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Anne Lair (Cedar Falls)



La sphère publique : l’émergence des restaurants en France au XIXe siècle



Eating Out: Restaurants and Public Sphere in 19th Century France
After the French Revolution most of the cooks employed by the aristocracy open their own restaurants in the Quartier Royal of Paris. The members of the bourgeoisie, up that point excluded from exquisit cookery, visit these places of luxury to give an example of public representation. In the middle of the 19th century also the less privileged classes go for a visit to restaurants on special occasions. Based on Pierre Bourdieu's study La distinction this article analyzes the role of restaurants at the time as illustrated in works by Gustave Flaubert (L'Éducation sentimentale), Emile Zola (L'Assomoir) and Joris Karl Huysmans (A Vau-l'eau).


Le sens du mot "restaurant" a bien évolué depuis sa première apparition. Avant de devenir un endroit où manger, ce terme désigne au XVe siècle un bouillon léger qui a pour vertu de guérir (Spang 2000: 1), et jusque vers 1760, les gens s’y rendent pour prendre des consommés ou des bouillons après une maladie ou en cas de faiblesse physique (Revel 1982: 206). En osant servir des pieds de mouton dans sa sauce poulette, un certain Boulanger transgresse la règle de ce qui doit être servi dans un restaurant et gagne gain de cause après un long procès. L’expression "table d’hôte" fait son apparition vers 1786, et permet au visiteur ou à celui qui n’a ni cuisine ni cuisiniers, faute de moyens, de recevoir un véritable repas pour se nourrir. Cependant, les dîneurs se plaignent de la nourriture insipide et de l’entourage peu aimable (Spang 2000: 7). De plus, différents corps de métier liés à la cuisine, naissent avant la Révolution, comme les rôtisseurs et les pâtissiers (Revel 1982: 207) et qui seront embauchés à titre privé. Les voyageurs fortunés remarquent qu’il n’existe pas de bons endroits où manger à Paris, sous l’ancien régime, en partie parce que la demande n’existe pas, l’aristocratie ayant à son service son propre personnel pour dîner et recevoir chez elle.

Ce n’est donc qu’après la Révolution que les grands chefs de l’ancien régime se retrouvant sans travail, décident d’ouvrir leurs restaurants principalement dans la capitale et surtout au Palais Royal, quartier à la mode pour les restaurants et les étals de luxe dès le début du XIXe siècle (La Reynière 1803: 192–222), afin d’offrir leurs talents à l’élite sociale de l’époque. Ces chefs, déjà considérés comme importants au XVIIIe siècle, participent cette fois à l’autorité sociale en recevant le soutien de la bourgeoisie. Comme le cite Grimod de la Reynière, journaliste culinaire, dans L’Almanach des gourmands de 1803,




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(L’art) des cuisiniers n’ét(a)it autrefois qu’un simple métier: concentrés dans un petit nombre de maisons opulentes, soit de la Cour, soit de la Finance, soit de la Robe, ils y exerç(a)ient obscurément leurs talens utiles, et le nombre de leurs bons juges ét(a)it assez circonscrit. La Révolution, en mettant à la diette tous ces anciens propriétaires, (a) mis tous ces bons cuisiniers sur le pavé. Dès-lors, pour utiliser leurs talens, ils se sont fait marchands de bonne-chère sous le nom de restaurateurs. On n’en compt(a)it pas cent avant 1789; et les érudits en bonne-chère se souviennent que le premier restaurateur de Paris, nommé Champ-d’oiseau, établi rue des Poulies, ne date que de 1770. Il y en a peut-être aujourd’hui cinq à six fois autant. (La Reynière 1803: 177–78)

Tout le savoir que les chefs ont acquis au service de l’aristocratie avant la Révolution, est maintenant mis à la disposition de ceux qui ont les moyens de payer pour goûter. Cependant, avoir des moyens financiers ne signifie pas nécessairement avoir le savoir-vivre. Sous l’ancien régime, ce qui est servi a autant d’importance que la manière de recevoir, et ces manières se retrouvent sous le nouveau régime parmi ceux qui les connaissaient déjà (Ferguson 2001: 12). Pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu dans La distinction: critique sociale du jugement, il s’agit du capital culturel, expression expliquée par la suite. Sous le nouveau régime, l’élite sociale est vaste car elle est constituée de la grande bourgeoisie, comme les banquiers, par exemple les Dambreuse dans L’Education sentimentale, qui continue de recevoir chez elle et non au restaurant, et de véhiculer les manières qu’elle avait déjà sous l’ancien régime. A cela s’ajoute principalement la bourgeoisie, comme les industriels, dont les finances lui permettent maintenant l’accès aux plats de luxe du siècle précédent, mais qui dans certains cas ignore le savoir-vivre, faute de ne pas avoir appris les manières de table (Ferguson 2001: 12). Jusqu’à la Révolution, la bourgeoisie est privée du luxe que connaît l’aristocratie et plusieurs raisons expliquent son engoument pour les restaurants et les goûts de luxe. D’une part, elle mange en public pour le plaisir ou pour sortir sa maîtresse, comme on le verra dans l’œuvre de Flaubert,

Désormais, on dînait hors de chez soi, rien que pour le plaisir. Le bourgeois aimait à fréquenter les restaurants, en les choisissant à la mesure de ses moyens, naturellement. Avec "bobonne" (rarement) ou avec une "créature" (davantage). Ou plus simplement entre garçons. On allait rarement au restaurant en famille. (Toussaint-Samat 2001: 164)

D’autre part, elle n’ose pas encore afficher un train de vie trop luxueux chez elle. Pour la plupart, c’est surtout pour montrer qu’elle y a droit aussi et qu’elle a de l’argent.

(L)a plupart des nouveaux riches rougissant de leur subite opulence, et voulant la cacher, n’osaient point d’abord tenir de maison, ni afficher un luxe de table qui aurait pu les trahir. Ces champignons révolutionnaires ont donc été dans le principe l’une des causes du rétablissement de la fortune des grands cuisiniers sans place de l’ancien régime. (La Reynière 1803: 179)




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Comme le mentionne Priscilla Parkhust Ferguson, le mot "gastronomie" fait sa première apparition en 1801. Il se traduit à la fois par une abondance et une variété d’ingrédients, des chefs, des restaurants et des dîneurs, et une tradition culinaire sous laquelle se trouvent la discipline, le contrôle et la modération. Alors que le gourmand mange de tout et avec excès, le gastronome aime et sait comment apprécier la bonne cuisine (Ferguson 2001: 10, 15). Nous devons rattacher à la gastronomie le champs gastronomique sous lequel il y a le produit matériel comme les ingrédients ou le repas, et le côté intellectuel, critique qui discute le produit original (ibid.: 18). En fin de compte, peu de gens ont la capacité de parler de ce qu’ils mangent et possèdent les manières de table adéquates. Rebecca Spang souligne qu’il est nécessaire pour chaque Parisien de savoir se comporter au restaurant mais qu’il s’agit d’un savoir qui n’est ni inné ni spontané (Spang 2000: 218). Même si des manuels sur les bonnes manières existent, tel que le Manuel des amphitryons de Grimod de la Reynière, peu de personnes les lisent.

