depuis les années 60, la linguistique a connu différentes valorisations théoriques de l'individuel. C'est d'abord le cas en ce qui concerne l'acte individuel dont traitent, à leur manière et de diverses façons (Bally, Benveniste, Culioli), les théories de l'énonciation. Citons, pour mémoire, Benveniste:

L'énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d'utilisation. [...]. L'acte individuel par lequel on utilise la langue introduit d'abord le locuteur comme paramètre dans les conditions nécessaires à l'énonciation. Avant l'énonciation la langue n'est que la possibilité de la langue. Après l'énonciation, la langue est effectuée en instance de discours qui émane d'un locuteur (Benveniste 1974: 80–81).




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Mais c'est également le cas pour le texte individuel en tant que suite linguistique produite et interprétée dans une situation déterminée. Ainsi, apparentées à la critique littéraire, à la stylistique ou à l'herméneutique philologique (e.g. Bollack 2001), une sémantique interprétative (Rastier 1987, 2001),3ou une linguistique du texte conçue comme "linguistique du sens" (Coseriu 2006),4prennent explicitement pour objet le texte individuel en tant que tel. Plus exactement, l'objet d'étude est dans ce cas le sens et la textualité.5

Quant à la dimension idiolectale de l'individuel, elle suscite un intérêt théorique presque inexistant, pour peu qu'on n'y voie pas une pure fiction.6 Ce qui ne veut pas dire que l'idiolecte soit dénué d'importance en linguistique, loin s'en faut. Aussi peut-on à juste titre le considérer comme un principe méthodologique fondamental (par ex. en linguistique variationnelle, Oskaar 2000), ou encore comme un des principes d'explication du changement linguistique.7 De semblables valorisations sont aussi fréquentes que légitimes, quand on ne confond pas ce domaine du langage avec celui du texte.8 Malgré leur rareté, on peut distinguer au moins trois sortes de valorisation théorique de l'idiolecte. La première défend le primat empirique de l'idiolecte sur la langue, au motif que les seules réalités directement observables ou déductibles sont les idiolectes, tandis que les langues se réduisent à des abstractions, saisies par une compréhension naïve ou par l'analyse scientifique (Hall 1951: 23). Cette conception conduira Hall (1985) à vouloir fonder la théorie sémantique sur un concept d'idiosémie (infra 4.1).

D'ambition plus modeste, une seconde valorisation théorique de l'idiolecte consiste à y voir un objet d'étude certes légitime mais transitoire. C'est précisément, chez Bloch (1948) qui en forge le terme pour l'analyse phonologique, la vocation première de ce concept qui désigne l'objet minimal d'étude à partir duquel on accède à une échelle idiomatique supérieure (ex. dialecte). Toutefois, si Bloch admet que l'idiolecte est un aspect du langage parmi d'autres, il ne va pas jusqu'à le concevoir comme un objet d'étude à part entière. La troisième sorte de valorisation va plus loin: elle attribue explicitement au domaine de l'idiolecte un point de vue descriptif défini et elle le reconnnaît ainsi sans restriction comme un objet d'étude possible.

C'est précisément ce que fait Charles Bally quand il s'interroge sur le niveau auquel doit se situer la stylistique, qui étudie "l'expression des faits de la sensiblité par le langage et l'action des faits de langage sur la sensibilité", Bally 1909: 16). En effet, "la stylistique étudie-t-elle les procédés d'expression de tous les hommes, des groupes linguistiques ou des individus?" (Bally 1963: 18). On connaît la réponse de Bally qui n'a en vue ni le langage en général ni, au niveau individuel, "le système d'expression d'un individu isolé" (Bally 1963: 17), mais bien le niveau des langues particulières. Or en délimitant ainsi l'objet d'étude de la stylistique collective, Bally définit aussi celui d'une stylistique individuelle. Il vaut la peine de le citer longuement pour comprendre que cette autre stylistique projette en réalité une linguistique de l'idiolecte, pour utiliser un terme inexistant à cette époque, bien évidemment:

On peut se demander comment et dans quelle mesure le langage d'un individu diffère du langage de tout le groupe lorsqu'il est placé dans les mêmes conditions générales que les autres individus de ce groupe. Chaque individu a sa manière propre d'employer son idiome maternel; il lui fait subir, dans certaines circonstances ou habituellement, des déviations portant sur la grammaire, la construction des phrases, le système expressif; il lui arrive d'employer dans l'usage courant des mots dont les autres se servent rarement. Ces particularités sont en général peu apparentes, mais elles ne sont pas entièrement négligeables: d'abord parce que ces déviations du parler individuel peuvent amener à la longue des changements dans la langue du groupe [...] toutefois, malgré quelques travaux remarquables, la méthode à suivre pour étudier les parlers individuels n'est pas assez bien établie pour qu'on puisse sérieusement conseiller de s'y livrer. Il n'en est pas moins vrai, notons-le expressément, que c'est dans ce sens, et dans ce sens seulement, qu'on peut parler d'une stylistique individuelle. (Bally 1963: 18–19).

Pour Bally donc, non seulement cette dimension de l'individuel participe pleinement de la diversité des formations langagières mais elle appelle un point de vue de description distinct, au même titre que les autres domaines de la linguistique. Comprenons bien, comme y insiste Bally, qu'il ne s'agit pas du tout ici de style mais bien d'idiolecte; deux objets d'étude étrangers l'un à l'autre qu'on risque de confondre, en effet, du fait qu'"en cette matière "individuel" peut signifier deux choses complétement différentes et même contradictoires" (Bally 1963: 18). L'argument est le suivant:




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Il y a un fossé infranchissable entre l'emploi du langage par un individu dans les circonstances générales et communes imposées à tout un groupe linguistique, et l'emploi qu'en fait un poète, un romancier, un orateur. Quand le sujet parlant se trouve dans les mêmes conditions que tous les autres membres du groupe, il existe de ce fait une norme à laquelle on peut mesurer les écarts de l'expression individuelle; pour le littérateur, les conditions sont toutes différentes: il fait de la langue un emploi volontaire et conscient [...] et surtout, il emploie la langue dans une intention esthétique (Bally 1963: 19).

Sans faire ici d'analyse critique,9 on notera que le style désigne l'emploi de la langue dans les conditions d'une pratique discursive artistique, assimilée à l'écriture littéraire. Et on en déduira que l'idiolecte, c'est-à-dire le véritable objet de la stylistique individuelle, dépendrait essentiellement d'une norme "de langue". Ce rapport du style à une pratique discursive particulière permet déjà de l'envisager comme le second secteur du palier individuel du langage (infra 3.3). Quoi qu'il en soit, en distinguant d'abord le collectif (langues) de l'individuel (idiolecte), puis l'idiolecte du style, Bally montre que la légitimité théorique et pratique de l'idiolecte ne se trouve que dans les différents rapports qu'il entretient avec les autres aspects du langage, en tant qu'il constitue lui-même un de ces aspects.

Dans le prolongement de Bally, on se propose d'approfondir la problématique de l'individuel en linguistique à partir d'un réexamen du concept d'idiolecte. On abordera successivement les points suivants: il s'agira tout d'abord de revenir sur les définitions de l'idiolecte afin de dégager les catégories de son analyse (restriction / variation, normal / singulier) (section 2); on précisera ensuite les rapports dont il vient d'être question pour situer les domaines de l'individuel (l'idiolecte, le style, le texte) parmi les différents aspects du langage (section 3); enfin, le problème des significations individuelles (idiosémies), très rarement posé, sera développé d'un point de vue lexical et du point de vue d'une sémantique des textes (sections 4 et 5) à partir du concept de parcours interprétatif, dont on illustrera le fonctionnement sur un corpus littéraire (section 6). La conclusion propose une synthèse des différents points abordés.


2 L'idiolecte: définition(s) et catégories d'analyse

2.1 Restriction et variation

Au cours de la seconde moitié du XXème siècle, la notion d'idiolecte connaît divers déplacements d'accent10 qui semblent en partie se traduire par une manifestation de plus en plus explicite et exclusive du particulier et, au-delà, du singulier (de l' "a-normal").11 À l'inverse, les habitudes de parler individuelles apparaissent d'abord conçues, comme chez Bloch, d'un point de vue qui souligne leur participation nécessaire à la norme linguistique ("to interact with"):

(a) "The totality of possible utterances of one speaker at one time in using a langage to interact with one other speaker" (Bloch 1948).

La relation de l'idiolecte à la langue ne se conçoit alors pas comme une simple continuité entre ce qui vaut normalement pour le groupe et ce qui devrait également valoir pour un individu participant aux activités de ce groupe. En premier lieu, en effet, la relation de l'idiolecte à la langue se présente toujours comme une restriction par rapport à une langue prise dans sa totalité, chaque locuteur étant conduit à s'exprimer différemment selon les situations de discours qu'il fréquente habituellement. Plus précisément, alors que la linguistique variationnelle insiste sur le rôle constitutif les idiolectes pour la constitution du diasystème de chaque langue historique (Kubczak 1989), chaque idiolecte représente quant à lui une connaissance toujours partielle, plus ou moins étendue, des variétés diatopiques, diastratiques et diaphasiques d'une langue donnée. Active ou passive, la compétence de chaque individu se définit ainsi comme "multilectale" (Schlieben-Lange 1973: 95–97).




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Cependant, cette restriction constitutive des habitudes de parler individuelles s'accompagne toujours d'une certaine variation de l'usage linguistique, dans la mesure où "l'usage ne détermine pas complétement l'activité verbale mais offre toujours une certaine réserve de liberté individuelle" (Paul 1970: 32; trad. CG). Or cette liberté individuelle ne s'exerce pas seulement à travers des actes d'énonciation mais aussi à travers des actes d'interprétation, comme l'illustrent à leur manière les cas de réanalyse en linguistique diachronique (Marchello-Nizia 2006). Plus exactement, l'appropriation12 des formes ou des unités traditionnelles d'une langue ne réalise pas seulement une restriction de la diversité constituant l'architecture de la langue, mais elle connaît en même temps des processus de transformation (plus ou moins importants) qui concernent les oppositions constitutives de la structure de la langue13 – où l'on doit en partie seulement situer le problème des idiosémies (infra 5).

La restriction et la variation constituant les deux faces de l'appropriation individuelle d'une langue, c'est en ce sens précis que tout idiolecte peut être conçu comme la représentation d'une langue à l'échelle individuelle ou, autrement dit, au palier individuel du langage (infra 3.3).


2.2 Le normal et le singulier

À la différence d'autres définitions de l'idiolecte, telle celle fort connue de Hockett (pour un commentaire critique Kubczak 1989: 16–20),

(b) "The totality of speech habits of a single person at a given time" (C.-F.Hockett, 1952, compte rendu de "Recherches structurales", International Journal of American Linguistics 18; 1958, A Course in Modern Linguistics, New York).

ce sont généralement les définitions postérieures aux années 70 qui thématisent plus ou moins explicitement la part singulière de l'idiolecte, cette dernière se trouvant exprimée par différentes formulations ("individuellen Besonderheiten", "traits idiosyncrasiques", "spezifischen Merkmale",  "irréductible à l'influence de groupes"):

(c) "Von einer Person beherrschter Teil des Langue"; "Idiolekt — auch mit individuellen Besonderheiten versehene Sprache eines Sprechers" (W. Ulrich, 1972, Wörterbuch. Linguistische Grundbegriffe, Kiel, p. 108, p. 431).

(d) "compétence linguistique d'un sujet individuel, et plus spécifiquement: ensemble des traits idiosyncrasiques qui la caractérisent" (C. Kerbrat-Orecchioni, 1980, L'Énonciation — De la subjectivité dans le langage, A. Colin).

(e) "nicht nur die spezifischen Merkmale einer Individualsprache […], sondern auch die Gesamtheit der von einem Individuum beherrschten Regeln und Einheiten." (Oskaar 1987: 295).

(f) "ensemble des particularités de l'usage linguistique d'un individu" (M. Arrivé & alii, 1986, La Grammaire d'aujourd'hui: guide alphabétique de linguistique française, art. "Idiolecte", Flammarion).

(g) "façon de parler propre à un individu, considérée en ce qu'elle a d'irréductible à l'influence des groupes auxquels il appartient" (O. Ducrot & J.-M. Schaeffer, 1995, Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Le Seuil).




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Ici, il n'y a plus seulement, pour ainsi dire, continuité entre la langue (i.e. ses variations sociolinguistiques) et l'idiolecte, mais aussi discontinuité. Cette dernière est explicite dans les définitions (c), (d) et (e) où la notion d'idiolecte inclut vraisemblablement une dimension singulière se traduisant par l’existence de particularités qui contredisent la norme linguistique.14 Cependant les définitions (f) et, surtout, (g) vont plus loin: au lieu d'intégrer le particulier et/ou le singulier comme une caractéristique accessoire des usages individuels elles les considèrent comme un aspect majeur, négligeant ainsi la part non singulière ou normale de l'idiolecte, c'est-à-dire la part nécessaire à l'inter-compréhension entre les individus partageant une même langue ou variété de langue. En somme, l'analyse de ces définitions permet de distinguer trois manières de concevoir la notion d'idiolecte, dont deux s'opposent par défaut et par excés de singulier:

La taille et la forme du triangle à l'endroit représente ici à la fois la part normale et toujours dominante de tout idiolecte avec ses trois dimensions dia-topique, -stratique et -phasique. Le second triangle symbolise lui la part singulière, réduite – le singulier ne peut en effet définir tout l'idiolecte, ce qui impliquerait une communication hermétique absolue – et se différenciant toujours par rapport à "ce qui se dit" dans la variation sociolinguistique.

Précisons ici la distinction normal / singulier. Par exemple, que la compétence multilectale (vs. multilingue) d'un locuteur comporte plus ou moins de lexèmes – et des lexèmes privilégiés – ou que, morphosyntaxiquement, telle fréquence d'emploi traduise des techniques d'énonciation favorites, tout ces faits continuent d'appartenir à l'ordre du normal, alors même qu'ils contribuent à caractériser les habitudes linguistiques d'un individu. Il en va de même lorsqu'un locuteur fait des distinctions qui ne sont généralement pas faites par d'autres locuteurs (torrentiel / torrentueux; méfiance / défiance; jadis / naguère; paraître / sembler, etc.). Il s'agit donc de particularités individuelles, mais non singulières. En revanche, l'assimilation sémantique d'unités traditionnellement distinctes, qui se manifeste par des emplois qualifiables d'imprécis ou de confus, concerne elle l'ordre du singulier: le locuteur ne fait alors plus les distinctions qui sont généralement faites par d'autres locuteurs (amnistie / armistice; aquatique / marin; éminent / imminent, etc.). Plus généralement, on dira que la part singulière de l'idiolecte exprime non seulement la liberté de création mais aussi la relative liberté d'usage dont dispose l'individu parlant. Nous aurons l'occasion de voir sur d'autres exemples et cas de figure comment s'applique la distinction entre le normal et le singulier.