En ce qui concerne l’abondance de nourriture au XIXe siècle, celle-ci est due d’une part aux meilleures techniques agricoles qui fournissent de plus grands rendements, et aussi à l’amélioration des transports qui existaient déjà au Moyen Age et à la Renaissance. Ils continuent de se développer au XVIIIe siècle avec l’aménagement des routes mais dont l’utilisation pour les transports reste élevée (Braudel 1986: 238–39), et qui fera donc place aux voies d’eau permettant aux bateaux de transporter les denrées agricoles, les biens comestibles, le bois, le charbon, les matières pondéreuses, sur l’ensemble de la France mais principalement vers Paris, à des prix moindres (ibid.: 244–46). Le réseau ferroviaire servira beaucoup plus tard aux transports de denrées. Ces moyens de transport permettent donc d’acheminer surtout vers Paris, des produits de la France entière, du blé de Russie, pour subvenir aux besoins alimentaires de la grande vague d’immigration, et aussi viennent d’outre-mer, le sucre et les oléagineux, ainsi que tous les produits de luxe et exotiques (ibid.: 227–70, 307) vendus chez les commerçants du Palais Royal, aux Halles, et servis dans les meilleurs restaurants de la capitale (La Reynière 1803: 192–222). Il s’agit ici de l’offre et de la demande dont le coût du transport et la rareté de ces produits de luxe expliquent les prix élevés, que seules les classes les plus aisées peuvent payer, étant à la recherche de ces ingrédients ou préparations pour certains plats à la mode et pour qui le prix a peu d’importance. Ainsi, à Paris, au XIXe siècle, tout est abondant, les ingrédients sont exotiques parce que la demande existe (Flandrin 1996b: 717–23).

Ce n’est que vers 1820 que le mot "restaurant" connaît le sens que nous lui connaissons aujourd’hui (Spang 2000: 2). Jusque vers 1850, les restaurants se trouvent encore principalement à Paris, et restent rares dans le reste de la France étant donné que les chefs s’installent surtout dans la capitale. Comme déjà mentionné plus haut, le nombre de chefs et de restaurants augmente considérablement après la Révolution ainsi que le nombre de dîneurs puisque tout le monde peut dîner à l’extérieur non seulement par goût mais aussi comme il le sera expliqué plus tard, par nécessité. De plus, dès le début du siècle, les revues et les guides gastronomiques lus par l’élite sociale, fleurissent, comme L’Almanach des gourmands et la Physiologie du goût, mentionnant les différentes spécialités, le prix, favorisant ainsi la compétition entre les restaurants et permettant aux Parisiens de connaître les restaurants à la mode, notamment pour les nouveaux riches ou tout simplement aux étrangers, où bien manger.




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Bientôt, les répertoires gastronomiques apparaissent, avec d’entrée de jeu, un triple propos: instruire, séduire, légiférer: "De quelle utilité ne doit pas être un ouvrage dans lequel, avant de sortir de chez soi, au coin de son feu, sous les doigts de son baigneur, on aura appris, non seulement où l’on devra dîner, mais de quoi ce dîner se composera, et ce qu’il en coûtera pour satisfaire le premier, le plus naturel et le plus durable des besoins; ouvrage utile, tous les jours, à tous ceux dont la marmite, selon l’expression vulgaire mais si expressive, est renversée; aux étrangers surtout qu’il sauvera bien souvent d’un essai fâcheux qui ne peut laisser que les regrets les plus amers; car enfin il faut qu’on sache que tout homme de goût qui, guidé seulement par le hasard, ou mal informé, ou mal conseillé, fait un mauvais dîner, pense comme Tutus, avoir perdu un jour. (Aron 1973: 15–16)

La tradition culinaire s’installe donc dès le début du XIXe siècle et ne fait que se renforcer au fur et à mesure du temps avec tous ces éléments mentionnés contribuant à la gastronomie. Inversement, il est évident que tout le monde n’accède pas à ce luxe, faute de moyens économiques, comme ce sera démontré plus tard. De plus, même s’il existe un capital économique, il est à noter des différences au niveau du champ culturel qui expliquent des variations du champ culinaire, ainsi mentionnées par Pierre Bourdieu dans La distinction, et qui distinguent les dîneurs entre eux.

Le capital culturel dont parle Bourdieu vient du capital scolaire et est renforcé par les connaissances et les manières reçues à la maison (ibid.: 10, 12). Il contribue à établir à l’intérieur d’une même classe sociale, la distinction entre un gastronome et un arriviste à partir du goût et aussi des manières.

Le goût classe, et classe celui qui classe: les sujets sociaux se distinguent par les distinctions qu’ils opèrent, entre le beau et le laid, le distingué et le vulgaire, et où s’exprime ou se traduit leur position dans les classements objectifs. Et de ce fait, l’analyse statistique montre par exemple que des oppositions de même structure que celles qui s’observent en matière de consommations culturelles se retrouvent aussi en matière de consommations alimentaires: l’antithèse entre la quantité et la qualité, la grande bouffe et les petits plats, la substance et la forme ou les formes, recouvre l’opposition, liée à des distances inégales à la nécessité, entre le goût de nécessité, qui porte vers les nourritures à la fois les plus nourrissantes et les plus économiques, et le goût de libertéou de luxe – qui, par opposition au franc-manger populaire, porte à déplacer l’accent de la matière vers la manière (de présenter, de servir, de manger, etc.) par un parti de stylisation qui demande à la forme et aux formes d’opérer une dénégation de la fonction. (ibid.: VI–VII)

Voyons maintenant à travers des exemples tirés de L’Education sentimentale, comment la grande bourgeoisie et la bourgeoisie se nourrissent. Dans le cas de la première, elle ne mange jamais à l’extérieur mais possède le savoir-faire, tandis que la deuxième a des goûts de luxe et chez certains, il existe un capital culturel. Par conséquent, la bourgeoisie connaît les meilleures tables de Paris, et aussi les arrivistes, soit la nouvelle bourgeoisie, qui se servent des lieux publics pour se faire remarquer mais dont le capital culturel est inexistant et ainsi n’ont aucune appréciation de ce qu’ils goûtent. Ils ont tous de l’argent, se le procurent différemment et mangent tous à leur faim contrairement au peuple qui se retrouve dans la rue en 1848 lors de la révolution de février. En fin de compte, l’argent ne suffit pas pour distinguer les classes sociales entre elles, il faut aussi avoir un capital culturel, chose qui ne s’achète pas mais qui s’acquiert pour véhiculer un savoir-faire et une appréciation. Dans sa Physiologie du goût, Brillat-Savarin, auteur gastronomique au 19e siècle, relève que tout le monde ne naît pas avec les meilleures facultés physiques mais il insiste sur les connaissances et facultés gastronomiques nécessaires pour apprécier la bonne cuisine,