Ainsi représentées, ces trois variantes définitionnelles dressent le portrait d'une notion d'idiolecte où, selon les conceptions, le singulier est susceptible ou non de se voir attribuer une place ou une accentuation particulière. Ce statut variable du singulier, d'une définition à l'autre, peut en partie s'expliquer par la tâche descriptive visée. Ainsi la description d'une langue, d'un dialecte ou d'un sociolecte cherchera à faire converger un certain nombre d'idiolectes d'une façon qui neutralise tout à fait les particularités et, a fortiori, les singularités individuelles (Figure 1). En revanche, la description d'un idiolecte selon la Figure 3 revient à secondariser les usages linguistiques normaux – voire à les exclure tout à fait de la description, comme peut-être en g).

Cependant, alors même qu'il met l'accent sur le singulier, ce dernier point de vue n'en présuppose pas moins une sorte de hiérarchisation des observables, soit selon une formulation de Martinet:




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If existing variations are not sacrified on the altar of descriptive simplicity and are duly presented, the result will be the establishment of some sort of hierarchy among linguistic oppositions: some distinctions are found to be universal among the members of the group under consideration; others are found to be kept by some members only and to be disregarded by other members (Martinet 1962: 107).

Ce qui paraît correspondre au schéma intermédiaire (Figure 2) où l'on représente la réalité langagière à partir de laquelle on ne peut envisager tel (Figure 1) ou tel (Figure 3) point de vue. Toutefois, seule la seconde conception (Figure 2) nous paraît devoir être retenue comme définition opératoire de l'idiolecte car, en n'excluant pas le singulier pour le normal et vice versa, elle permet une approche de l'idiolecte dénuée d'a priori descriptif. Mieux, elle offre le point de vue descriptif souhaité pour une étude de l'idiolecte (supra Bally).


3 Situation de l'idiolecte parmi les différents aspects du langage

3.1 Le langage et "tous ses aspects"

En concevant l'objet de la linguistique comme "le langage étudié sous tous ses aspects", E. Coseriu a proposé de décliner l'activité de parler selon trois niveaux d'analyse ou points de vue distincts, dont un représente l'activité discursive des individus, soit:

au niveau universel, l'activité de parler en général, c'est-à-dire en tant que telle, sans détermination de nature historique; au niveau particulier, c'est le discours (l'acte linguistique ou la série agencée d'actes) d'un individu donné dans telle ou telle circonstance donnée; au niveau historique, enfin, c'est la langue concrète, c'est-à-dire une modalité particulière de parler propre à une communauté (Coseriu 2001: 34–35).

À partir des travaux de Schlieben-Lange (1983), Peter Koch (1997: 43–45) a souligné la nécessité de combler un manque de ce modèle en doublant le niveau historique par un niveau des traditions discursives15 (trad. du tableau CG):

NiveauDomaine Type de norme Type de règle
Universel Activité de parler (Cf. Rem. 3 et 4)16 Règles du langage
Historique Langue particulière Normes de langue Règles de la langue
Historique Tradition discursive Normes discursives Règles discursives
Individuel / Actuel Discours    

Tableau 1

Sa proposition contribue ainsi à l'entreprise cosérienne d'élargissement et de réorganisation de la discipline. Or, à ce stade, cette modification du modèle cosérien gagne à être interrogée pour en poursuivre l'élaboration, le statut d'un niveau "individuel/actuel" corrélé au discours (texte oral ou écrit) n'allant pas vraiment de soi, de même que l'absence de ces autres aspects du langage que sont l'idiolecte et le style individuel. Discutons ces difficultés.




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3.2 Discussion terminologique: "individuel" et/ou "actuel"?

Ainsi présentés, les termes individuel et actuel se rapportent d'abord ensemble, clairement, à l'acte d'énonciation d'un locuteur donné dans une situation déterminée. Il reste que la juxtaposition de ces deux termes, pour désigner une même réalité langagière, est pour le moins une singularité terminologique qui, sur un plan théorique, a pu être interprétée comme une confusion de deux points de vue (Lebsanft 2004: 31–33):

Einerseits geht es hier um die Angabe des "Verursachers" einer Tätigkeit (Individuum vs. historische Gemeinschaft), andererseits um den Status dieser Tätigkeit, und zwar als Möglichkeit (in potentia) bzw. als Wirklichkeit (in actu).

Selon nous, l'interprétation du modèle de Koch peut néanmoins aussi bien conduire à critiquer qu'à admettre l'emploi du doublet "individuel / actuel" censé qualifier le niveau lié au domaine du discours. D'un côté, en effet, alors que le domaine du discours (i.e. des réalisations textuelles) doit à juste titre être corrélé à l'actuel (vs. potentiel), l'"individuel", dès lors qu'on le considère en tant qu'acte d'un individu parlant, doit lui aussi être corrélé au discours: l'acte individuel en question n'est pas concevable en dehors de ce domaine. Au demeurant, loin d'être sans tradition en linguistique et dans les disciplines du texte (supra 1.1 et 1.2), cette acception d'individuel ne concerne pas seulement l'acte individuel mais aussi le produit de cet acte, à savoir le texte individuel (oral ou écrit).

Anticipons un peu sur la suite de l'exposé. Empiriquement, le texte dit individuel est le support de réalisations linguistiques où tous les aspects du langage se présentent en même temps à l'observation, c'est-à-dire là où l'observation trouve sa matière pour décrire l'objet d'étude choisi. De fait, et ceci est très important pour comprendre les réaménagements que nous allons proposer, le texte individuel n'est pas en lui-même, immédiatement, un objet de description comme le sont, en tant qu'objets typiques, la langue historique, les traditions discursives, l'idiolecte, le style, le sens/la textualité (infra 3.3). En d'autres termes, il est toujours d'abord cette matière langagière dont la description se saisit sous un angle particulier (c'est-à-dire soit en considérant un seul domaine du langage, soit en considérant une relation entre domaines: langue-traditions discursives, langue-style, idiolecte-style, etc.). En ce sens, la distinction "individuel / actuel" vient assez mal déterminer ce que, dans le tableau, on peut entendre par "discours" (voir supra la définition de Coseriu). Car cette dernière case occupée par le terme de discours devrait également désigner un objet typique de la description linguistique, à l'image des autres domaines du langage, et non pas le lieu des réalisations linguistiques, le texte "empirique". Si les questions de terminologie et de schématisation ne sont pas de vaines discussions cosmétiques, c'est là une difficulté à laquelle il convient sans doute de répondre. Pour le moment, le qualificatif "individuel" étant ainsi compris au double sens d'acte et de produit de cet acte, retenons que le doublet "individuel / actuel" employé par Koch ne se justifie qu'en partie seulement.

D'un autre côté, dans l'histoire des idées linguistiques, individuel possède des acceptions qui ne la situent pas du tout au niveau du texte, nous l'avons vu (supra 1.1 et 1.2). Événement intellectuel emblématique de l'esprit romantique, la conception de W. von Humboldt articule ainsi l'opposition général / individuel (i.e. particulier), son second terme désignant ce qui est spécifique à des individus, à une culture ou à un peuple. Sans tirer argument de ce rappel historique, et en partant de l'opposition individu / société évoquée par Lebsanft ou, mieux, de l'opposition individuel / collectif (qui distingue par exemple les deux stylistiques de Bally) et se souvenant ici de la tripartition de Bally (supra 1.2), on est légitimement conduit à situer l'individuel à un niveau plus abstrait que celui du "discours". Ce niveau individuel plus abstrait est bien sûr celui de l'idiolecte et du style dont les particularités linguistiques transcendent nécessairement les phénomènes linguistiques occurrents, in situ.




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De fait, ce qui est ici en jeu dans l'interprétation du terme "individuel" ce n'est pas la reconnaissance théorique de l'acte énonciatif et de son produit mais celle de l'ensemble des techniques linguistiques maîtrisées par un individu. Sous cet angle, l'application du qualificatif "individuel" aux réalisations discursives ne serait pas problématique si, dans le dispositif en question, on ne négligeait pas la réalité langagière couverte par les domaines éminemment individuels de l'idiolecte et du style.


3.3 Le palier individuel du langage

Afin de préciser la situation de l'idiolecte et du style parmi les autres aspects du langage, on peut partir d'une remarque incidente de Koch. Celui-ci suggère en effet, en renvoyant à Spitzer, Holtus et Gauger, que le "'style' d'un individu, […] se situerait en quelque sorte entre les niveaux historique et actuel" (Koch 1997: 52, trad. CG). Ce "style" désignant en fait un domaine supplémentaire parmi ceux déjà reconnus (activité de parler, langue particulière, tradition discursive et discours), il serait donc possible d'insérer une sorte de "niveau" intermédiaire au sein du modèle cosérien modifié par Koch. Mais comment concevoir cette insertion? Comment, en particulier, nommer ce niveau que Koch imagine n'être ni historique ni actuel?

On pourrait être tenté de simplement ajouter un niveau individuel aux trois autres (universel, historique et actuel). Il faut néanmoins se rappeler ici que tout idiolecte est variable au gré des expériences sociales et de la mémoire de l'individu, et qu'il possède de ce fait une dimension historique propre, de même que tout style individuel, comme en témoignent emblématiquement les études littéraires. Idiolecte et style sont ainsi redevables d'une description historique du point de vue d'une synchronie dynamique. Par suite, à leur manière, les domaines individuels relèvent d'un niveau historique et l'idée d'insérer un "niveau" individuel semble devoir être abandonnée. D'où une première série de remaniements avec l'insertion possible d'un niveau "historique-individuel" et la conservation du terme actuel:

Or l'historicité des langues et des traditions discursives n'est pas celle des idiolectes et des styles.17 Par commodité, en convenant que les premières correspondent à des traditions,18 on peut alors distinguer des paliers traditionnels et individuels du langage au sein du niveau historique. Dès lors, l'individuel apparaît comme un plan d'appréhension du langage à part entière, distinct d'un niveau qu'il vaut sans doute mieux nommer "situationnel" qu'actuel19:




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L'objet de la linguistique se diversifie ainsi en six domaines qui présentent chacun un statut défini (universel, traditionnel, individuel, situationnel) et des régimes de fonctionnement particuliers (règles, normes, "normes"20 et semiosis). Venant occuper l'espace ouvert par l'anthropologie linguistique de la période romantique, les stylistiques individuelles de Bally (l'objet est un idiolecte) et de Spitzer (l'objet est le style d'un auteur) trouvent ici leur place parmi les autres aspects du langage.

Dans cette configuration, le "discours" ou texte individuel n'est plus indiqué au niveau inférieur puisqu'il s'agit, dans ce tableau, de représenter la diversité des domaines d'étude du langage. Empirique, le texte individuel (soit ce qui est produit par "(l'acte linguistique ou la série agencée d'actes) d'un individu donné dans telle ou telle circonstance donnée") recouvre en fait les niveaux historique et situationnel. Tous ces domaines entretiennent par ailleurs des rapports complexes où la créativité langagière joue le rôle principal (Gérard/Wulf 2010, à paraître), les rapports entre langue et idiolecte d'une part (supra 2), et d'autre part entre tradition discursive et style (ci-dessous), délimitant les deux secteurs complémentaires du palier individuel. On peut reprendre ici la discussion sur le style commencée au sujet de la stylistique individuelle de Bally.


3.4 L'idiolecte et le style

Idiolecte d'un côté, style de l'autre: cette décision de doubler le palier individuel du langage n'est pas sans arrière-plan historique (Neveu 2001: 10–12; Breuer 2008: 1238–1239). Sans pouvoir ici entrer dans le détail du débat et des analyses, on notera qu'à tout le moins:

[La] mise en perspective contrastive des notions d'idiolecte et de style a permis de rappeler que la question des singularités linguistiques, quelle que soit la nature des observables textuels, demeure pendante, et que la notion de style ne saurait suffire à son étude (Neveu 2001:10–12).

On notera ensuite quelques motifs de procéder, au palier individuel, à une division parallèle de celle que Koch applique au palier traditionnel:

a) Linguistiquement, le social est pour ainsi dire doublement incorporé dans chaque individu: si à tout fait d'expression préexiste une langue particulière et des traditions discursives, ces deux ordres de la tradition langagière ne s'acquièrent qu'au palier individuel (sous la forme du savoir linguistique d'un individu parlant) où, en tant que formations sociales et historiques, ils (co)existent selon une multiplicité d'idiolectes et de styles individuels. Inversement, d'un point de vue méthodologique, langue et traditions discursives se conçoivent comme des abstractions supra-individuelles, l'une d'idiolectes, l'autre de styles individuels.

b) À ce titre, l'appropriation des traditions discursives existantes se fait à l'image du processus d'appropriation d'une langue, conçu à la fois comme restriction et variation partielles de l'usage collectif. D'une part, en effet, l'étendue de la connaissance des traditions discursives dépend étroitement de l'éventail des pratiques sociales fréquentées par le locuteur. Or à la variation sociolinguistique correspond la variété des traditions discursives. Aussi l'appropriation "stylistique" implique-t-elle toujours plusieurs traditions discursives et, par suite, la notion de style individuel doit se conjuguer au pluriel, et en particulier ne pas être confinée au seul domaine littéraire. Pour un même sujet parlant, on admettra donc l'existence d'un seul idiolecte (i.e. un savoir multilectal) et, toujours, l'existence de plusieurs styles individuels.




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c) D'autre part, concernant les variations impliquées par l'appropriation individuelle des traditions discursives, la distinction normal/singulier s'applique au domaine du style.21 Les techniques individuelles d'expression varient en effet en fonction des genres textuels, notamment. En ce sens, par exemple, la modification (réélaboration) individuelle des contraintes d'usage diaphasiques liées à des normes de genre (e.g. Koch/Oesterreicher 1994) se laisse moins concevoir en terme d'idiolecte qu'en terme de style individuel. L'idiolecte est alors ce fond commun — fait des unités de langue connues par un individu singulier — dont différents styles permettent/contraignent l'utilisation pour diverses finalités communicationnelles et expressives (certaines unités ou "niveaux" de langue pouvant être spécifiques de certains styles).22 Mais les normes de style ne se traduisent pas seulement par des variations qui portent sur les normes morphosyntaxiques et lexicales des traditions discursives. Elles concernent également les unités textuelles proprement dites (thèmes, acteurs du récit, positions énonciatives, etc.), par leurs prescriptions et licences thématiques, narratives, énonciatives, prosodiques et graphiques.23 En d'autres termes, la réélaboration individuelle des normes génériques appelle à caractériser les styles en allant au-delà des unités discrètes et localisables que sont les unités lexicales et morphosyntaxiques (Rastier 2006, Gérard 2005), comme y invite par exemple la critique thématique (e.g. Richard 1964).

d) Enfin, et c'est là un point critique de la distinction entre style et idiolecte, il faut reconnaître une sorte de continuité des domaines au sein du palier individuel. Cette continuité ne concerne alors pas la question des normes mais celle des unités linguistiques. En effet, alors que langue et traditions discursives s'entremêlent à un certain point,24 style et idiolecte présentent de semblables zones de recouvrement entre unités idiolectales ("de langue") et unités stylistiques ("de discours").

Chacun de ces points appelerait un approfondissement particulier. En particulier, la théorie des styles individuels appelle une typologie des traditions discursives qui reste à faire. Nous en resterons cependant à ces quelques remarques, laissant le soin à notre étude de cas (infra 6) de montrer la nécessité de disposer des points de vue distincts mais complémentaires du style et de l'idiolecte.


4 Deux promoteurs de l'idiosémie: R. A. Hall et H. Mitterand

Surtout thématisées en phonétique, les particularités idiolectales n'ont pas retenu l'attention des sémanticiens. Le problème des significations individuelles se pose pourtant, du moins ses implications disciplinaires suscitent-elles un intérêt à rebours. On rend compte ici des investigations qui, en traitant de l'idiosémie, posent nommément le problème.


4.1 L'idiosémie comme fondement de la théorie sémantique (référentielle)

Les sciences du langage connaissent des innovations terminologiques qui s'ignorent, même dans le cas de dénominations analogues renvoyant à l'évidence à un même objet d'étude. Le terme d'idiosémie est un de ces néologismes qui, parce que proposé dans des cadres théoriques distincts et des domaines de recherche séparés, ne motivent sans doute que davantage l'intérêt pour le terme nouveau et la justesse de l'étiquette choisie.

Ainsi, à la même époque, tandis que H. Mitterand emploie le terme d'idiosémie pour les besoins de la stylistique littéraire (infra 4.2), Robert A. Hall Jr. propose lui d'appeler idioseme la signification qu'un locuteur, en tant qu'individu, associe à une unité linguistique donnée:

Using the term seme for 'element of meaning, i.e., of correlation between form and referent', we may therefore coin the term idioseme to refer to 'the sense which the individual speaker attaches to, or in which he or she uses, any given linguistic form' (Hall 1985: 355)




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Contre le modèle saussurien du signe, Hall choisit de fonder sa définition sur le modèle triadique d'Ogden et Richards (1923),

who use the trio of terms linguistic form (sequence of units of sounds and morphosyntax) – sense (correlation in the individual speaker's "mind") – referent (phenomenon or phenomena in the world around the speaker and the hearer). (Hall 1985: 354).

au sein duquel l'idiosémie25 se voit attribuer le rôle de médiation conceptuelle entre la forme linguistique et le référent:

L'acquisition individuelle d'une signification repose alors sur la capacité cognitive à corréler un référent et une séquence phonique/morphosyntaxique.26 En outre, ainsi située dans l'"esprit" du locuteur, dont la connaissance du monde varie dans le temps, chaque idiosémie peut connaître une évolution à mesure que la connaissance du référent (d'une forme linguistique donnée) s'étend ou se précise pour l'individu.27 À travers cette approche, Hall vise en fait bien plus que doter la théorie sémantique d'un nouveau concept car son but est, à l'inverse, de fonder la théorie sémantique sur le concept d'idiosémie, entendu en l'occurrence comme explication du phénomène cognitif d'acquisition individuelle des significations. L'idiosémie répond en effet à la question "How does this correlation [entre la forme et le référent] arise in the individuel speaker?" (Hall 1985: 354), et comme seul l'idiolecte peut être conçu comme le substrat concret des phénomènes linguistiques, c'est-à-dire comme leur véritable "locus existendi",

The only linguistic realities, in the sens of directly observable or deductible phenomena, are idiolects and the elements into which they may be analysed: all other linguistic entities are abstractions, arrived at by either naive or scientic analysis (Hall 1951: 23).

L'étude des significations doit donc avoir son fondement dans un concept d'idiosémie.

Cette conception individualisante de la sémantique, qui infléchit de façon tout à fait inédite le modèle aristotélicien du signe dominant en sémantique référentielle (Rastier 1990), n'implique toutefois aucune doctrine solipsiste: en substituant des significations individuelles à des significations à valeur universelle,28 Hall n'assimile pas tout le contenu de l'idiosémie à des valeurs singulières car il distingue différents modes au sein de la signification. Ces modes ne correspondent pas à la distinction entre dénotation29 et connotation, ainsi conçue par Hall:

Ils correspondent à la distinction entre le normal et le singulier, qui organise les deux dimensions de la connotation: celle comprenant les associations qui dépendent de la propre expérience particulière de chaque personne (connotation dite individuelle); celle comprenant ce qui est commun à au moins deux locuteurs mais qu'on ne peut définir objectivement (connotation dite sociale). Ces dernières sont illustrées par l'opposition sailor / tar, soit une différence de 'style de langue', où le second terme se distingue du premier par tout un faisceau d'évocations ("old-time sailing vessels, [...] bluffness, heartiness, and (often) age and experience" (357). Toute qualité idiosyncrasique est donc étrangère à la connotation sociale et, a fortiori, au sens dénotatif. En d'autres termes, seule la connotation individuelle paraît introduire du singulier au sein de l'idiosémie, un concept qui révèle toute sa complexité sur le schéma précédent.




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Concernant la singularisation d'une idiosémie, Hall donne pour seul exemple celui du jugement d'appréciation thymique des lexèmes (attirance/répulsion), voire des syntagmes et morphèmes. La personnalité et la "pensée" d'un individu, en effet, le conduise constamment à valoriser ou non certains mots pour des raisons esthético-affectives mais aussi pour des raisons idéologiques (refus/défense d'une politique linguistique, ex. la féminisation des noms de métiers) ou encore d'origine et d'identification socioculturelles (penchant/aversion pour certaines techniques d'expression diaphasiques, diastratiques et/ou diatopiques). Si fréquence de ce fait rend ce dernier banal, elle en traduit aussi le caractère fondamental car il concerne soit la réévaluation de lexèmes qui portent déjà la trace d'une évaluation collective,30 soit l'évaluation directe de créations lexicales encore dénuées d'évaluation collective (i.e. néologismes), créations que l'individu est relativement libre d'adopter pour lui-même, c'est-à-dire libre d'y reconnaître ou non des innovations. On notera toutefois que ces évaluations, certes sémantiques au sens large, concernent en réalité moins le contenu de signes que les signes eux-mêmes, en tant qu'unité d'expression et de contenu. Cette sorte d'évaluation individuelle vient singulariser l'idiosémie sans pouvoir en modifier le contenu dit dénotatif. Ce qui pose la question de l'application de la distinction normal/singulier à la dénotation.

Dans une conception individualisante de la sémantique, l'idiosémie comprend la dénotation qui, ainsi située, varie pour chaque individu en fonction de sa connaissance plus ou moins étendue/précise du référent. Or, pour Hall, la dénotation est non seulement ce qui est objectivement définissable par sa référence mais aussi ce qui est commun à la quasi-totalité d'un groupe de locuteurs. Définitoire d'une partie de l'idiosémie, et ainsi faite d'une plus ou moins grande complexité selon les individus, la dénotation conserve donc un statut normal (vs. singulier) dans la mesure où elle continue de désigner une signification partagée/admise au sein d'une communauté linguistique. Soit en définitive,

L'idiosémie semble devoir se concevoir ainsi en sémantique référentielle. Dans ce schéma, comme le laisse penser l'exposé de Hall et ses exemples, l'individuel est assimilé au singulier. En anticipant sur la suite de l'exposé, on peut se demander s'il en est toujours ainsi. Dès lors, en effet, qu'on ne prend pas seulement en compte les connotations évaluatives individuelles mais aussi d'autres types de traits sémantiques, il apparaît qu'à ce niveau aussi le normal entre en jeu. Nous verrons pourquoi en posant la question de l'individuation des idiosémies en sémantique structurale, du point de vue de la compétence individuelle et du point de vue de la constitution du sens textuel (infra 5).


4.2 Sémantique textuelle et herméneutique littéraire

La caractérisation lexicales des œuvres est pratiquée de longue date non seulement en stylistique littéraire mais aussi en histoire de la langue où les usages particuliers d'un écrivain sont envisagés "comme un raccourci de toute son époque" (Wartburg 1946: 203). Apparue dès le milieu des années 1960 (Muller 1964), en France, la statistique lexicale est venue offrir des analyses monographiques (sur Corneille, sur Giraudoux, etc.) capables de modifier profondément les méthodes et les stratégies de ces disciplines, notamment celles de la lexicologie littéraire. C'est dans ce contexte, pour la préface au Vocabulaire de Zola (Brunet 1985), que le terme d'idiosémie est introduit par H. Mitterand:




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Il n'est évidemment ni nécessaire ni possible de faire un sort à chacun des vingt mille mots [du vocabulaire de Zola, CG]. Mais le spécialiste, qui connaît par ses lectures, au moins intuitivement, les grands thèmes et les grands profils de l'œuvre, peut en sélectionner quelques dizaines, pour le moins, et établir en toute sûreté la table singulière de ses emplois, dessiner son spectre sémantico-stylistique, décrire ce qu'on pourrait appeler l'idiosémie zolienne du mot. (Mitterand 1985: 2).

Si Mitterand porte ensuite son attention sur les vingt adjectifs et participes les plus fréquents employés par Zola (brusque, continuel, bas, muet, etc.), il n'en étudie pourtant pas la liste, préférant à nouveau souligner ce que l'interprétation des textes littéraires gagne au contact de la statistique lexicale:

La structure sémantique de cette liste offre prise, à elle seule, au commentaire. Mais que ne tirerait-on pas de l'examen des emplois en énoncé! […] le "spécialiste" ne peut que se réjouir, et surtout désirer pousser plus avant ses analyses, lorsqu'il trouve, dans les listes ordonnées établies par la machine, un homologue, au plan des signifiants, de ses propres observations au plan des signifiés. (Mitterand 1985: 2)

Il s'agit donc de compléter l'étude des fréquences lexicales hautes par une étude sémantique des contextes, de façon à qualifier l'analyse quantitative des textes. Au fond, Mitterand vise la caractérisation idiolectale des significations. Le motif profond d'un tel objectif de description apparaît une quinzaine d'années plus tard à propos de Mallarmé (Mitterand 1999): c'est la fonction herméneutique du concept d'idiosémie.

Mitterand s'oppose alors à la critique subjectiviste de Gustave Lanson (les textes n'ont pas d'autre sens que celui qu'on veut bien leur donner) mais aussi à l'exégèse philosophique (le sens est métaphysique ou esthétique) et philologique (il y a un seul sens intentionnel, objectif, qu'il faut parvenir à déchiffrer) d'Albert Thibaubet à Michael Riffaterre en passant par Charles Mauron. Contre ces approches, il défend une sémantique textuelle de l'"idiome mallarméen", fondée sur une "exploration totale de l'œuvre" (Mitterand 1999: 404).31 La méthode proposée par Mitterand est en somme une tentative de répondre le mieux possible, dans l'attente qu'on produise "un jour un glossaire étymologique et historique des mots du poète" (Mitterand 1999: 407), à la façon dont Mallarmé exerce sa liberté créatrice. Un tel glossaire serait en quelque sorte la représentation des usages mallarméens du dictionnaire:

Le dictionnaire, contrairement à ce que dit Lanson, est la grande réserve verbale de Mallarmé, non seulement pour les mots qu'il lui fournit, mais aussi pour les découvertes qu'il y fait dans le réseau des origines, des évolutions et des sens, en en particuliers pour les sources de réécriture que ces découvertes lui offrent, par transformation idiosémique des valeurs usuelles (Mitterand 1999: 406, nous soulignons).

La "transformation idiosémique" (i.e. la variation), est donc une forme d'appropriation sémantique de la norme: une signification connue est réinterprétée et adoptée par son auteur-interprète avec de nouvelles déterminations. Cette appropriation mallarméenne de significations stabilisées par l'usage général peut s'observer soit dans la reprise d'un vocable ancien ou marginal (le dictionnaire sert ici de source et de motif à la création poétique), soit dans un "glossaire interne" généré par l'œuvre, auquel on accède en confrontant les contextes d'un même mot. Le mot désastre unifierait ainsi, dans le premier quatrain du poème Les Fleurs, trois significations distinctes censées trouver "leur répondant dans le reste du discours mallarméen" (Mitterand 1999: 408).




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L'exploration systématique des contextes répond en fait à la "poétique systémique" de Mallarmé où tout ne serait, selon Mitterand, que corrélations, jeu de rapports et tissu de correspondances phonématiques et sémantiques. C'est pourquoi l'interprétation des mots difficiles – en clair, est-on en présence d'un sens discursif plurivoque ou univoque? – ne peut ni se contenter du poème individuel (isolé du reste de l'œuvre) ni vouloir résoudre l'obscurité au moyen d'un sens préétablit dans une doctrine philosophique, par exemple.

Plus généralement, face aux difficultés d'interprétation soulevées par certains mots, le concept d'idiosémie participe ici d'une herméneutique littéraire, puisque chercher à établir une "idiosémie de discours" (404), en ayant recours au parcours total de l'œuvre, c'est vouloir comprendre le sens du poème particulier où se réalise telle ou telle valeur idiosémique, qui est une partie constitutive du poème. Avec les contours prosodiques et constructions syntaxiques, l'idiosémie doit en effet compter parmi les voies d'analyse propres "au déchiffrement par l'apprentissage d'un idiome [i.e. idiolecte, CG]" (Bollack 2001: 7).

À la différence de Hall, pour qui la distinction normal/singulier est tout entière définitoire de l'idiosémie, Mitterand restreint cette dernière à sa seule dimension singulière, comme sans doute l'y oblige son champ d'étude — la poésie et la prose de Mallarmé. Nous retrouvons ici, au plan du sémantique, les conceptions de l'idiolecte analysées plus haut (Hall: Figure 2; Mitterand: Figure 3). Autre différence, chez Mitterand l'idiosémie se constitue dans un corpus de textes par la réitération de variations contextuelles analogues, autour d'un même mot; alors que Hall conçoit lui l'idiosémie comme une réalité cognitive issue de la perception et de la connaissance des locuteurs. Sans chercher à concilier ces deux conceptions, on peut en envisager une troisième qui précise l'analyse des deux autres. C'est ce que nous allons voir en présentant les points de vue de la lexématique d'E. Coseriu et de la sémantique interprétative de F. Rastier.


5 L'individuation des significations: conditions et dynamiques en sémantique structurale

À notre connaissance, le terme d'idiosémie n'a pas reçu de définition en sémantique structurale et rares sont les linguistes à avoir engagé la discussion sur les rapports entre sémantique et idiolecte. Dans "Pour une sémantique diachronique structurale" Coseriu évoque ce sujet en termes de champ sémantique32:

Comme dans le domaine phonique et en grammaire, les sujets parlants, dans leur activité de construire sans cesse la langue, peuvent refaire des oppositions isolées ou des systèmes entiers en systématisant d'une façon telle section d'un champ sémantique et d'une autre telle autre section: ils peuvent introduire des distinctions particulières et très subtiles pour certaines valeurs et se contenter de distinctions génériques et plus ou moins approximatives pour d'autres valeurs, selon leurs intentions expressives et leurs intérêts distinctifs, qui, en principe, sont toujours libres (Coseriu 2001: 309).

Comprendre comment une sémantique structurale peut se poser le problème de l'idiosémie équivaudra pour nous à préciser et illustrer ce que Coseriu entend dans ce paragraphe, aussi bien au sujet de l'appropriation individuelle et de ses degrés ("distinctions particulières", "se contenter de distinctions génériques"), que du rapport créateur d'un individu à sa langue historique ("refaire des oppositions").