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Puisqu’elles tendent à augmenter la somme du plaisir qui est destinée: cette utilité augmente en proportion de ce qu’elle est appliquée à des classes plus aisées de la société: enfin elles sont indispensables à ceux qui, jouissant d’un grand revenu, reçoivent beaucoup de monde, soit qu’en cela ils fassent acte d’une représentation nécessaire, soit qu’ils suivent leur inclination, soit enfin qu’ils obéissent à la mode. (Brillat-Savarin 1926: 47)

En arrivant à Paris, le jeune provincial Frédéric Moreau a peu de relations. L’action se passe vers 1848, période d’émeutes politiques, mettant fin à la monarchie constitutionnelle pour imposer la Deuxième République et le suffrage universel. Frédéric connaît les Dambreuse, grands bourgeois d’un milieu fermé, qui l’invitent à dîner ou à des soirées, de temps en temps. Ils véhiculent les manières de l’ancien régime, ayant du personnel de maison leur permettant ainsi de ne recevoir que chez eux et de ne pas manger en public, avec le reste de la société. Il fait la connaissance de bourgeois, les Arnoux, un riche industriel entrepreneur et dont la femme plaît beaucoup au jeune homme.

Pour ce qui est de la cuisine, Jacques Arnoux est un personnage très intéressant puisque c’est un bon vivant pour qui la cuisine a beaucoup d’importance et qui n’agit pas en tant que nouveau riche pour étaler sa richesse à l’extérieur. Il illustre très bien ce que Brillat-Savarin explique sur les connaissances gastronomiques notées plus haut. L’entrepreneur et sa femme ont leur "jour" et invitent à dîner le même groupe d’amis le jeudi soir. Ces dîners sont l’occasion pour Arnoux de montrer à quel point il aime bien recevoir. La salle à manger est unique, ressemblant à un parloir moyen âge, tendue de cuir battu contenant des choses étrangères (Flaubert 1984: 46). Arnoux laisse ses invités pour descendre à la cave choisir certains vins qui se marient très bien avec les différents mets, comme un vin blanc du Rhin sur le poisson, et du tokay, boisson hongroise très à la mode à l’époque. Il fait aussi servir des aliments extraordinaires tel que le gingembre, plante exotique, et des préparations très rares et exotiques qui éblouissent le jeune homme. En servant cette variété d’ingrédients, il montre qu’avec de l’argent et des relations, tout se trouve à Paris.

(Frédéric) eut à choisir entre dix espèces de moutarde. Il mangea du daspachio, du carig, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines; il but des vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay. Arnoux se piquait effectivement de bien recevoir. Il courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de malle-poste, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui communiquaient des sauces. (ibid.: 46)

Mais choisir les plats ne suffit pas au gastronome. Il est critique pour ce qu’il sert et mange, et sait aussi cuisiner. Lors d’un dîner chez sa maîtresse, l’industriel n’hésite pas à se rendre en cuisine pour superviser les menus et goûter les sauces. Une chose très rare à l’époque est de savoir cuisiner ou de s’y connaître en cuisine pour un homme, sauf s’il s’agit de sa profession. Le gastronome sait préparer le salmis de bécasse et faire brûler le punch. Il n’agit donc pas dans le but d’épater la galerie puisque bien manger fait partie de ses plaisirs les plus grands. Cet état d’esprit le différencie des nouveaux riches qui se rendent au restaurant dans le but de se montrer. Pour lui, manger à l’extérieur peut être soit une occasion de goûter de nombreuses bonnes choses, soit une consolation. Lorsque Frédéric semble déprimé, il invite le jeune homme au restaurant cinq ou six fois durant l’absence de Madame Arnoux, dans le but de le distraire.




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Cette importance des mets et des préparations se retrouve lors des repas pris à l’extérieur, comme par exemple au Palais Royal. Il s’agit du centre de Paris où les chefs installent leurs restaurants mais ce quartier perd de son éclat vers 1840 (Toussaint-Samat 2001: 164). Pour lui rendre la politesse des nombreuses invitations, Frédéric invite Arnoux à dîner avec Regimbart aux Trois-Frères-Provençaux, table du Palais Royal datant de la fin du XVIIIe siècle, à la fois excellente et très renommée au début du siècle et ne désemplissant pas (La Reynière 1803: 200). Déjà mentionnée auparavant est l’attitude sérieuse d’Arnoux lorsqu’il reçoit chez lui. Celle-ci ne change pas lorsqu’il est invité au restaurant, se mettant à l’aise, retirant sa redingote, montrant son enthousiasme et prenant l’affaire en main en écrivant lui-même la carte, et se rendant en cuisine pour y composer le menu avec le chef et à la cave qu’il connaît parfaitement. Cette démarche peut paraître exagérée mais en fin de compte, elle semble naturelle dans le cas de l’industriel. Il agit donc comme s’il était chez lui et tient tout naturellement à s’assurer que ce dîner soit spectaculaire puisqu’il connaît la réputation des Trois-Frères-Provençaux. Pour chaque plat, il fait servir une bouteille différente, de façon à obtenir les meilleures alliances gustatives. La composition du menu n’est pas mentionnée peut-être parce que les plats défilent et qu’aucun ne semble satisfaire le gastronome qui généralise, devient dramatique et marque sa déception en affirmant que plus aucune table n’est bonne dans la capitale. "A chaque plat nouveau, à chaque bouteille différente, dès la première bouchée, la première gorgée, il laissait tomber sa fourchette, ou repoussait au loin son verre; puis s’accoudant sur la nappe de toute la longueur de son bras, il s’écriait qu’on ne pouvait plus dîner à Paris!" (Flaubert 1984: 66).

Cette idée de ne pas bien manger à Paris se retrouve notamment dans Le Mangeur du XIXe siècle de Jean-Paul Aron qui recueille les commentaires de sérieux gastronomes de l’époque. En effet, après de très bonnes critiques au début du siècle, très vite les restaurateurs du Palais Royal périclitent. Ceci est dû à la clientèle dont le palais baisse, aux chefs dont la nouvelle génération n’est pas aussi bonne que la précédente qui a ouvert ces restaurants et a été formée dans les maisons d’aristocrates, et aussi à la nombreuse concurrence entre les restaurants. En ce qui concerne les Frères-Provençaux, la cave et la cuisine semblent avoir baissé en qualité ce qui confirme la remarque d’Arnoux sur les Bourgognes, plus loin.

Vers 1840, (Véfour) en a fini avec ses voisins, ses concurrents augustes, non seulement Véry dégénéré depuis dix ans mais les Provençaux. Les gourmets alors versent une larme: "Oh qu’avez-vous fait de cette docte cave, mes chers Frères Provençaux, de cette cave où l’on trouvait toutes les nuances du vin du Rhône et où l’on pouvait finir un dîner par un verre de ce fameux rhum d’Abrantès ainsi nommé parce qu’il venait de la succession Junot!" (ibid.: 60)

Les restaurants passent entre différentes mains pour essayer de relever la réputation, mais rien n’y fait. En fait, il manque le savoir et la pratique que seuls les chefs de l’ancienne école ont reçus. "Peu après la révolution, Delhomme acquiert le Café Anglais. Aux cuisines, il installe Dugléré qui vient d’essayer, à pure perte, de remonter les Provençaux" (ibid.: 79).