À partir de sa typologie des champs lexicaux, nous souhaitons en particulier montrer en quoi l'appropriation individuelle des significations lexicales dépend des structures "de langue", au plan de la restriction constitutive des habitudes de parler individuelles (supra 2.1). Dans un deuxième temps, au plan de la variation de l'usage linguistique, on s'intéressera à la dynamique textuelle de constitution des significations individuelles (5.2) ainsi qu'au problème de leur variabilité (5.3, 5.4).




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5.1 Les champs lexicaux comme condition de la variabilité idiolectale

Le point de vue adopté par Coseriu n'est pas celui de l'architecture de la langue (supra 2.1), au sens où par exemple un locuteur aurait la possibilité d'employer vernisser (enduire de vernis une poterie, une faïence, etc.) au lieu du lexème vernir (seul connu de l'usage général) – ce qui constituerait un cas d'appropriation normale (vs. singulière) de la langue mais, insistons-y, non moins définitoire d'un idiolecte,

Il s'agit au contraire du point de vue de la structure de la langue, en l'occurrence du

fait que les unités fonctionnelles se présentent comme formant des groupes, dans lesquels elles sont en partie identiques et en partie différentes et fonctionnent, en vertu des traits différentiels, comme des membres oppositifs de ces groupes (Coseriu 2001: 268).

Plus précisément, dès lors que les unités en question sont des unités de contenu lexical, on doit parler ici de champ lexical.33 Ce concept comprend une réalité relativement hétérogène, dont cherche précisément à rendre compte la typologie des champs lexicaux proposée par Coseriu dans les années 70 (2001: 405):

Il n'est ni possible ni souhaitable de présenter ici les motivations théoriques de cette typologie ou d'en détailler le fonctionnement. Il suffira de rappeler que chaque type de champ lexical résulte du croisement de deux critères principaux: d'une part, au moins un "type formel d'opposition" (opposition privative, graduelle ou équipollente), d'autre part au moins une dimension sémantique.34 La dimension dominant le type formel d'opposition, on parle ainsi de champ lexical "unidimensionnnel", "bidimensionnel" ou "multidimensionnel". Au palier traditionnel, cette typologie permet de décrire l'organisation complexe du lexique de différentes langues. Appliquée au palier individuel, elle permet de concevoir diverses modalités structurales d'individuation du lexique, autrement dit les conditions linguistiques (vs. sociologiques ou psychologiques) de la variation lexicale (quantitative et qualitative) entre différents individus d'un même groupe social.

Concernant tout d'abord les champs unidimensionnels, il semble bien que l'appropriation lexicale s'exerce à des degrés différents selon que les significations relèvent d'un champ antonymique, graduel ou sériel:




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a) Entre les champs antonymiques et graduels, même si la différence peut dans ce cas apparaître minime, ce sont les seconds qui autorisent une plus grande variation idiolectale. En effet, en tant que tels, les champs antonymiques (petitgrand; videplein; bashaut, etc.) n'offrent aucune matière à la variation individuelle (soit l'opposition est connue du locuteur soit elle ne l'est pas; les unités opposées co-existant). De ce point de vue, la comparaison des idiolectes sera purement quantitative, puisque seule compte la présence ou l'absence de champs. En revanche, les champs graduels, qui comprennent généralement plus de deux unités, autorisent en principe un certain degré (i.e. faible) de variation quantitative. Ainsi, dans les conditions d'utilisation standard de la langue française rien n'oblige à une appropriation des unités entre parenthèses de ce champ graduel: semaine – (décade) – (quinzaine) – moisan, année – (lustre) – décenniesièclemillénaire. De même pour les sections graduelles de ce champ antonymique, par exemple: (minuscule –) petit / grandénorme (– immense); le locuteur ayant alors recours, en discours, à différents adverbes de quantité ("exceptionnellement grand", "extrêmement petit", etc.).

b) Mais ces possibilités de variation apparaissent réduites en comparaison de celles des champs non-ordinaux (noms d'oiseau, de poissons, etc.) qui, parmi les champs sériels et, au-delà, parmi les champs unidimensionnels, ont le plus grand potentiel de fluctuation. En effet, si dans les champs non-ordinaux, "on peut introduire indéfiniement de nouveaux lexèmes sans en modifier la structure, c'est parce qu'en réalité – du point de vue sémantique – ils ne sont pas linguistiquement structurés à ce niveau." (Coseriu 2001: 398). Il en va ainsi des noms d'oiseau ou de poissons comme, par exemple, de ce champ des Mets festifs (infra 5.2): foie gras, truffe, saumon fumé, fruits de mer, champagne, etc. Ces nomenclatures "sans organisation sémantique 'de langue'" ont ainsi la particularité d'être des séries ouvertes et non ordonnées, des qualités structurelles qui donnent prise à toutes les variations individuelles possibles, de la plus grande quantité d'unités à la plus réduite. Quant aux champs ordinaux (par exemple, les jours de la semaine ou les relations de parenté), essentiellement terminologiques, ils n'autorisent qu'une très faible dissemblance entre deux ou plusieurs idiolectes du fait qu'ils forment des séries closes et fixement ordonnées.

Un premier bilan s'impose. Dans les langues romanes tout du moins, la variation lexicale des idiolectes semble la plus favorisée par la configuration des champs non-ordinaux (supra b) et la plus contrainte par celle des champs antonymiques (supra a). En ce sens, on pourrait dire que ces derniers s'imposent comme la limite inférieure de la restriction lexicale constitutive des habitudes de parler individuelles. Cette sorte de résistance des champs antonymiques ne tient pas au nombre des unités (deux) mais tient à un fait structurel: il s'agit d'une opposition privative. En effet, les oppositions synonymiques (gaspiller / dissiper; maîtriser / dominer, examiner / étudier, etc.), qui impliquent elles aussi deux unités, permettent elles des variations inviduelles sous la forme d'emplois génériques exclusifs (dominer vaut dans les contextes de maîtriser mais pas l'inverse) ou d'assimilation sémantiques (le trait /avec attention/ d'examiner pourra valoir pour étudier, qui d'ailleurs peut remplacer examiner en discours). Enfin, on ne peut pas véritablement fonder la variation lexicale des idiolectes sur les seuls types formels d'opposition dans la mesure où les oppositions équipollentes (ni privatives ni graduelles) peuvent, selon les cas, participer de champs à fort (champs sériels non-ordinaux) ou à très faible (champs sériels ordinaux) potentiel de fluctuation.

Reste les champs pluridimensionnels. Comme les champs bidimensionnels se définissent par des oppositions polaires (antonymique et synonymique), graduelles et/ou équipollentes, des constatations analogues aux champs unidimensionnels s'imposent. Soit à titre d'illustration pour les champs bidimensionnels corrélatifs, qui croisent opposition antonymique (horizontale) et opposition synonymique (verticale),




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Ces champs paraissent ainsi un peu plus variables que les champs unidimensionnels antonymiques. Mais ce sont ici les champs bidimensionnels non-corrélatifs (blancgrisnoir / rouge, vert, jaune, etc.), parce qu'ils articulent une section graduelle et une section équipollente, qui offrent davantage de latitude à la variation idiolectale. Enfin, en raison d'une propriété particulière, les champs hiérarchisants semblent plus propices à la variation que les champs sélectifs. Pour ces derniers, en effet

toutes les distinctions sont utilisées en même temps et dans ces champs tout entiers, de sorte que – en principe – il n'y a pas de traits "indifférents". Ainsi, le champ fr. "siège [pour s'asseoir]" analysé par B. Pottier [1963] est un champ typiquement sélectif, sans traits "indifférents" (Coseriu 2001: 403–404).

Or les champs hiérarchisants se définissent, au contraire, par la présence de traits distinctifs dits indifférents, de telle sorte que les dernières distinctions du champ, celles d'un niveau inférieur, n'affectent pas les niveaux supérieurs du champ. Ainsi, dans ce champ hiérarchisant corrélatif bien connu

l'opposition entre porter et mener fonctionne indépendamment de leurs sous-distinctions respectives (apporter / emporter; amener / emmener). Ces dernières, qui renvoient à des significations plus précises, s'articulent aux niveaux supérieurs comme le spécifique au générique et il y a lieu d'y voir une possibilité de variation des idiolectes, par excès ou par défaut de distinctions. De fait, les champs hiérarchisants représentent assez bien de quelle manière différents locuteurs peuvent faire des "distinctions particulières et très subtiles pour certaines valeurs et se contenter de distinctions génériques et plus ou moins approximatives pour d'autres valeurs" (Coseriu 2001: 309).

On laissera au lecteur le soin d'ordonner les types de champ lexical du point de vue de leur "sensibilité" à la variation idiolectale. Qu'il nous suffise ici d'avoir montré que cette dernière se réalise en fonction de structures réfractaires et de structures favorables. En ce sens, la restriction constitutive des habitudes de parler individuelles, au plan lexical, n'a pas lieu sans conditions ni sans le maintien d'une certaine forme d'organisation globale. Cependant, dans le passage cité plus haut, étant donné que le propos de Coseriu concerne d'abord la sémantique diachronique, les variations individuelles dont il est question ("refaire des oppositions") ne concernent pas la dimension normale de l'idiosémie (dont nous venons d'évoquer tout un ensemble de cas) mais sa dimension singulière. Il nous faut donc aborder maintenant la question de la création sémantique. Nous le ferons du point de vue de la sémantique interprétative.




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5.2 Innovation sémantique, idiosémie singulière et parcours interprétatif

Sous l'angle de sa constitution dynamique, l'idiosémie singulière (cf. la conception de Mitterand, et à la limite celle de Hall au sujet des connotations individuelles) partage nombre de points communs avec l'innovation sémantique, son symétrique au niveau de la langue historique:

a) elles ne correspondent généralement pas à des créations ex-nihilo mais procèdent de la modification sémantique d'une unité lexicale déjà existante;

b) cette modification se produit au sein d'un passage de texte, par l'action d'un parcours interprétatif déterminé par des conditions syntaxiques, notamment, et au-delà par les prescriptions et les licences propres aux traditions discursives en cours35 (infra 6.3, pour une illustration). En ce sens, la définition suivante de l'innovation sémantique (nommée "néosémie" par les auteurs) convient en tous points à l'idiosémie singulière:

Un sémème est composé d'un ensemble de traits dont les valeurs sont déterminées par des sèmes de ses corrélats contextuels. En d'autres termes, ce sont des interactions contextuelles qui activent ou inhibent les sèmes qui composent le sémème. La néosémie résulte ainsi, a minima, de la reconfiguration d'un sémème en discours (Rastier/Valette 2009: 106).

L'activation d'un sème par afférence, à partir d'un autre signifié du contexte, et l'inhibition ou la suspension d'un sème définitoire "en langue" sont différents modes d'action sur le sémème: chacune de ces actions est le résultat d'un parcours interprétatif. Ainsi, par exemple, cet emploi connu de caviar dans le domaine du sport et en particulier dans celui du football (Rastier/Valette 2009: 110),

Laslandes, à 35 mètres des cages lensoises, passe le ballon à l'aveugle par-dessus la défense Sang et Or. Everson récupère ce caviar et gagne son face à face avec Itandje d'un petit extérieur du pied gauche (Site football365.fr, 7.02.2004).

résulte d'une inhibition des sèmes /œufs d'esturgeon/ et //gastronomie//, définitoires du caviar ordinaire, d'une conservation du sème /luxe suprême/ et d'une activation du sème /geste technique/ (ici par afférence à partir de l'opposition passer vs. récupérer) et du sème //sport// (ici par afférence à partir de cages, ballon, défense et extérieur du pied). Le caviar devient une superbe passe. En d'autres termes, à partir de la signification traditionnelle de caviar, on assiste à une sorte de dé-domanialisation de caviar (inhibition de //gastronomie//) suivie de sa re-domanialisation par rapport au domaine sportif (//sport//):

gastronomie
(domaine 1)
  >  caviar  >   football
(domaine 2)

Ce double changement de domaines s'accompagne par ailleurs d'une reconfiguration du sémème de caviar (inhibition de /œufs d'esturgeon/ et activation de /geste technique/). On décrit ainsi une modification sémantique en termes de parcours interprétatif. Les modifications conduisant à des idiosémies singulières se décrivent de la même façon (infra 6).

Enfin, c) à l'oral comme à l'écrit, l'innovation sémantique et l'idiosémie singulière constituent leur histoire sémiologique par les reprises dont fait l'objet, de texte en texte, la modification sémantique de l'unité lexicale concernée. Chaque reprise ou ré-emploi est alors l'indice d'une adoption de la création lexicale par un individu (dès lors que la reprise n'a pas le statut de citation). Plus précisément, dans une série de reprises, l'idiosémie et l'innovation sémantique (néosémie) ne se stabilisent, en tant qu'unité individuelle et qu'unité traditionnelle,36 que par la récurrence contextuelle d'un ou de plusieurs parcours interprétatif(s) analogue(s) et associé(s) à un même contenu lexical.




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Se réalisant de passage de texte en passage de texte, cette récurrence est indifférente à la catégorie grammaticale (substantif, verbe, pronom, etc.), au style de langue et à l'identité des unités à partir desquelles le parcours interprétatif agit (passer, cages, ballon, etc. mais aussi par ex. contrôler, gardien, poteau, centrer, etc.), de même qu'aux conditions syntaxiques qui orientent le parcours interprétatif sur un sémème-cible (ex. ci-dessus, entre autres, la construction anaphorique ce + N; au reste, les parcours interprétatifs ont la capacité d'agir bien au-delà du cadre phrastique). L'essentiel est donc que différents passages de texte présentent une forme d'analogie transformationnelle pour un même sémème-cible (généralement identifié par son signifiant):

En somme, pour rendre compte de la créativité sémantique, on substitue une description textuelle des parcours interprétatifs aux explications habituelles par les tropes (métaphore, métonymie, etc.). En fonction du corpus (individuel ou collectif), le modèle de la sémantique interprétative permet ainsi de décrire des reconfigurations de signifiés qui peuvent être propres à un individu donné mais qui peuvent aussi à un certain moment faire l'objet d'une adoption extérieure, voire d'une diffusion collective. En particulier, concernant les corpus individuels, l'herméneutique littéraire trouve un cadre méthodologique adéquat à la description de "transformations idiosémiques" (Mitterand). Cependant, les significations traditionnelles ne subissent pas seulement des modifications, elles connaissent le plus souvent des modulations qui ne reconfigurent pas le contenu lexical. Comment se représenter cette variabilité (modification et modulation) interne des signifiés lexicaux? Comment se représenter les possibilités de variation d'une idiosémie? Bref, comment la définir?