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Beaucoup de détails renforcent l’idée qu’Arnoux est un habitué de ce restaurant et qu’il y a dîné de nombreuses fois. Déjà mentionnée auparavant, l’exemple de la cave dont il connaît tous les recoins et aussi parce qu’il demande des nouvelles des anciens serveurs. Cette dernière idée révèle la fréquence des visites de l’entrepreneur et aussi une certaine nostalgie pour la bonne chère. Le fait que beaucoup de serveurs aient quitté la maison peut montrer une instabilité ou l’âge de l’établissement.

Puis il eut, avec le garçon, un dialogue, roulant sur les anciens garçons des Provençaux: "Qu’était devenu Antoine? Et un nommé Eugène? Et Théodore, le petit, qui servait toujours en bas? Il y avait dans ce temps-là une chère autrement distinguée, et des têtes de Bourgogne comme on n’en reverra plus!" (Flaubert 1984: 66)

Une autre fonction du restaurant au XIXe siècle est de servir de lieux pour traiter les affaires lorsque les hommes sont entre eux. Après avoir commenté sur la nourriture et le service, Arnoux, Frédéric et Regimbart parlent de la vente de terrains en banlieue.

Comme nous venons de le voir, Arnoux utilise les restaurants pour le plaisir, mais aussi va-t-il y déjeuner pour se consoler. Pendant la révolution de 1848, alors qu’il sert dans la garnison et que le peuple est dans la rue sur les barricades, l’entrepreneur a des soucis financiers. Pour oublier son chagrin, il invite Frédéric à déjeuner chez Parly, table très à la mode et qui a bonne réputation. L’homme se sert donc de la nourriture comme d’un tranquilisant ou d’une drogue pour se remettre de ses émotions, vue la quantité de bouteilles et de préparations. Il s’agit seulement d’un déjeuner mais dont le luxe surprend car Arnoux commande autant de plats luxueux que s’il s’agissait d’un dîner. Les vins qu’il demande sont de très bonnes années pour le meilleur vin de Bordeaux liquoreux et le meilleur des Bourgognes, et il fait servir du champagne pour le dessert. "(C)omme il avait besoin de se refaire, il se commanda deux plats de viande, un homard, une omelette au rhum, une salade, etc., le tout arrosé d’un sauternes 1819, avec un romanée 42, sans compter le champagne au dessert, et les liqueurs" (ibid.: 319). Cet exemple montre bien qu’il y a une abondance de produits de luxe à Paris, accessibles à ceux qui ont de l’argent et qui savent que ces denrées sont là, et que les évènements de l’époque ne gênent pas ceux qui ont de l’argent. Comme l’a mentionné Brillat-Savarin, il existe plusieurs conditions pour être gastronome, l’une est d’avoir de l’argent pour avoir accès aux produits de luxe et l’autre est d’avoir du goût. Arnoux dépense sans compter lorsqu’il s’agit de cuisine parce que la nourriture est une passion et un dérivatif pour lui. Par opposition aux passionnés de cuisine, se trouvent les arrivistes, la plupart des dîneurs au début du XIXe siècle.

Déjà mentionnés sont le manque de savoir-vivre et le manque de goût que véhicule la nouvelle classe bourgeoise au lendemain de la Révolution et qui permettent de différencier le grand bourgeois de l’ancien régime du nouveau riche du début du siècle. Une des institutions sociales de l’époque est pour le bourgeois d’avoir une maîtresse qu’il entretient et sort au restaurant. Comme c’est très souvent le cas de ces femmes, elles sont là pour satisfaire sexuellement le bourgeois, soit la nourriture charnelle, sont vulgaires, et agissent dans le seul but d’être remarquées et n’ont ni éducation ni classe, contrairement aux épouses bourgeoises qui ont reçu une éducation.




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Rosanette, maîtresse d’Arnoux d’abord et de Frédéric ensuite, est une cocotte qui mène le même train de vie que les bourgeois de l’époque grâce à ses amants. Avoir accès aux endroits similaires, manger des choses semblabes signifient pour elle faire partie de la classe dominante. Cependant, elle n’a aucun capital culturel, aucun savoir-vivre, aucune savoir-faire, et aucune classe comme la majorité des gens de l’époque. Aussi bien son comportement en public que ses goûts au restaurant représentent bien ce que Grimod de la Reynière sous-entend lorsqu’il parle du manque d’éducation et de savoir-faire chez les riches du nouveau régime (Ferguson 2001: 12).

Elle se rend aux courses du Champs de Mars l’après-midi avec Frédéric, lieu qui rassemble une foule très diverses aussi bien les gens du monde, comme les Dambreuse, Madame Arnoux, mais également les vieilles lorettes, et le Vicomte de Cisy. Pour rivaliser avec la grande bourgeoisie qui véhicule les manières de l’ancien régime et est beaucoup plus réservée, les cocottes se font remarquer de part leur comportement en parlant haut et fort, et en se pavanant dans leurs voitures. Rosanette, jalouse de voir que les vieilles lorettes sont regardées alors qu’elle ne l’est pas, "se mit à faire de grands gestes et à parler très haut" (Flaubert 1984: 207). Elle nomme les hommes importants qui lui rendent son salut auprès de Frédéric pour lui prouver qu’elle connaît beaucoup de gens dans la société, connaissances faites pour avoir été leur maîtresse et non pour véhiculer un capital économique ou culturel. D’autre part, pour aller de paire avec son agitation, au lieu de manger discrètement, elle dévore les provisions de bouche apportées par Frédéric, "mang(e) avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras" (ibid.: 208), boit du champagne, et n’hésite pas à humilier Frédéric devant Madame Arnoux ‘(e)t levant le plus haut possible son verre rempli, elle s’écria: "Ohé là-bas! les femmes honnêtes, l’épouse de mon protecteur, ohé!"’ (ibid.: 208). Elle atteint son but puisque la société masculine rit de son comportement et par conséquent a l’attention qu’elle voulait. Son attitude est donc vulgaire mais peu importe puisqu’elle obtient ce qu’elle veut des hommes et les oblige à l’imiter, comme dans la scène du foie gras où Frédéric se met à manger de la même façon qu’elle. Pour elle, l’important est d’avoir accès à tout, comme la bourgeoisie, les manières étant secondaires.

Pour conclure la journée, elle continue de décider et choisit l’endroit où Frédéric l’emmène dîner, le Café Anglais, situé sur le Boulevard des Italiens. A partir de 1825, le Boulevard est le nouvel endroit où s’installent de nombreux restaurateurs et où flannent les gens opulents qui délaissent le Palais-Royal (Aron 1973: 51). "Les gens se rendent souvent (au Café Anglais) par gourmandise, quoiqu’on y dîne aussi par ostentation d’y dîner", dans l’un de ses 22 cabinets particuliers (ibid.: 65). Il s’agit en fait du rendez-vous des "lions" et des actrices en vogue (Parienté / Ternant 1994: 270). Comme c’est le cas de nombreux restaurants, celui-ci change de mains peu après la révolution et est acheté par Delhomme qui y installe Dugléré aux cuisines, chef issu des cuisines Rothschild et qui porte le Café Anglais au sommet (Aron 1973: 115).