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5.3 La variabilité des signifiés (1): discussion sur le statut des traits sémantiques

La théorie de la variabilité des significations traditionnelles étant en devenir, on fera une proposition provisoire, ad hoc, qui souhaite pouvoir éclairer davantage ce qu'on devrait appeller idiosémie en sémantique structurale. Reprenons cette représentation de la signification ordinaire de caviar (Rastier/Valette 2009) organisée en sémes dits inhérents et sèmes dits afférents socialement normés (vs. afférent contextuel, supra 5.2):

De nombreux locuteurs, amateurs de ce produit de luxe, pourront en outre distinguer une /finesse de goût/, un /arôme subtil/ ou encore prendre position sur son origine controversée (/origine turque/ vs. /origine tatare/). D'autres, moins informés, ne distingueront pas dans le caviar un /hors-d'œuvre/, une provenance /russe/ (vs. /iranien/), voire sa /couleur sombre/, en l'occurrence considérée comme non définitoire. De semblables modulations idiolectales, qu'elles se manifestent par un excés de traits afférents ou par un défaut de traits inhérents, ne reconfigurent ou ne modifient pourtant pas le sémème en question, qui conserve ainsi tout son caractère normal. Autrement dit, ces cas d'appropriation individuelle n'ont rien de singularisant et, a fortiori, il n'est bien sûr pas ici question de créativité sémantique. Il nous reste donc à préciser en quoi consistent ces modulations sur le sémème, c'est-à-dire sur les traits inhérents et/ou sur les traits afférents.

Supposons que cette description du contenu de caviar présente une application conforme des distinctions théoriques de la sémantique interprétative. On rencontre tout de suite quelques difficultés techniques. Tout d'abord, le trait /canapé/ apparaît pour le moins contingent pour un trait pourtant qualifié de définitoire. On remarquera à cet égard que /canapé/ résume en fait un commentaire sur une habitude culinaire (sandwich au caviar, tartine de caviar); de même /russe/ résume une connaissance historique sur la provenance du caviar. Ces traits ont par conséquent un statut tout différent de celui de //gastronomie// (domaine d'expérience socioculturelle) et de /œufs d'esturgeon/ (trait "référentiel") et de /salé/ qui en réalité est un attribut de ce dernier (on peut parler de trait dérivé). Au reste, on notera que le trait référentiel /couleur sombre/ est qualifié de non définitoire. Enfin, on s'étonnera sans doute que /luxe suprême/ soit donné comme non définitoire, alors qu'il participe nécessairement de la définition de caviar. En fait, alors même qu'il définit bien caviar pour la plupart des locuteurs français, ce trait peut ne pas être considéré comme fonctionnel (Missire 2004: 8) si au lieu d'opposer par exemple caviar à œuf de lompe (/modeste/, /non luxueux/), on voit dans /luxe suprême/ une qualité qui permet à caviar de se joindre aux autres Mets festifs (foie gras, truffe, saumon fumé, fruits de mer, champagne, etc.). En simplifiant, on dira que /luxe/ est un trait commun aux membres de ce champ lexical. Toutefois, le problème terminologique posé par la qualification "non définitoire" demeure, selon nous.

Ces brèves remarques nous inspirent une proposition destinée à servir notre exposé. En: a) nous gardant bien de ne pas fonder la critique d'une théorie sur la discussion d'un seul exemple; b) soulignant que la norme d'une langue "ne contient pas uniquement des traits fonctionnels [i.e. distinctifs, CG] mais aussi des traits "usuels" (traditionnels)" (Coseriu 2001: 342); c) retenant par ailleurs que "ce que Rastier appelle afférence socialement normée ne correspond pas à la norme en tant qu'architecture de la langue mais en tant qu'elle accueille des traits non-nécessairement distinctifs" (Missire 2004: 27), on propose le dispositif suivant:




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Les traits distinctifs étant nécessairement définitoires, seules trois zones doivent être retenues. La zone d'inhérence présente en particulier un aspect implicite qui correspond à la dimension sémantique sur laquelle se dégagent les traits distinctifs (supra 5.1, la définition de Coseriu). La zone d'afférence contiguë à la zone d'inhérence comprend notamment les traits domaniaux (définitoires mais non distinctifs) et les traits socialement normés ou usuels.37 On répond ainsi, surtout, à la difficulté de concevoir des traits afférents qualifiés de non définitoires bien que par ailleurs caractéristiques pour une majorité de locuteurs. Enfin, la zone d'afférence inférieure accueille des traits non définitoires et non distinctifs c'est-à-dire des traits non-usuels qui, comme par exemple /origine turque/ ou /origine tatare/, demeurent toutefois non singularisants au sens où ils modulent mais ne modifient pas la signification normale. Soit pour caviar:

La relation entre les deux zones d'afférence se conçoit comme un espace continu à seuil, ce dernier indiquant ce qui cesse d'être définitoire et ce qui devient non-définitoire. En revanche, il y a discontinuité entre la zone d'inhérence et les zones d'afférence. Autrement dit, dans l'espace du non-distinctif, il existe des cas critiques, complexes ou particulièrement difficiles à situer pour l'analyse sémantique. Où situer, par exemple, /iranien/? Est-ce un trait usuel ou non-usuel? À cet égard la sémantique nous rappelle qu'elle est une discipline herméneutique et interprétative. Mais il faut en même temps souligner que si les afférences varient selon les individus (infra 5.4), elles semblent aussi varier d'un groupe social à un autre. Ainsi, /canapé/ est certes usuel pour les arts culinaires mais l'est-il encore pour les groupes écologiques où /espèce protégée/ est un trait saillant? A l'évidence, certains traits usuels sont spécifiques de certains groupes et, dans une perspective socio-discursive (et historique), il convient non seulement de concevoir la distinction entre usuel et non-usuel au sens généralisant de ces termes (/russe/ est usuel en général) mais aussi comme une distinction relative aux domaines d'expérience et aux traditions discursives (aux genres, notamment). Une étude diachronique montrerait sans doute que depuis Brillat-Savarin:

Parmi ces diverses parties constituantes du dîner d'un amateur, les parties principales viennent de France [...] d'autres de Russie, comme les viandes desséchées, les anguilles fumées, le caviar. (Physiologie du Goût, 1825).




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Les traités de gastronomie ont modifié leur doxa, et que le trait /iranien/ y est aujourd'hui autant usuel que /russe/. En somme, le problème des traits afférents renvoie la sémantique lexicale à ses méthodes d'analyse: en toute rigueur, au-delà de l'indispensable savoir linguistique et encyclopédique du dictionnaire, seule une étude de corpus peut permettre une répartition des traits usuels et non-usuels qui soit fidèle à la diversité des usages, d'une part, et à la généralisation des emplois, d'autre part.


5.4 La variabilité des signifiés (2): modulation normale et singularisante

Ce cadre d'analyse, qui reste à élaborer, vise en particulier la description de significations appartenant à des champs peu ou pas structurés comme les champs sériels non-ordinaux (Mets festifs, Oiseaux, Arbres, etc.), alors que d'autres types de champs posent beaucoup moins de difficultés concernant la répartition des traits inhérents et afférents, notamment les champs sélectifs (cf. les Sièges de Pottier) et surtout les champs dits relationnels (vs. substanciels38). Par ailleurs, en reconnaissant trois statuts distincts aux traits sémantiques, ce cadre permet de concevoir trois zones de variabilité pour les signifiés lexicaux. La variabilité idiolectale du signifié lexical, c'est-à-dire sa disposition à varier selon les individus, s'exerce alors différemment selon la zone concernée, de la plus stable à la plus instable, de la moins disposée aux modulations (zone d'inhérence) à la plus propice aux fluctuations individuelles (seconde zone d'afférence). On dispose ainsi d'un cadre pour la description, et la représentation théorique, de toutes les façons dont peut s'individualiser une idiosémie. Ainsi, en dehors des cas de modification d'une signification (supra 5.3 et infra 6), la variabilité peut s'envisager de deux points de vue: celui de la modulation normale et celui de la modulation singularisante. Pour les contenus lexicaux, on a la représentation suivante de la variation (vs. conservation) en sémantique structurale et interprétative:

Du point de vue de la modulation normale des contenus lexicaux, la zone d'inhérence laisse bien entendu très peu de liberté: la variabilité trouvera par exemple un terrain favorable dans les dualités sémantiques admises (ex. après-midi est /masculin/ ou /féminin/), ou encore pourra tirer profit d'un passage possible du générique (/œufs de poisson/) au spécifique (/œufs d'esturgeon/), et inversement. À un autre niveau, les possibilités de modulation normale de la première zone d'afférence sont pour l'essentiel fonction de l'étendue des connaissances culturelles de l'individu. Bien entendu, les possibilités de la seconde zone d'afférence sont plus nombreuses encore. Entre autres, on notera que cette dernière zone peut subir une modulation par l'activation de traits par ailleurs "indifférents" au sein d'un champ lexical (multidimensionnel surtout). Par exemple, en tant que particulariés individuelles, on verra des modulations normales dans l'activation possible de /individuel/ pour taxi ou de /intra-urbain/ pour voiture (Pottier 1974: §56–58). De même /origine tatare/, trait généralement non-usuel, relève de la modulation normale.




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Quant à la modulation singularisante du signifié lexical, elle ne peut concerner la première zone d'afférence (socialement normée). De même, au niveau de la zone d'inhérence, singulariser un trait distinctif équivaudrait à produire une reconfiguration du signifié, auquel cas il s'agit d'une modification. Donnons un exemple de modulation singularisante (i.e. action d'un parcours interprétatif sur la seconde zone d'afférence). Rastier et Valette (2009) soulignent que la domanialisation du substantif grogne,39 mot employé pour parler des mouvements sociaux, "a un effet sur son appartenance à la dimension sémantique //animalité//: en s'intégrant dans le domaine politique, le sémème grogne perd le sème /animal/ et la péjoration qui en résulte". Cependant, la série groin, grogner, grognement peut tout à fait motiver l'activation idiolectale du trait /animal/ – qui n'équivaut alors pas du tout à une ré-activation, dans la zone d'inhérence, de ce trait disparu. Cette activation est singularisante parce qu'elle contredit la représentation socialement normée de grogne. Elle est une modulation parce qu'/animal/ qualifie localement le sémème normal sans entraîner sa reconfiguration globale.

En ordonnant les modes de la variation sur une échelle qui va du normal au plus singulier (modulation normale > modulation singularisante — modification) et en tenant compte des zones d'inhérence et/ou d'afférence que ces modes peuvent atteindre, on obtient schématiquement:

En somme, et en allant vers un plus haut degré de singulier, la modulation normale peut concerner chacune des zones (bien que rarement la zone d'inhérence), la modulation singularisante ne concerne que la seconde zone d'afférence (ex. activation d'/animal/ pour grogne) et la modification peut quant à elle concerner la zone d'inhérence (ex. pour caviar (//sport//), l'inhibition de /œufs de poisson/) et/ou la première zone d'afférence (ex. pour caviar (//sport//), l'inhibition de //gastronomie//). Notons ici que, au sein de la zone d'inhérence, comme nous allons le voir (infra 6.4), la modification individuelle d'une signification peut se réaliser selon des degrés plus ou moins fort. Enfin, dans l'absolu, on retiendra que la variation qui vient constituer une idiosémie n'est pas limitée, au sens où toutes les modifications et toutes les modulations y sont en principe possibles. Ce schéma donne donc une représentation absolue, indépendamment des conditions d'usage. Mais, en réalité, dans les usages quotidiens ou spécialisés, on doit supposer que la variation individuelle implique surtout des cas de modulation normale et singularisante.


6 Étude de cas: poésie moderne et significations individuelles

Cette étude de cas concerne la modification individuelle d'une zone d'inhérence en poésie, donc pour une tradition discursive particulière. Pour illustrer une méthode d'analyse, elle montre d'abord à quelles conditions l'action d'un parcours interprétatif sur une signification peut occasionner une idiosémie singulière. Elle revient ensuite, pour les préciser, sur les rapports entre style et idiolecte.



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6.1 Analyse lexicale chronologique

Poète d'origine hongroise et de langue française, Lorand Gaspar (1925–) fait une expérience du désert qui offrira à son œuvre bon nombre de ses thèmes dominants.40 Mis au premier plan par la critique gasparienne, le thème de la Lumière est un de ceux-là. Pour le lecteur, ce thème doit sa prégnance à une lexicalisation massive par le lexème lumière mais pas seulement puisque d'autres lexèmes sont chargés d'exprimer ce thème:

QM: le jour poreux (37), le jour frissonne et se décompose (72); SA: Le silex du lever du jour (102), Le jour enflé de fatigue (121), les tessons épars du rayonnement (166), Clartés solubles, clandestines (172); E: Levés dans l'argile humide de l'aube (15), comme il brille un instant le ventre mouillé de soleil (23), clarté que tu manges avec l'olive et le pain, / dépecée de son brillant, serrée dans un caillou (30), comme elle déchire d'un coup le drap du jour ! (43), lueur qu'éventra la lame sur l'eau grise (44); Fo: ces griffes de clarté traversent la chair (175); J: avec la dureté du scintillement (112); P: le combat obscur, la lueur clouée (9), lueurs craquelées (11), et comme la clarté fouille dans les plis ! (14); Am: Ô les dents de clarté ! (30); Ge: la paille brisée du rayonnement – (99); N: brin de clarté et de deuil nous passons – (146), une main quelque part au loin joue / avec un rayon tombé sur la table – (151).

Par ailleurs, l'analyse statistique41 des 50000 occurrences du corpus montre que les mots lumière (en bleu), nuit (en rouge) et jour (en vert) possèdent les plus hautes fréquences et forment ainsi le trio de tête des mots lexicaux (vs. grammaticaux), avec toutefois des différences de dominance selon les moments d'une synchronie dynamique étendue sur plus de 30 ans (on représente ici les fréquences relatives):

À cet égard, l'introduction dans le corpus d'un genre hétégogène, le carnet de voyage (Carnet de Patmos), permet de supposer, par rapport aux faibles fréquences obtenues, que lumière et nuit sont des mots-thèmes privilégiés par l'écriture poétique ou lyrique de Gaspar (vis-à-vis de sa prose). Bref, on peut ainsi restituer une hiérarchisation lexicale liée aux fréquences d'emploi: lumière surpasse jour et clarté, elles-mêmes l'emportant sur lueur, rayon et aube.

Ces observations n'offrent toutefois que le point de départ d'une caractérisation idiolectale de l'œuvre (i.e. d'un point de vue "de langue" qui ne tient pas encore compte des normes liées à une tradition discursive). En effet, toute la description sémantique reste à faire puisque l'analyse des fréquences lexicales ne donne accès qu'à une sorte de signifiant sans signifié. À cet effet, il est en particulier nécessaire de tenir compte de la polysémie connue de nuit, lumière et jour. Qu'en est-il donc, au plan sémantique, de la part singulière de ces lexèmes, si elle existe? Pour le savoir, nous concentrerons notre attention sur le mot lumière.