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Ainsi Rosanette connaît-elle les endroits à la mode sans doute pour y avoir été invitée par quelques messieurs, et prend toutes les décisions concernant le repas comme si elle invitait, ce qui lui donne de l’importance. Dès leur arrivée, elle garde le même comportement qu’aux courses, à savoir se montre exubérante en parlant avec des hommes de sa connaissance, des anciens amants probablement puisque c’est la société qu’elle fréquente et envoie Frédéric l’attendre dans le salon privé. Elle lui donne des indices depuis l’après-midi comme quoi elle est à lui et l’ambiance et le menu au restaurant confirment qu’elle compte le séduire ce soir, soit la nourriture charnelle. Développée plus loin est l’importance des aphrodisiaques qui vont de l’espace intime aux plats chers. "(U)n grand nombre d’éléments vont se joindre au repas (aphrodisiaque) pour créer une atmosphère propice: le cadre qui peut être celui d’un cabinet particulier dans un restaurant" (Maillant 1967: 102). Comme l’indique Rebecca Spang, le cabinet particulier est très à la mode à cette époque, surtout pour les Parisiens pour y sortir leurs maîtresses. Cette petite pièce meublée d’un miroir, d’une table et de plusieurs chaises, avec des rideaux aux fenêtres et à la porte, rend l’espace plus intime dans lequel on associe femmes et nourritures séduisantes (Spang 2000: 210). Le souhait de Frédéric de passer la soirée seul avec Rosanette s’évapore lorsque Hussonnet s’impose à table, qu’elle invite Cisy à manger avec eux, et ajoute auprès de Frédéric sans lui laisser le droit de choisir "J’ai invité monsieur. J’ai bien fait, n’est-ce pas?" (Flaubert 1984: 212). Avoir du monde autour d’elle et capter l’attention signifient à ses yeux être importante.

Toujours pour continuer à monopoliser le regard, elle fait comme Arnoux aux Trois-Frères-Provençaux et décide de ce qu’ils devraient manger. La scène devient comique car elle essaie constamment d’imiter la société mais son absence de capital culturel et sa propre personnalité ressortent une fois de plus. Il est intéressant de projeter le personnage de Rosanette dans celui d’un homme, Arnoux par exemple. Comme nous l’avons vu, aux Trois-Frères-Provençaux, sûr de lui et gourmet comme il est, il prend les choses en main. Elle mène le jeu lorsqu’il est question de l’amour ou plutôt de la nourriture charnelle, et fait la même chose au Café Anglais en proposant ce qu’ils pourraient manger, pensant si connaître. Cependant, sa sélection ne révèle ni une grande passion pour la cuisine ni une forte personnalité, et reflète en fait son manque de connaissances culinaires, mais en aucun cas ne semble embarrassée.

Les mets qu’elle sélectionne sont aphrodisiaques parce qu’ils sont chers et donc à la mode à l’époque, "(et) ont dû leur réputation, au moment de leur apparition en France, au fait qu’ils étaient coûteux et rares" (Maillant 1967: 97), et qu’"(i)ncontestablement, la préférence (pour les aphrodisiaques) va aux mets coûteux, exotiques, rares, et aux mélanges bizarres et fortement pimentés" (ibid.: 99).
Pour commencer, elle commande des huîtres, plat de luxe très à la mode à cette époque mais qui ne figure pas au menu (Aron 1973: 133) tellement il est compris qu’il y en a en cuisine, et raffolé par les hommes à cause de sa forme sexuelle et de ses qualités aphrodisiaques. Parce qu’Aphrodite, déesse de la beauté, naquit de l’écume de la mer, ou, si l’on en croit Botticelli, d’une coquille Saint-Jacques, tout ce qui se rapporte à son origine est réputé, et pour cause, aphrodisiaque.




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Ainsi tous les poissons et aussi les coquillages et crustacés, jouissent de cette réputation, et par extension les écrevisses. (Maillant 1967: 96) Comme le mentionne Maguelonne Toussaint-Samat, les huîtres étaient déjà très prisées par les Romains, restant leur crustacé favori comparé aux écrevisses et au homard (ibid.: 384–387). Au fil du temps, nous les retrouvons parmi les grands dîners, notamment au XVIIIe siècle avec "Le Déjeuner d’huîtres" de Jean-François de Troy. Basons-nous sur les statistiques du XIXe siècle pour mieux comprendre la consommation de ce plat de luxe.

La consommation de l’huître en France est de tradition aristocratique et fort ancienne. Mais au XIXe siècle, elle se développe et s’embourgeoise. On en trouve la preuve dans les statistiques de l’époque qui révèlent un bond dans le produit de la vente des huîtres entre 1812: 524 376,30 Fr et 1825: 1 069 216 Fr. Entre 1830 et 1840, la consommation augmente d’un tiers et l’on vend, en 1840, 6 millions de douzaines d’huîtres, soit 6 douzaines d’huîtres par personne et par an. (Aron 1973: 62)

Pour la suite du menu, Rosanette se trouve embarrassée devant la carte, comme beaucoup de Parisiens au début du siècle ne sachant que choisir tellement la carte est longue et écrite dans un langage compliqué (Spang 2000: 186), mais grâce au Guides des dîneurs de Honoré Blanc en 1815, la carte s’uniformise pour permettre aux dîneurs de comprendre ce qu’ils peuvent commander (ibid.: 188). Malgré cette amélioration, elle n’a aucune idée de ce que les noms suggèrent mais comme ils sont compliqués, ils doivent faire chic, d’après elle. N’importe quel gastronome se régalerait et n’aurait que l’embarras du choix, entre du turban de lapins à la Richelieu, du turbot à la Chambord, plats très originaux et luxueux déjà à l’époque, et aussi avec du pudding à la d’Orléans, mets international, et de plus ceux-ci sont servis avec une sauce. La bourgeoise du XIXe ou la maîtresse entretenue ne cuisine pas et ne fait jamais les courses puisqu’elle a du personnel pour le faire, ceci explique aussi pourquoi Rosanette n’y connaît pas grand chose en cuisine et de plus ne s’y intéresse pas. Elle n’a aucune idée d’où les mets proviennent ni pourquoi ils portent ces noms composés ou "bizarres" (Flaubert 1984: 212) alors que la mode de donner des noms de personnalités aux nouveaux plats se répend aux XVIIe et XVIIIe siècles (Carême 1994: 523). Il est possible de retrouver les différents plats du Café Anglais dans L’Art de la cuisine française au XIXe siècle d’Antonin Carême ce qui place le restaurant parmi les bons endroits où dîner. Maguelonne Toussaint-Samat parle de savoir manger et de savoir-vivre déterminés par les aliments.