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6.2 Le mot lumière: emplois normaux et variante singulière

Pour pouvoir établir l'existence d'une idiosémie singulière, la description de la récurrence d'un parcours interprétatif (supra 5.2) doit pouvoir précisément déterminer quelle signification particulière est concernée par une reconfiguration sémique. Par conséquent, l'observation des variations contextuelles de lumière doit se référer à une connaissance lexicale préalable qui détaille la variété des significations éventuellement manifestées dans le corpus. Soit cette présentation simplifiée du Petit Robert:

I (XIIe) Cour. Agent physique capable d'impressionner l'œil, de rendre les choses visibles.
1 Ce par quoi les choses sont éclairées. Émettre, répandre de la lumière. Flots, torrents de lumière. Rai, rayon, filet de lumière.
2 Absolt. Lumière du jour. Poét. Ouvrir les yeux à la lumière, naître.
3 (XIIe "lampe") Source de lumière, point lumineux. Les lumières de la ville.
4 Représentation picturale de la lumière, éclairage. Touche de lumière. Effet de lumière.

II (XIIe) Fig.
1 Ce qui éclaire, illumine l'esprit. Lumière naturelle, révélée.
2 Ce qui rend clair, fournit une explication. L'auteur jette une lumière nouvelle sur la question.
3 État de ce qui est visible, évident pour tous. Mettre en lumière, en pleine lumière.
4 Vieilli Connaissance. Avoir des lumières sur qqch., sur un sujet.

III Par ext. (1080 "embouchure du cor")
1 Techn. Ouverture pratiquée dans un instrument, un outil, une machine. jour, orifice. Lumière du canon des anciens fusils.
2 Cavité centrale d'un objet creux de section circulaire. La lumière d'un tuyau.
– Anat. Lumière intestinale, utérine.

Au sens technique (III), le mot lumière est synonyme de cavité ou de creux, d'ouverture, cette unité lexicale relevant de différentes terminologies (mécanique, anatomie). Les significations II et I constituent diachroniquement la polysémie du mot (en fait, le Robert inverse l'ordre d'apparition historique de ces trois significations). Plus exactement, la première signification (I) s'oppose à obscurité et à ombre sur la dimension sémantique du //sensible//; la seconde (II) s'oppose notamment à aveuglement mais aussi à obscurité sur la dimension de l'//intelligible//. En tenant aussi compte de la polysémie des lexèmes opposés à lumière, on obtient en somme le système d'oppositions horizontales et verticales suivant:

Plus précisément, les significations I et II ont en commun le trait /clarté/ (sens concret dans un cas, abstrait dans l'autre), /causatif/ (répandre de la lumière) et le trait évaluatif /positif/ (lumières de la raison, ouvrir les yeux à la lumière, faire la lumière sur, etc.). À quoi s'ajoute le trait /instrumental/ (ex. mettre en lumière ou émettre de la lumière, sous entendu pour rendre quelque chose compréhensible ou visible) qui se traduit par un aspect narratif stéréotypé. En effet, la signification I a un rôle d'auxiliaire de la perception contre l'ombre ou l'obscurité nocturne, par exemple (travailler à la lumière du jour); la signification II a un rôle d'auxiliaire de la raison et de la connaissance contre l'ignorance ou l'aveuglement (l'auteur jette une lumière nouvelle sur la question; les Lumières). Enfin, corrélatifs des traits /causatif/ et /instrumental/, le /visible/ et le /compréhensible/ sont des états résultatifs définitoires, repectivement, des acceptions I et II.




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Une fois connue la situation lexicale du mot lumière, dont les distinctions offrent tout un ensemble d'actions possibles aux parcours interprétatifs, il convient d'examiner les contextes de lumière dans le corpus. Leur analyse montre vite que l'œuvre ne donne pas à lire les significations mécanique ou anatomique de lumière (une utilisation que la poésie la permet en principe). Surtout, la lecture des contextes finit par dégager des fonctionnements interprétatifs analogues, situés à différents moments de l'œuvre. Soit cet échantillon de contextes:

1966_Quatrième_Etat, Nombre de contextes: 1442
ont pris feu. Un oiseau parfois lisse la lumière – ici il fait tard. Nous irons par
Les sons bullent dans les dalles de lumière. Tu t'es fait nuit blanche dans le blanc
troués d'espace cloués de lumière les mains apaisées dans la chute

1972_Sol_Absolu, Nombre de contextes: 31
dont vibre chaque son foré dans la lumière – fugue de courbures en clair et ombre
poreux le marbre, que les pigments de lumière émigrent dans les seins lourds de la nuit
intime du mouvement. Tendre ecaille de lumière finie baisant la rigueur du sol qui ne

1980_Égée, Nombre de contextes: 38
sur les dalles la plus dogmatique lumière doucement effritée sur la peau
tu écoutes les cailloux. La lumière est un vivier de bulles et de bonds
là-bàs, immobile, dur noyau de lumière sédiment calme de célérite

1980_Judée, Nombre de contextes: 28

faisaient onduler une écume de lumière. Bouvier je suis, pinceur de sycomores;
faisait résonner le metal frais de la lumière. Dans le pur royaume minéral ou vécurent
qui vibrent quand s'immobilise la lumière. Pense que ces courbes, là-bàs, rien

2001_Patmos, Nombre de contextes: 30

le sifflement sur les crêtes de lumière toujours même quand s'éteint le jour
d'épousailles une goutte de lumière -oiseau. Depuis tant d'années
cet autre silence dans la rugueuse lumière au matin et quand tombe le soir

Tous ces passages, où seule est concernée la première signification (//sensible//) de lumière, accueillent en effet un même parcours interprétatif dont le double effet est, en même temps, i) d'activer le trait sémantique /état tangible/ (le plus souvent /solide/ mais qui peut aussi être /liquide/) pour former le sens contextuel de lumière; ii) de suspendre ou inhiber l'actualisation d'un des traits définitoires de lumière, qu'on nommera /état intangible/:




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Ce parcours interprétatif est provoqué par une structure syntaxique prédicative, adjectivale ou nominale qui, d'une part, met en présence des contenus lexicaux dont la coexistence apparaît contradictoire (noyau vs. lumière; écaille vs. lumière; effritée vs. lumière, etc.) et, d'autre part, détermine le mot lumière comme étant le sémème-cible du parcours interprétatif. Gaspar dispose ainsi d'une technique de discours qui produit le paradoxe d'une lumière tangible c'est-à-dire, selon les contextes, d'une lumière effritée, perforée, qui a la qualité du métal, etc.

Selon nos interprétations, un peu moins de la moitié (68 occurrences) des contextes d'apparition du mot lumière (143 occurrences au total) manifeste ce parcours interprétatif,

Loin donc d'être occasionnelle, l'activation de /tangible/ apparaît non seulement fréquente, par rapport à la totalité des occurrences du signifiant lumière, mais aussi constante et régulière dans l'œuvre, de Quatrième état de la matière à Patmos. Dans ces conditions, il paraît légitime de reconnaître l'existence d'un contenu lexical typique, pour ainsi dire, situé à un niveau plus abstrait que celui des passages de texte où on l'observe. Au lieu donc de concevoir un simple fait d'expression répétitif dans l'œuvre, on fait l'hypothèse qu'une signification particulière appartient à une compétence individuelle, au sens où elle est disponible pour l'acte d'énonciation, au même titre que les deux autres significations (I et II) normales de lumière. Inversement, il n'est bien sûr pas possible de faire cette hypothèse pour la signification technique (III) de lumière, car celle-ci n'apparaît pas une seule fois dans le corpus. Nous évoquons cette évidence parce qu'en principe ce genre d'hypothèse, à certaines conditions, semble aussi pouvoir se faire à partir d'un très petit nombre d'occurrences.

Ainsi, au moyen d'une procédure d'abstraction analogue à celle de la description d'une langue (i.e. passer de la variabilité contextuelle à la variation sociolinguistique), l'étude statistique et sémantique de ce corpus permet de reconstituer une partie de l'usage poétique de la langue chez Lorand Gaspar. Cet usage se définit par l'absence d'emploi de lumière III, l'emploi normal de lumière II et l'emploi normal de lumière I avec la création d'une variante singulière (i.e. une idiosémie originale définie par l'association du trait /tangible/ au contenu de lumière I). Soit schématiquement:




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Insistons-y, comme le corpus étudié se compose essentiellement de textes poétiques, il est clair que ce schéma ne peut prétendre représenter l'idiolecte de Lorand Gaspar en général. Il ne représente que les habitudes de parler de Gaspar qui sont liées à son activité de poète, c'est-à-dire à des habitudes individuelles associées à une tradition discursive qu'on conviendra de nommer "poésie lyrique". En ce sens, cette description relève davantage du point de vue stylistique que du point de vue idiolectal. Précisons cette différence.


6.3 Normes stylistiques et unités idiolectales

Les "normes" stylistiques contraignent en partie l'usage individuel des unités de langue. Lorand Gaspar a non seulement pratiqué l'écriture poétique et le genre du carnet de voyage mais il a aussi exercé le métier de médecin-chirurgien (d'abord à l'hôpital français de Bethléem). Ainsi, la signification anatomique de lumière (III.2) ne lui étant sans doute pas inconnue, on peut imaginer que son idiolecte comprend aussi bien les significations propre et figurée de lumière qu'une de ses significations techniques. Or, si tout idiolecte se définit par la totalité des unités de langue que s'est appropriées un individu, l'utilisation de cet idiolecte dépend elle de normes d'énonciation textuelle (i.e. de traditions discursives), telle qu'elles ont été en partie adoptées et en partie modifiées par un individu.

Autrement dit, l'usage d'un idiolecte varie selon les styles individuels, qui sont des appropriations de traditions discursives. Sans préciser quelle(s) tradition(s) discursive(s) nécessite(nt) ou autorise(nt) l'emploi de ce terme d'anatomie en médecine, on peut représenter ainsi l'usage que Gaspar semble faire / ferait du mot lumière:

Ici trois styles définissent autant d'usages individuels distincts pour les différentes significations de lumière. Mais ce fonctionnement qui vaut pour le mot lumière vaut à plus grande échelle, bien entendu, pour toutes les autres unités de langue constitutives d'un idiolecte. Par exemple, entre autres, la statistique lexicale montre que le carnet de voyage de Gaspar, relativement à l'ensemble des autres textes du corpus, sous-emploie le pronom personnel tu et le substantif pierres, mais sur-emploie nettement le pronom y et la préposition avec.




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Il resterait à savoir, en convoquant un corpus élargi à d'autres auteurs, s'il s'agit là d'usages exclusivement gaspariens de la langue en poésie moderne (en tant que tradition discursive) ou, au contraire, si ces usages relèvent d'un style d'époque que l'œuvre de Gaspar prolongerait à sa manière. Quoiqu'il en soit, le Carnet de Patmos manifeste sans doute un style individuel distinct des poésies et, en tant que tel, implique des différentes parties d'un idiolecte.


6.4 Mode génétique et zone d'inhérence

Par ailleurs, les "normes" stylistiques concernent les modalités de construction du sens textuel. Considérons ces exemples:

QM: les sons se plissent (38); SA: la fraîcheur crissante – ébruitée – (98), l'épaisseur des vents (103); E: l'argile humide de l'aube (15), l'effritement ocre des ans sur le pavé (31); P: Le bruit déchiré d'un caïque (36), etc.

Dans ces passages, les parcours interprétatifs se laissent décrire en termes d'activation contextuelle d'un trait /concret/ ou /matériel/ pour des contenus lexicaux de son, fraîcheur, vent, aube, ans, bruit, alors que ceux-ci comportent normalement le trait sémantique opposé dans leur définition (/intangible/, /abstrait/). On reconnaît le parcours interprétatif qui est à l'origine de la variante singulière de lumière. Ce parcours interprétatif n'est donc pas propre à la signification sensible de lumière. Pour en savoir plus sur ce parcours, il convient de détailler son action sur les significations impliquées.

Tout d'abord, alors que le caractère inattendu de chacun des passages cités fait globalement sens par rapport à une signification normale (son, fraîcheur, vent, etc.), le parcours interprétatif qui produit cette singularité n'agit que sur un seul aspect de cette signification. À l'image des syntagmes suivants où la clarté (de la lumière) se voit qualifiée soit sur le plan de l'intensité soit sur celui de l'étendue soit sur celui du chromatisme (voire aussi, en même temps, sur le plan de l'affectivité: lumière crue, chaude, pâle, terne, etc.):

a) Intensité: lumière abondante, ardente, blafarde, vive, douce, tamisée, etc.

b) Étendue: lumière diffuse, oblique; rayon, filet, auréole, cercle, flot, gerbes, goutte, océan, jets de lumière, etc.

c) Chromatisme: lumière chaude, blanche, bleue, blonde, pâle, etc.

Dans toutes ces constructions cependant, qui modulent un des trois aspects de la clarté définitoire de lumière, les parcours interprétatifs agissent d'une manière qui demeure conforme aux possibilités normales de mise en discours de ce contenu lexical. En continuité avec les possibilités offertes, elles ne peuvent produire aucune singularité, à la différence de ces constructions antithétiques,

d) lumière obscure, sombre, noire, enténébrée, etc.

e) lumière confuse, hermétique, équivoque, imbécile, douteuse, etc.

qui consistent elles à actualiser pour lumière des traits sémantiques appartenant à des "synonymes" ou des adjectifs dérivés du lexème opposé au sein du même champ lexical:




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On assiste ici à des cas de modification sémantique. Mais il existe une autre manière de produire une singularité de ce type. En effet, qu'ils forment une continuité ou une rupture avec les possibilités discursives d'un contenu lexical, ces parcours interprétatifs ont en commun de se fonder sur la dimension sémantique (//sensible// ou //intelligible//) du champ lexical où se situe le lexème ciblé par le parcours. En d'autres termes, dans les exemples a)–e), le fond sémantique du champ où se distinguent lumière et ombre (//sensible//) ou lumière et aveuglement (//intelligible//) ne fait pas l'objet d'une action du parcours interprétatif; ce ne sont que les contours de la forme sémantique (i.e. le contenu lexical) en jeu qui sont concernés.

Il en va autrement dans ces exemples où les parcours interprétatifs opérent à partir des modalités perceptives opposées à celle du lexème lumiére:

À partir du champ lexical des modalités perceptives, la singularité est ici à chaque fois produite en agissant sur la dimension sémantique définitoire de lumière, à savoir sur la dimension sémantique //visuelle// qui, plus étroitement que //sensible//, sous-tend en réalité l'opposition lumière / ombre. D'où le degré particulièrement fort de singularité qu'occasionne ce type de parcours interprétatif: la modification du contenu lexical opère ici au plus profond de la zone d'inhérence de lumière I.

C'est un parcours analogue que connaissent nos premiers exemples,

autant de constructions au moyen desquelles Gaspar crée un imaginaire matérialiste où l'irréel domine globalement la mimésis.43 Mais, dès lors qu'à l'échelle du corpus ce type de parcours interprétatif, fréquent et constant, est perçu comme caractéristique de cette poésie, il convient ici aussi (supra 6.2) de dépasser le fait d'expression répétitif en faisant l'hypothèse d'un "mode d'écriture" relevant d'une compétence individuelle.

A cet égard, les normes stylistiques ne concernent plus l'usage individuel des unités de langue mais la constitution du sens textuel, et plus exactement l'action des parcours interprétatifs sur les significations. Celle-ci peut alors être envisagée du point de vue d'une théorie des modes génétique, mimétique et herméneutique. Proposés par Rastier à propos des genres textuels,44 ces trois modes répondent en sémantique à la vaste problématique de la production et de l'interprétation des textes (écrits/oraux). En particulier, le mode génétique concerne la liberté créatrice et "détermine ou du moins contraint la production du texte" par des prescriptions et licences thématiques, narratives ou énonciatives, notamment.