Sous la férule de tels maîtres à penser, les deux termes se firent inextricablement liés. Et certains mets les illustraient au mieux: en particulier, asperges, turbot et écrevisses – obligatoires pour les garnitures – représentaient avec la truffe le summum de cet art nouveau. (Toussaint-Samat 2001: 191)




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Même si Rosanette nomme les plats chic qu’il faut commander, son manque de culture et de raffinement ressort quand elle remplace un plat de viande par du poisson, et ne comprend pas ce que sous-entend Cisy lorsqu’il souligne ne pas vouloir de pudding à la d’Orléans. Elle lui propose du turbot à la Chambord à la place, ignorant qu’il est toujours question de la famille des Bourbon, ce qui montre qu’elle ne sait pas lire entre les lignes.

La Maréchale se mit à parcourir la carte, en s’arrêtant sur des noms bizarres.
– "Si nous mangions, je suppose, un turban de lapins à la Richelieu et un pudding à la d’Orléans?"
– "Oh! pas d’Orléans!" s’écria Cisy, lequel était légitimiste et crut faire un mot.
– "Aimez-vous mieux un turbot à la Chambord?" reprit-elle.
Cette politesse choqua Frédéric. (Flaubert 1984: 212)

De tout temps, le turbot demeure le prince de la mer (La Reynière 1803: 77) et Antonin Carême ajoute que:

(A)ussi ce poisson excellent est-il fort estimé à Paris et à Londres, et tient-il le premier rang parmi les grosses pièces de poisson que l’on sert si souvent sur les tables opulentes de ces deux grandes cités gourmandes. (…) Cette préférence accordée au turbot sur les autres espèces de gros poissons se conçoit aisément: la blancheur attrayante de sa chair, sa délicatesse et son goût exquis plaisent à tout le monde; elle est nourrissante, de facile digestion; produit un suc salutaire; convient en tout temps, à tout âge, à tous les tempéraments. (Carême 1994: 165)

Bien qu’elle ait suggéré de prendre tous ces plats raffinés, elle fait son choix pour des plats masculins et aphrodisiaques. Elle commande un simple tournedos, viande rouge mangée par les hommes, au caractère robuste et rustique, et délaissée par les femmes et ne prend aucun légume alors que c’est justement ce qu’une femme aurait commandé. Voici ce qu’explique Pierre Bourdieu dans La distinction à propos de la viande rouge:

La viande, nourriture nourrissante par excellence, forte et donnant de la force, de la vigueur, du sang, de la santé, est le plat des hommes, qui en prennent deux fois, tandis que les femmes se servent une petite part: ce qui ne signifie pas qu’elles se privent à proprement parler; elles n’ont pas réellement envie de ce qui peut manquer aux autres, et d’abord aux hommes, à qui la viande revient par définition, et tirent une sorte d’autorité de ce qui n’est pas vécu comme une privation; plus, elles n’ont pas le goût des nourritures d’hommes qui, étant réputées nocives lorsqu’elles sont absorbées en trop grande quantité par les femmes (par exemple, manger trop de viande fait "tourner le sang", procure une vigueur anormale, donne des boutons, etc.) peuvent même susciter une sorte de dégoût. (214)

Rosanette choisit ensuite des écrevisses, aphrodisiaque rattaché aux crustacés (Maillant 1967: 96), des truffes, plat cher et à la mode, servies habituellement comme accompagnement. La truffe est très prisée pour ses qualités aphrodisiaques et son parfum mystérieux (Toussaint-Samat 2001: 434–35).




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L’autre aliment dont la réputation n’est plus à faire est la truffe. Elle était déjà connue des Romains qui avaient une préférence pour la truffe blanche (tuber brumale). (…) Ces propriétés de la truffe sont sans doute attribuables davantage à l’atmosphère qui entoure leur consommation qu’à leur vertu propre. Ce mets coûteux est en effet réservé aux soupers fins où la chère délicate s’accompagne d’une luxueuse utilisation de fleurs, de parfums et de vins capiteux, servis au cours d’un tête-à-tête intime où tout respire les intentions amoureuses d’un couple dont l’un se met en condition pour attaquer alors que l’autre est d’avance résolu à céder. (Maillant 1967: 99)

D’après la scène que nous venons d’observer dans le salon particulier du Café Anglais, nous aurions dû avoir cette ambiance; hors, il s’avère que Rosanette brouille les cartes. Pour le dessert, elle demande de l’ananas, fruit exotique et aphrodisiaque, cher, servi par la suite chez les Dambreuse et des sorbets à la vanille, là encore un aphrodisiaque (ibid.: 97). Tout ce qu’elle décide de manger est cher et est aussi sexuellement stimilant et ceci n’a sans doute rien de surprenant car Rosanette veut séduire ses messieurs. Elle rajoute à son dîner de la charcuterie, aliment très prisé, garantie d’origine dans les restaurants de luxe, et généralement goûté par les hommes.

En ce qui concerne les boissons, son absence de classe est flagrante lorsqu’elle veut boire du vin tout de suite,
– "On n’en prend pas dès le commencement", dit Frédéric.
Cela se faisait quelquefois, suivant le Vicomte.
– "Eh non! jamais!"
– "Si fait, je vous assure!"
Le regard dont elle accompagna cette phrase signifiait: C’est un homme riche, celui-là, écoute-le!" (Flaubert 1984: 212–13)

Pour ne pas la ridiculiser, Cisy va dans son sens faisant ainsi passer Frédéric pour quelqu’un sans savoir-faire. Le Bourgogne est une boisson très à la mode en ce temps-là à Paris et qui renforce le choix de Rosanette pour les aliments virils.

La primauté éclatante du bourgogne dont les grands crus, rouges et blancs occultent, ou presque, ceux du bordelais, chichement représentés. (…) Il y a je ne sais quelle afféterie, quelle sophistication dans le bordeaux: le bourgogne paraît plus viril, par conséquent plus convenable. (Aron 1973: 144)

Tout comme elle fait un faux pas en prenant du vin de suite, elle poursuit son exubérance en appelant le garçon "jeune homme" et en jetant sa mie de main au plafond (Flaubert 1984: 213).

Intéressons-nous maintenant à Cisy qui malgré son titre de Vicomte se comporte lui aussi en arriviste aux courses et au Café Anglais non seulement dans sa manière de faire mais aussi dans ses habits (ibid.: 260). Voyons le dîner qu’il donne à la Maison Dorée, anciennement Café Hardy, un des meilleurs restaurants de Paris situé sur le Boulevard, depuis peu repris par les frères Verdier en 1845, avec aux cuisines Casimir Moisson, un des plus grands chefs et dont la cave est une des meilleures de Paris (Parienté et Ternant 1994: 269–70), mais qui est fréquenté sous le Second Empire par des lorettes, des quarts d’agents de changes et des débris de la jeunesse dorée (Aron 1973: 79). Cette population n’est donc pas florissante et sans connaissance quant à la gastronomie.




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Déjà signalées sont les différentes utilisations du restaurant au XIXe siècle, il s’agit ici d’une sortie entre hommes, comme celle qu’Arnoux, Frédéric et Regimbart ont faite. Dans le dîner suivant, il est intéressant de voir les buts de ce repas, l’hôte et les personnes conviées à ce dîner, en milieu de semaine.

Cisy, arriviste lui aussi, organise un dîner dans le but de faire envie à ses invités, de montrer sa supériorité et de se vanter, au lieu d’être un hôte agréable. Son choix pour la Maison dorée n’est pas anodin puisque c’est une des meilleures tables de Paris et qu’il sélectionne volontairement une salle beaucoup trop grande pour le nombre de convives, "enfin, à huit heures, on passa dans une salle éclairée magnifiquement et trop spacieuse pour le nombre des convives. Cisy l’avait choisie par pompe, tout exprès" (Flaubert 1984: 219).

Un surtout de vermeil, chargé de fleurs et de fruits occupait le milieu de la table, couverte de plats d’argent, suivant la vieille mode française; des raviers, pleins de salaisons et d’épices, formaient bordure tout autour; des cruches de vins rosat frappé de glace se dressaient de distance en distance; cinq verres de hauteur différente étaient alignés devant chaque assiette avec des choses dont on ne savait pas l’usage, mille ustensiles de bouche ingénieux. (…) Un lustre et des girandoles illuminaient l’appartement, tendu de damas rouge. Quatre domestiques en habit noir se tenaient derrière les fauteuils de maroquin. A ce spectacle, les convives se récrièrent, le Précepteur surtout. (ibid.: 220)

Cette description de la table correspond à ce qui se trouve dans la salle à manger bourgeoise, mais qui implique aussi un savoir-faire de ces ustensiles.

En suivant l’évolution qui sépare la table mobile dans la grande salle commune de la table fixe dans la salle à manger bourgeoise, on retrouve l’enrichissement graduel et la spécialisation croissante de l’équipement, surtout en ce qui concerne les ustensiles individuels. En témoigne tout particulièrement la multiplication des couverts (à viande, à poisson, à fruit, à gâteau, etc.) et des verres (à eau, à vin blanc, à vin rouge, à vin sucré, à apéritif, à liqueur et même à différents types de liqueurs, comme le cognac ou le whisky). Cette diversification se traduit de toute évidence par une plus grande complexité des règles à observer et par la prédominance de l’étiquette sur l’éthique, du savoir-faire sur le savoir-vivre. (Romagnoli 1996: 518)

Cisy convit des hommes qui ont un titre de noblesse, un cousin, son ancien précepteur et Frédéric, et les présente non pas en fonction de leur âge mais de leur titre, ce qui est un faux pas mais révèle le vrai personnage qu’est Cisy.

Cisy présenta ses convives, en commençant par le plus respectable, un gros monsieur, à cheveux blancs:
– "Le marquis Gilbert des Aulnays, mon parrain. M. Anselme de Forchambeaux", dit-il ensuite (c’était un jeune homme blond et fluet, déjà chauve); puis, désignant un quadragénaire d’allures simples: "Joseph Boffreu, mon cousin; et voici mon ancien professeur M. Vezou", personnage moitié charretier, moitié séminariste, avec de gros favoris et une longue redingote boutonnée dans le bas par un seul bouton, de manière à faire châle sur la poitrine.
Cisy attendait encore quelqu’un, le baron de Comaing, "qui peut-être viendra, ce n’est pas sûr". (Flaubert 1984: 219)




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Parmi les convives, il faut distinguer deux groupes, celui que respecte le Vicomte, c’est-à-dire les gens titrés comme lui et qui peuvent lui apporter quelque chose. Il s’agit de son parrain auquel il demande s’il se distrait à Paris, et du Baron de Comaing, à qui il a demandé de le faire entrer dans son club (ibid.: 220–22). Le Vicomte agit ici pour se rendre important et montrer qu’il a une vie mondaine. Il n’interroge pas l’autre groupe du fait de son absence de titre mais s’en sert comme bouc émissaire et lui fait des réflexions désagréables. Il n’épargne ni Forchambeaux qui ne veut pas boire et va se marier, et ni Frédéric en parlant tout d’abord de Rosanette puis de Madame Arnoux (220–24). Il veut avoir le dernier mot, quitte à inventer des histoires et dire n’importe quoi, comme dans le cas de Madame Arnoux. En fin de compte, Cisy agit comme Rosanette au Café Anglais et ceci explique bien pourquoi ces deux-là s’entendent bien. Mais voyons les manières de table qu’un hôte doit avoir.

Elles existent depuis tout temps et ont en fait peu évolué depuis le XIIIe siècle. Dans un petit ouvrage, Bonvesin, magister grammaticae du XIIIe siècle indique les règles qui aident à comprendre la signification et la valeur sociale du repas pris en commun, "c’est-à-dire essentiellement l’expression gestuelle et la parole. Le rapport aux aliments et aux boissons passe inévitablement par la gestuelle: se servir, porter à sa bouche, mâcher, couper, offrir ou recevoir…" (Romagnoli 1996: 520). Aucune différence de comportement n’existe concernant le repas mangé à l’extérieur et celui pris chez soi puisque dans n’importe quel cas il ne faut pas parler la bouche pleine, ni troubler l’assemblée par des bruits inutiles, ou des bavardages constants et gênants. "De la table il convient de bannir la tristesse, la souffrance, le dégoût, la grossièreté, la vulgarité, l’impolitesse" (ibid.: 520) pour au contraire faire place à la joie, respecter autrui et éviter de blâmer les plats proposés. Sont associés aux manières, le service et les mets.

Pour aller de paire avec la taille et la beauté de la salle, Cisy choisit la tradition de l’ancien régime, à savoir le service à la française, utilisé entre le XVIe et XVIIIe siècles. Celui-ci consiste en plusieurs services et à l’intérieur desquels de nombreux plats sont servis, comme par exemple pour le premier service, le principe des potages, il y a des entrées et des relevés de potages. Les convives se servent librement et le maître d’hôtel veille à varier les plats dans le but de satisfaire tous les goûts des invités. Inversement, "ce souci de variété ne vise plus, aux XVIIIe et XIXe siècles qu’à satisfaire la gourmandise et à témoigner de la magnificence du maître de maison" (Flandrin 1996a: 572). Ce dernier élément est important car dans le cas du Vicomte, il s’agit uniquement de se vanter et non de gourmandise comme on le verra plus bas. Dans les restaurants, le service est passé à la russe dans le but de simplifier, dès le début du siècle (Carême 1994: 523).