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En ce sens, il y a lieu de reconnaître, chez Lorand Gaspar, un parcours interprétatif typique et constitutif du mode génétique de sa poésie. Mais s'il ne fait aucun doute que ce parcours interprétatif est singulier par rapport aux traditions discursives non-littéraires en général, il resterait à en établir la singularité en poésie. Le style de Gaspar intègre-t-il une norme génétique propre à la poésie moderne ou en crée-t-il une pour les nécessités de son propre univers poétique? Autrement dit, cette caractéristique indéniablement individuelle présente-t-elle une véritable originalité ou réalise-t-elle l'adoption d'un mode génétique normal en poésie? Là encore, seule une étude comparative plus vaste nous apporterait des éléments de réponse.


7 Synthèse et perspectives

Prendre au sérieux le thème de "l'individu et son langage" a consisté pour nous, en premier lieu, à rechercher ce que les termes d'individu et surtout d'individuel peuvent signifier en linguistique. Parmi les trois dimensions historiques de l'individuel — langue, idiolecte et discours —, nous nous sommes concentré sur celle qui retient le moins l'attention des linguistes, celle qui est la moins valorisée ou reconnue en tant qu'objet d'étude: l'idiolecte. À cet égard, nous espérons avoir montré qu'il vallait encore la peine de se pencher sur cette question, non seulement pour elle-même (i) mais aussi pour ses implications concernant les autres aspects du langage (ii), cette étude faisant par ailleurs signe vers l'objet et la méthode d'une sémantique des styles individuels (iii).

(i) Il faut se souvenir ici de l'objection pratique de Bally concernant l'étude des idiolectes: "la méthode à suivre pour étudier les parlers individuels n'est pas assez bien établie pour qu'on puisse sérieusement conseiller de s'y livrer." (Bally 1963: 18). À notre connaissance, cette méthode n'a pas été développée. Nous souhaitons y avoir contribué dans ce travail, au moins sur deux plans. Tout d'abord, il nous semble que la compréhension de la notion d'idiolecte, et sa description, nécessite au minimum (en dehors de l'historicité et de la régularité) qu'on l'appréhende à partir de deux catégories d'analyse: restriction / variation et normal / singulier. De cette façon, on voit plus clairement selon quelles directions se réalise l'appropriation individuelle de la langue. Par ailleurs, la distinction normal / singulier s'est montrée éclairante, d'une part, pour comprendre les positions adoptées par différentes définitions de l'idiolecte, d'autre part pour préciser et contraster les conceptions de Hall et de Mitterand.

On retiendra qu'il est insuffisant de parler de "particularités individuelles" pour définir l'idiolecte, puisque ces particularités peuvent être aussi bien normales que singulières. C'est notamment le sens de nos distinctions entre modulation normale et modulation singularisante d'une part (5.4), et entre modification et modulation d'autre part. Enfin, pour mettre en pratique nos conceptions, nous avons illustré une méthode d'analyse des idiosémies (6), en montrant ainsi que leur valorisation théorique peut être suivie d'une mise en œuvre précise. Le concept de parcours interprétatif est non seulement au centre de cette méthode, mais il fonde tous les modes de la variation des signifiés lexicaux (modulation normale > modulation singularisante – modification).

(ii) Les implications auxquelles nous pensons peuvent être ramenées à la manière dont Bally conçoit la question de l'idiolecte. Nous l'avons dit, selon nous, Bally ne trouve une légitimité à l'idiolecte que parce qu'il pense aux rapports entre les différents aspects du langage (1.2). C'est pourquoi il définit l'idiolecte par rapport au style, et l'objet de la stylistique (collective) par rapport au style et à l'idiolecte. Cette manière de penser, qui garde à l'esprit l'interdéfinition des différents aspects du langage, est aussi la nôtre lorsque nous sommes conduit à reconsidérer le modèle de Koch. Il apparaît en particulier que le couple idiolecte / style s'interdéfinit en lui-même et avec le couple langue / traditions discursives. Enfin, à partir d'une telle représentation, on dispose d'une base pour situer et concevoir les différentes voies de la création linguistique (Gérard/Wulf 2010) — rapports genre-style, langue-genre, style-idiolecte, style-style, textualité-genre-style, notamment.




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Une autre implication de ce travail concerne, en général, l'étude des aspects individuels du langage. En effet, les deux catégories d'analyse (restriction / variation et normal / singulier) que nous proposons pour la notion d'idiolecte s'appliquent également à la notion de style individuel (3.4). Dans l'ensemble, on rend ainsi compte des modalités de l'appropriation individuelle du langage, et par là de la complexité du thème de "l'individu et son langage".

Enfin, il nous faut parler des implications (modestes) pour la sémantique. Nous serons bref cependant, ce sujet menaçant de dépasser les limites d'une conclusion. Sans revenir sur l'intérêt que peut avoir la théorisation de l'idiosémie pour l'herméneutique littéraire, nous insisterons d'abord sur la nécessité de concevoir une seconde zone d'afférence. Notre proposition d'organiser le contenu lexical en trois zones distinctes est d'abord une réponse au problème des traits sémantiques individuels. Où situer et comment prendre en compte, dans une sémantique lexicale, un trait a priori tout à fait subjectif comme /arôme subtil/ pour le mot caviar? Selon nous, en imaginant une zone d'afférence constituée de traits non-usuels (5.3). Or, une fois cette zone constituée, nous sommes amenés à réfléchir à d'autres problèmes, qui intéressent en général la description du signifié lexical. Parmi ces problèmes, on retiendra qu'une difficulté posée par le concept de trait afférent paraît liée à cette question des traits non-usuels. Dira-t-on que /tatare/ ou /iranien/ sont afférents? Nous avons fait l'hypothèse d'une variation de ces traits d'un groupe social à un autre, d'une tradition discursive à une autre tradition discursive: il nous semble qu'une description critique des traits afférents gagnerait à s'interroger en ce sens sur la différence entre traits usuels et non-usuels. Nous ne revenons pas ici sur l'importance du corpus pour ce genre d'étude sémantique.

Au-delà, l'introduction d'une seconde zone d'afférence, et le croisement des catégories d'analyse distinctif/non distinctif, définitoire/ non définitoire, nous a permis de proposer une représentation possible de la variabilité interne du signifié lexical en général, et non seulement de sa variabilité idiolectale, c'est-à-dire de sa disposition à varier selon les individus (5.4). Ce problème de la variabilité et des modes de la variation (modulation et modification) est bien entendu majeur pour l'étude de la création sémantique. Quoi qu'il en soit, sans penser avoir fait le tour de la question, nous espérons avoir ainsi jeté quelques lumières sur le problème de l'individuation des significations lexicales.

(iii) Nous avons vu que la conception structurale et interprétative de l'idiosémie, en particulier dès lors qu'elle met en jeu un corpus de textes, retrouve toujours tôt ou tard la question des normes de discours (6.3 et 6.4). Non seulement les normes stylistiques contraignent en partie l'usage individuel des unités de langue (i.e. celles que comprend un idiolecte), mais elles concernent aussi les modalités de construction du sens textuel. En l'occurrence, le parcours interprétatif qui conduit à activer /matériel/ pour tout un ensemble de signifiés (sons, fraîcheur, vent, etc.), est le fait d'une norme discursive: pour la poésie de Lorand Gaspar ce parcours est une des prescriptions de la production textuelle (mode génétique). Il s'agit là, en d'autres termes, d'une façon régulière de constituer le sens au sein du corpus que nous avons défini. Or les normes de style ne limitent pas leur incidence aux seuls contenus lexicaux: elles concernent également la constitution sémantique d'unités textuelles plus vastes, comme les thèmes, les acteurs du récit ou encore les rôles de l'énonciation. De fait, la relation style > idiolecte ne représente qu'une des quatre formes générales de singularisation sémantique des corpus (Gérard 2005). À ce titre, la théorisation de l'idiosémie peut se concevoir comme le premier chapitre d'une sémantique des styles individuels.




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Notes

* Avec le soutien de la fondation Alexander von Humboldt (bourse postdoctorale Humboldt).

1 Nous ne développerons pas ici la distinction entre individuel, singulier et style, dont l'analyse nous entraînerait trop loin dans la théorie du discours de Schleiermacher; distinction dont Denis Thouard montre la nécessité dans son commentaire.

2 Par exemple, E. Coseriu, dont on connaît le lien à Humboldt, en fait usage pour préciser le statut analogue des langues et des genres textuels: "Ce qu'on appelle genres littéraires, en y regardant de plus près, apparaissent analogues à la langue historique. En effet, au lieu d'être des 'classes' (et par là, à proprement parler, des 'genres'), ils sont plutôt des individus historiques, exactement comme le sont les langues. En réalité, il est impossible de définir le roman ou la tragédie en tant que classes. On peut seulement décrire le roman ou la tragédie en tant qu'ils sont historiquement transmis et en étudier l'évolution historique. La même chose vaut pour les langues historiques. Aussi est-il par exemple impossible de définir l'allemand: en tant qu'individu historique, il peut seulement être décrit synchroniquement et étudié historiquement." (Coseriu 1971: 187, trad. CG).

3 Il est utile, pour la suite de l'exposé (infra 3.3), de citer longuement Rastier: "En privilégiant l'étude du sens, la sémantique interprétative prend pour objet le texte, plutôt que le signe, et définit le sens comme le résultat de l'interprétation. Elle s'appuie sur les disciplines du texte, de la critique littéraire jusqu'au droit, et peut s'articuler à deux sortes de théories: l'herméneutique philosophique et l'herméneutique philologique. Ayant à décrire de grandes diversités, elle est naturellement plus proche de la seconde, car si la première recherche les conditions a priori de toute interprétation, la seconde cherche au contraire à spécifier l'incidence des pratiques sociales et débouche sur une typologie des textes." (2001: 8). Plus généralement, "L'herméneutique matérielle unifie 1'herméneutique et la philologie dans une sémantique de l'interprétation." (2001: 100).

4 Elle fit l'objet d'un cours au semestre d'hiver 1977/1978, à l'université de Tübingen, mais s'élabore antérieurement dans une stylistique (Gérard 2009). Sa tâche herméneutique pourrait à elle seule motiver qu'on la compare à la sémantique interprétative (et ces deux-là à la critique sémantique d'A. Pagliaro ; De Mauro 1994): "Die Aufgabe dieser Textlinguistik besteht in der Feststellung und Rechtfertigung des Sinns der Texte. [...]. Den Sinn im Text zu rechtfertigen, bedeutet dementsprechend, den bereits verstandenen Inhalt auf einen bestimmten Ausdruck zurückzuführen, zu zeigen, dass dem signifié des Makrozeichens im Text ein speziefischer Ausdruck entspricht. In dieser Hinsicht ist also die hier behandelte Textlinguistik Interpretation, Hermeneutik." (Coseriu 2006: 200).

5 Une précision s'impose: le texte individuel peut en fait être conçu sous deux angles très différents. Sous un angle empirique, il n'est pas un objet d'étude mais le support de toutes les réalisations linguistiques, de toute sorte et de tout niveau. Sous un angle théorique, le texte individuel peut être décrit de différents points de vue (grammatical, sémantique, prosodique, etc.). Le point de vue particulier d'une sémantique des textes étudie ainsi le sens et la textualité. Pour une discussion voir infra 3.2.

6 "La propriété privée, dans le domaine du langage, ça n'existe pas: tout est socialisé. L'échange verbal, comme tout forme de relation humaine, requiert au moins deux interlocuteurs ; l'idiolecte n'est donc, en fin de compte, qu'une fiction, quelque peu perverse" (Jakobson 1963: 32–33, cité par Neveu 2001). On distinguera la négation théorique de l'idiolecte de sa critique terminologique. Ainsi pour Coseriu, et pour nous même, parler de "langue individuelle" est une contradiction dans les termes: "Quant au concept même de 'langue individuelle' […] il s'agit d'un concept hybride. Une "langue individuelle" (déduite de l'activité de parler d'un individu) n'est une "langue" que techniquement, mais non réellement. En tant que "langue", elle n'est pas strictement individuelle ; et en tant que strictement "individuelle", elle n'est pas langue: on ne peut avoir de langue qui ne soit parlée "avec autrui." (Coseriu 2007a: chap. 2).

7 "Durch die Summierung einer Reihe [...] Verschiebungen in den einzelnen Orgnanismen, wenn sie sich in der gleichen Richtung bewegen, ergibt sich dann als Gesamtresultat eine Verschiebung der Usus. Aus dem anfänglich nur Individuellen bildet sich ein neuer Usus heraus, der eventuell den alten verdrängt." (Paul 1995: 32). Voir aussi Bally 1963: §21 (a).

8 "In der synchronischen Linguistik ist das Problem der Idiolekte jedoch nur wenig berücksichtig worden, und zwar mit gewissen Recht. [...] Die individuellen (gesprochenen oder geschriebenen) Äußerungen sind deshalb jedoch nicht ohne Bedeutung. Sie sind ja vor allem das, was Linguisten direkt wahrnehmen können." (Hammarström 1980: 432)

9 Ce passage mériterait un commentaire en soi, notamment à partir des concepts cosérien de norme et de Dichtung (Coseriu 1971) qui permet d'englober les pratiques de poète, de littérateur et d'orateur. Le tout renvoyant au thème d'une linguistique des normes (de la langue et des traditions discursives).

10 L'analyse de plusieurs définitions de l'idiolecte révèle 7 dimensions caractéristiques de cette notion. D'une part, trois caractéristiques communément admises: l'historicité ("at a given time", Bloch ; aussi Martinet (1962) "The idiolect, as a frame of linguistic description, needs to be precisely dated") et complémentairement la régularité ("speech habits", Hockett) ainsi que la restriction dont nous allons parler. D'autre part, des caractéristiques qui indiquent deux grandes lignes de partage entre ces définitions. La première ligne oppose une conception de l'idiolecte comme compétence linguistique individuelle (ex. Kerbrat-Orecchioni) à une conception comme réalisation textuelle ("diese Äußerungen selbst", Hammarström 1980: 428), soit l'opposition langue et parole transposée au palier individuel du langage — ce qui pose notamment la question des types de faits linguistiques qui seraient ainsi soumis au processus individuel de singularisation (Neveu 2005: 22 ; Gérard 2004: 86). La seconde ligne de partage, qui nous intéresse plus loin, se définit par la distinction entre le normal et le singulier.




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11 À comprendre par rapport au niveau de la norme de Coseriu, définie par opposition au système (de la langue): "la norme est un ensemble formalisé de réalisations traditionnelles ; elle comprend ce qui "existe" déjà, ce qui se trouve réalisé dans la tradition linguistique [par ex. les unités lexicales, CG] ; le système, par contre, est un ensemble de possibilités de réalisation ; il comprend aussi ce qui n'a pas été réalisé, mais qui est virtuellement existant, ce qui est "possible", c'est-à-dire ce qui peut être créé selon les règles fonctionnelles de la langue" (COSERIU 2001: 274). A contrario, la systématicité de la langue s'illustre dans des exceptions: en français, le participe présent du verbe savoir est sachant mais pas savant.

12 En partie au sens de Benveniste, l'appropriation impliquant aussi bien l'interprétation que l'énonciation: "Le langage est ainsi organisé qu'il permet à chaque locuteur de s'approprier la langue entière en se désignant comme je." (Benveniste 1966: 262). Autrement dit, "L'acte individuel d'appropriation de la langue introduit celui qui parle dans sa parole" (Benveniste 1974: 82). Voir aussi infra 3.4 à propos des traditions discursives.

13 "D'accord avec L. Flydal, nous appelerons architecture de la langue l'ensemble de rapports que comporte la multiplicité des «techniques du discours" coexistantes d'une langue historique". L'architecture de la langue ne doit pas être confondue avec la structure de la langue, qui concerne exclusivement les rapports entre les termes d'une «technique du discours" déterminée ("langue fonctionnelle"). Entre les termes "différents" du point de vue de la structure de la langue, il y a opposition ; entre les termes "différents" du point de vue de l'architecture de la langue, il y a diversité." (Coseriu 2001: 241).

14 L'analyse de ces seules définitions doit être prudente: en réalité, toute particularité individuelle n'est pas nécessairement singulière, infra 5.1 et 5.4. Il paraît toutefois raisonnable d'interpréter ces définitions en ce sens, pour en signaler la tendance. Aussi (g) est-elle la plus explicite concernant le singulier comme "irréductible à l'influence des groupes".

15 "unter einzelsprachlichem Aspekt beschäftigen wir uns mit historischen Sprachen und ihren Varietäten wie z.B. Deutsch, Englisch, Französisch, Russish, Moselfränkisch, Cockmey, Argot, usw. ; unter diskurstraditionellem Aspect beschäftigen wir uns mit Textsorten, Gattungen, Stilen, rhetorischen Genera, Geschprächsformen, Sprechakten, usw. wie z.B. Beipackzettel, Sonett, Manierismus, Prunkrede, Talkshow, Lehnseid, usw." (ibid.). Voir aussi Koch (1988). Soit les genres conversationnels, genres de discours, registres rhétoriques, styles collectifs d'époque (ex. modernisme poétique) ou d'école (parnasienne, symboliste, par ex.). Par ailleurs, on distinguera, un autre type de tradition discursive qu'on peut appeler formes discursives (incluant les "formules" de Wilhelm 2001), comme les motifs et topoï (au plan sémantique), les proverbes et toute formule stéréotypée (sous les pavés la plage) ou forme de discours répété (Tu parles, Charles !, n´être pas un aigle, etc.).

16 Nous suivons ici Koch quand il suggère de ne pas employer à ce niveau universel le concept de norme, d'ordre historico-conventionnel, et de lui préférer celui de règle (ou 'complexe de règles').

17 Bornons-nous ici à indiquer que "Si donc la langue, le genre et le style connaissent des différences de degré et non de nature, ils diffèrent pour l'essentiel par la force de leurs prescriptions et par le type de temporalité dans lequel ils se meuvent: en gros, un dialecte a pour échelle de durée le millénaire, un sociolecte le siècle, un style la décennie." (Rastier 2001: 181).

18 "une caractéristique saillante des langues par rapport à d'autres traditions collectives, est plutôt que ce sont des traditions tellement figées, c'est-à-dire qu'elles se transmettent en principe sans mutations profondes (ce qui est précisément une condition nécessaire aux thèses de F. de Saussure), qu'une accélération du changement ne se produit que dans des circonstances historiques particulières." (Coseriu 2007b: 6).

19 Opposé à potentiel, le terme actuel ne se situe pas au même plan conceptuel que l'universel et l'historique car il se rapporte à leur réalisation discursive. Il y a donc une hétérogénéité dans le tableau. Au reste, les actes d'énonciation et d'interprétation des textes et de leurs unités dépendent de la situation de communication. Par conséquent, le domaine de description correspondant est celui de la textualité et du sens textuel, distinct des autres domaines par l'absence de règles et de normes propres (mais où les normes de la langue et des traditions discursives s'exercent), dans la mesure où s'y déroulent essentiellement des processus sémiotiques d'identification/constitution de l'unité (cohésion, cohérence et progression) et des unités (période, thème, etc.) du texte (Rastier 2003, 2006). À côté du domaine des traditions discursives et de celui du style individuel, étudiés pour eux-mêmes, le sens et la textualité constituent le troisième domaine de la linguistique textuelle.

20 On utilise ce terme faute de mieux et malgré le paradoxe d'une norme individuelle. Pour une illustration, voir infra 6.3.

21 Selon les conceptions du style, l'accent peut être mis ou non sur le singulier, comme on l'observe avec les différentes conceptions de l'idiolecte. Par exemple, "D'Alembert, souvent précurseur, ne conserve que l'acception spécifiante: "Style se dit des qualités du discours plus particulières, plus difficiles et plus rares, qui marquent le génie ou le talent de celui qui écrit ou qui parle" (Œuvres, t. III, p. 198). Rivarol, volontiers rétrograde, s'en tient à l'acception générique." (Rastier 2001: 170).

22 Pour une illustration voir infra 6.2 et 6.3.




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23 Tout comme, encore une fois, les genres de discours que les styles réélaborent, en partie, en les assimilant. De fait, genre et style peuvent être décrits au moyen de la même méthode. Citons à ce sujet cette proposition novatrice de Rastier, qui choisit paradoxalement de nommer "idiolectale" (en donnant un sens élargi, et fort discutable, à ce terme) la méthode censée selon lui décrire un style: "de la même façon que l'on peut définir un genre comme une interaction sociolectale entre composantes [soit, pour simplifier: thématique, narrative, énonciative, distributionnelle], on peut définir un style comme une interaction idiolectale entre composantes. Cette interaction est d'un rang inférieur par rapport au genre, car elle intéresse des corpus moins étendus, mais en revanche ses prescriptions peuvent être plus systématiques et plus fortes" (Rastier 2001: 180). On notera bien la différence de degrés entre genre et style: elle donne un argument supplémentaire pour concevoir les styles comme des variations individuelles de traditions discursives (que nous ne réduisons pas aux seuls genres, rappelons-le).

24 La question se pose de savoir distinguer, au sein d'un texte, les unités ou formes traditionnelles "discursives" de celles qui relèvent proprement de la langue. En effet, la délimitation des deux domaines traditionnels du langage ne va pas toujours de soi. Comme le souligne R. Wilhelm (2003: 229), "In den jeweiligen Texten wie auch im Bewußtsein der Sprecher oder der Schreiber findet sich Einzelsprachliches und Diskurstraditionnelles auf vielfältige Weise miteinander verwoben". Un indice d'un tel enchevêtrement est que des unités proprement discursives comme celles de la phraséologie sont constituées d'unités de langue. Ce qui signifie par ailleurs qu'il existe des unités emblématiques pour chaque domaine traditionnel. Ainsi les unités fonctionnelles de la langue (phonèmes, morphèmes grammaticaux et lexicaux) ne correspondent à aucune tradition discursive.

25 La traduction française d'idioseme par idiosème conduirait à des malentendus (cf. le sème de la tradition structurale). On forme donc idiosémie sur le modèle de polysémie.

26 "The literature on children's language learning abounds in stories like that of the child who, on acquiring the word grass, at first correlated it with color rather than with plant of the family gramineae and persisted for some time in saying grass every time he saw something green" (Hall 1985: 355).

27 "Since each idioseme is of course part of each speaker's idiolect, it cannot be defined without reference to the individual's particular experience. Each idioseme involves, therefore, the totality of the correlations that the individual speaker has established, up to the time of speaking, between the linguistic form and its referent." (Hall 1985: 356, nous soulignons).

28 Les relata de la triade sémiotique s'interprètent traditionnellement selon la formule connue d'Aristote (Organon: I, 16a, 3–8): "ce que la parole signifie immédiatement, ce sont des états de l'âme qui, eux, sont identiques pour tous les hommes ; et ce que ces états de l'âme représentent, ce sont des choses, non moins identiques pour tout le monde.".

29 "for a speech-community's use of a form, what is objectively definable in its reference and is common to the totality (or near totatliy) of the speakers who use it" (Hall 1985: 356).

30 "les langues intègrent dans leur "matériel" même des réussites esthétiques: les linguistes de terrain savent bien que les informateurs ne cessent d'employer des catégories appréciatives pour justifier le bien-fondé de telle expression, de telle tournure ; le sentiment linguistique ne serait-il pas un ensemble de jugements de goût? Entre deux mots, également licites, c'est souvent le "mieux tourné" qui s'impose: la diachronie linguistique a certes ses régularités, mais elles ne sont pas indépendantes des évaluations collectives (cf. l'auteur, 1999b). En outre, les langues sont partout structurées par des catégories appréciatives, et par exemple aucune métrique ne permet de séparer le froid du glacial, le chaud du brûlant, sinon les seuils évaluatifs qui structurent les moindres classes lexicales. C'est pourquoi l'on pourrait évoquer une esthétique fondamentale, qui reste en deçà des arts du langage, mais en demeure le substrat." (Rastier 2001: 10, nous soulignons).

31 En fait, la méthode du parcours intertextuel total d'un corpus s'applique à la littérature en général, et au-delà. Au sujet de Paul Celan, Lefebvre remarque que si cette poésie "s'autorise dans le poème individuel une certaine résistance à la compréhension immédiate, c'est dans le cadre d'une convention supérieure avec le lecteur, invité à lire et relire (à "travailler", à être "travaillé" par) la totalité des cycles, à percevoir les articulations, à reconnaître dans leurs retours les périphéries sémantiques de certains mots, à s'initier au prosodies et aux syntaxes: à se familiariser avec toutes les "négations" célaniennes" (Préface à Paul Celan, 1998, Choix de poèmes, réunis par l'auteur, Paris, Poésie / Gallimard: 18–19).

32 Signalons à ce sujet l'étude psycholinguistique de Platz (1975) qui a élaboré un protocole d'analyse (questionnaire demandant des définitions de mots) pour étudier in vivo le phénomène d'individuation des champs lexicaux.

33 Entendu comme "paradigme constitué par des unités lexicales de contenu ("lexèmes") se partageant une zone de signification continue commune et se trouvant en opposition immédiate les unes avec les autres" (Coseriu 2001: 385).

34 On entend par dimension "le point de vue ou critère d'une opposition donnée quelconque, c'est-à-dire, dans le cas d'une opposition lexématique, la propriété sémantique visée par cette opposition [...] le support implicite d'une distinction fonctionnelle" (Coseriu 2001: 391).




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35 Il s'agit plus exactement des normes d'un style individuel (supra 3.4).

36 C'est une différence essentielle entre l'innovation sémantique et l'idiosémie: alors que la première résulte d'adoptions multiples et fait ainsi progressivement sens pour un groupe ou une communauté de locuteurs, la seconde n'est adoptée que par le locuteur qui en est à l'origine. La création contextuelle s'imposant à son créateur, de reprise en reprise, comme une régularité individuelle, elle devient alors constitutive d'un idiolecte.

37 Nous suivons ici Missire 2004 auquel nous renvoyons pour une argumentation détaillée, en particulier sur la question des "afférences connotatives" auxquelles correspondent par exemple les oppositions diaphasiques du type voiture / bagnole.

38 "Les notions substantives désignent des propriétés […] ou des "faits" en tant qu'ensembles de propriétés objectives (ou considérées comme telles). […]. Ainsi, les notions telles que "pierre", "arbre", "fleuve" sont des notions substantives ; les notions telles que "neveu", "oncle", "jeudi" sont des notions relationnelles." (Coseriu 2001: 406). Par suite, les unités des champs relationnels se révèlent quasiment vides quant à leur zone d'inhérence (jours de la semaine, relations de parenté, etc.): comme le vendredi ou le dimanche se définissent simplement par leur position entre deux jours de la semaine, seules des afférences socialement normées (/jour du poisson/ ; /repos/, /ennui/) et individuelles (ex. le trait non-usuel /sport/) viennent enrichir le contenu de ces unités lexicales. Notons aussi que cette pauvreté de sèmes inhérents contraste avec la richesse inhérente, dans les champs hiérarchiques, des unités lexicales "inférieures" qui cumulent les distinctions faites pour les unités qui leur sont supérieures.

39 Provient du verbe grogner (pousser son cri, en parlant du cochon, du sanglier). Mécontentement exprimé par un groupe de personnes. La grogne des ouvriers. "la hargne, la rogne et la grogne" (de Gaulle).

40 Le corpus analysé comprend l'essentiel des textes de Gaspar (poésie et prose poétique). Nous adoptons les abréviations suivantes: QM: Le quatrième état de la matière (1966) ; SA: Sol absolu (1972) ; E: Égée, J: Judée (1980) ; Fo: Feuilles d'observation (1986) ; P: Patmos, Am: Amandiers, Sbs: Sidi-Bou-Saïd, Ra: Raouad ; Ge: Genèse, N: Nuits (2001) [QM et SA dans Gaspar (1982), E et Fo dans Gaspar (1993), P, A, Sbs, Ra, Ge et N dans Gaspar (2001)].

41 Ces statistiques ont été réalisées avec logiciel Lexico3, conçu par André Salem (université Paris III).

42 "Nombre de contextes" indique pour chaque recueil de poèmes le nombre total d'occurrences du signifiant lumière, toutes significations confondues.

43 Stamelman a proposé de ramener à trois principes "les éléments distinctifs d'un poème et d'un paysage gaspariens". On peut les considérer comme autant de rapports à la matière: "premièrement, la réalité matérielle de la vie, tels que la figurent la terre, les collines, les blé, la lumière, le crépuscule, la saveur, la sève, et la musique ; deuxièmement, la condition charnelle du corps humain, telle que l'évoque la soif, la chair, le toucher, la respiration, le souffle, la douleur, et la nudité ; et troisièmement, le mouvement physique du monde, ce "mouvoir exorbitant", cette "fête du mouvement", tels que le dénudement, l'érosion, le poudroiement, le mûrissement, l'ascension, la circulation, l'ouverture, la dispersion, et l'élan les traduisent" (Stamelman 2004: 296).

44 "Le genre reste le niveau stratégique d'organisation où se définissent trois modes fondamentaux de la textualité. Le mode génétique détermine ou du moins contraint la production du texte ; ce mode est lui-même contraint par la situation et la pratique. Le mode mimétique rend compte de son régime d'impression référentielle [...]. Enfin, le mode herméneutique régit les parcours d'interprétation. Par exemple, dans un corpus de contes, on actualisera sans vergogne des traits /animé/ dans des syntagmes ou des lexies comprenant "en langue" le trait /inanimé/ , et les bottes de sept lieues n'auront rien d'hyperbolique: ainsi, les normes du genre ont une incidence sur les parcours d'actualisation des sèmes. En principe, le mode herméneutique doit se régler sur le mode génétique, et il convient d'interpréter selon le genre" (Rastier 2001: 234).