Cette manière de servir fut dite "à la russe", après que le prince Kourakine le fit connaître au tout-Paris, au cours d’un dîner qu’il donna, en juin 1810, en son château de Clichy. Jusque-là et depuis le Moyen Age, pour chaque service, on installait simultanément et artistiquement sur la table tous les plats prévus, entre lesquels les convives n’avaient plus qu’à choisir. Tandis que le service à la russe, celui que nous connaissons à présent, consiste à proposer au fur et à mesure les mets, bien chauds et découpés à l’office si leur nature le demande. Le convive se sert lui-même dans le plat qu’on lui présente. (Toussaint-Samat 2001: 172)




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Il est intéressant de voir que la table contient un élément du service à la russe, l’usage des verres, cinq par personne. "Avec le service à la russe, il fut désormais d’usage de les disposer devant les assiettes, en plusieurs tailles différentes selon les boissons successivement proposées" (ibid.: 172). Ce mélange de services, à la fois à la russe et à la française, correspond bien au personnage de Cisy qui aime à émerveiller pour montrer sa richesse.

Ne serait-ce que pour le premier service, le Vicomte a choisi sept plats, tous aussi recherchés les uns que les autres, mais l’ensemble est sans doute peu varié, comparé aux autres menus de l’époque puisqu’il y a un plat de poisson, la hure d’esturgeon, pour trois plats de viande, dont deux très similaires, les cailles rôties et le sauté de perdrix rouges, et une charcuterie. Comme il se doit, il y a des aphrodisiaques, telles que les pommes de terre aux truffes (Maillant 1967: 97) et la volaille. Quelques-uns de ces plats ne sont pas cuisinés "simplement" mais préparés avec une sauce à base d’alcool.

(I)l y avait, rien que pour le premier service: une hure d’esturgeon mouillée de champagne, un jambon d’York au tokay, des grives au gratin, des cailles rôties, un vol-au-vent Béchamel, un sauté de perdrix rouges, et, aux deux bouts de tout cela, des effilés de pommes de terre qui étaient mêlés à des truffes. (Flaubert 1984: 220)

Cette quantité de plats, montre que tout est calculé de la part de Cisy, pour provoquer l’émerveillement auprès de ses invités et leur faire envie. Lorsqu’il reçoit des compliments de ses invités en voyant la table, il fait le faux modeste en répondant: "Ça? (…) allons donc!" comme si pour lui il s’agissait d’un repas ordinaire. Inversement, le seul convive qui parle de la nourriture et semble prendre plaisir à manger est le précepteur, sans doute l’homme le moins riche de l’assemblée en mentionnant: "Notre amphitryon, ma parole, a fait de véritables folies! C’est trop beau!" (ibid.: 220) et ajoute avec bassesse: "Cela ne vaut pas les œufs à la neige de madame votre grand’mère" (ibid.: 221) lorsque le Vicomte renvoie les truffes malgré les délectations du précepteur. Il prend vraiment plaisir à goûter ces préparations d’autant plus que pour lui elles doivent être rares si l’on en juge d’après ses revenus. Son commentaire à la fin montre qu’il préfère tout de même les choses faites maison, remarque que les classes sociales les plus basses font pour valoriser le travail manuel. Les autres convives s’arrêtent uniquement à la beauté de la table et semblent indifférents au goût des plats. Cisy est l’opposé du bon amphitryon puisque pour compléter son attitude arrogante, et pensant agir en maître, il boit trop, maltraite les domestiques, et rejette tous les plats. En disant non à tout, il se donne un genre et montre qu’il a le pouvoir. En d’autres termes, il n’a rien d’un gastronome car il n’éprouve aucun plaisir de toutes ses bonnes et belles choses. Il reste à penser qu’il n’a pas lu les recommandations du Manuel des amphitryons de Grimod de la Reynière sur comment être un bon hôte.




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En fin de compte, avoir de l’argent permet l’accès aux très bons restaurants et à une excellente cuisine mais ceci ne suffit pas à la réussite d’un dîner. Le choix des invités est primordiable mais avant tout, l’hôte doit créer une ambiance conviviale et montrer qu’il se fait un plaisir de recevoir. Dans le cas présent, malgré son titre de noblesse, Cisy ne montre aucun savoir-faire et se comporte en parvenu.

Nous venons de voir que le restaurant de luxe se développe au XIXe siècle grâce à la fréquentation de la nouvelle bourgeoisie qui a de l’argent, et c’est aussi pendant cette période que naît la gastronomie avec les nombreux guides sur ces restaurants. Ces endroits sont utilisés pour dîner, pour se rencontrer, et éprouver du plaisir. Mais la gourmandise ne touche pas seulement la classe supérieure, elle se répend parmi toutes les classes sociales (Ferguson 1997: 12). Pour répondre aux goûts et aux besoins de chacune, différents types d’endroits où manger se développent selon les moyens financiers. Dans L’Assommoir, Emile Zola (1996) place le repas de noces de Gervaise et Coupeau dans une gargote, endroit simple dont nous avons déjà parlé. Dans A vau-l’eau, Joris-Karl Huysmans (1956) montre le désarroi de l’homme célibataire dont les moyens financiers sont limités pour se nourrir.

Dans La distinction, Pierre Bourdieu note dans le chapitre "L’habitus et les styles de vie" que l’art et la manière en matière de consommation alimentaire permettent plus de faire la différence entre les classes sociales que les aliments servis. La nourriture est un élément du quotidien que la classe bourgeoise utilise pour mettre en avant les goûts de luxe puisqu’elle en a les moyens économiques et le capital culturel, contrairement à la classe populaire qui mange parce que c’est nécessaire et par conséquent minimise les gestes associés à la présentation et au service (Bourdieu 1984: 215)

Le véritable principe des différences qui s’observent dans le domaine de la consommation et bien au-delà, est l’opposition entre les goûts de luxe (ou de liberté) et les goûts de nécessité: les premiers sont le propre des individus qui sont le produit de conditions matérielles d’existence définies par la distance à la nécessité, par les libertés ou, comme on dit parfois, les facilités qu’assure la possession d’un capital; les seconds expriment, dans leur ajustement même, les nécessités dont ils sont le produits. C’est ainsi que l’on peut déduire les goûts populaires pour les nourritures à la fois les plus nourrissantes et les plus économiques (le double pléonasme montrant la réduction à la pure fonction primaire) de la nécessité de reproduire au moindre coût la force de travail qui s’impose, comme sa définition même, au prolétariat. (ibid.: 198)

Le décor, le service ainsi que la cuisine raffinée sont ce que recherche la classe dominante quand elle mange à l’extérieur, alors que pour la classe ouvrière, il s’agit de se nourrir.

Bien plus nombreux et disséminés dans la ville, les restaurants "où l’on mangeait" se proposaient aux appétits d’une population modeste et laborieuse. Mais l’on y comptait aussi beaucoup de voyageurs venus de province ou de l’étranger, et que les "débarcadères" des chemins de fer déversaient à présent.
(…) Alors que l’on venait déjeuner par nécessité dans les établissements du tout-venant, qui n’hésitaient pas à annoncer innocemment sur leur vitrine: "Ici, on mange comme chez soi". (Toussaint-Samat 2001: 165)




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Dans son choix de restaurants, la classe laborieuse sélectionne un lieu similaire à ce qu’elle est habituée, avec des prix raisonnables, servant le même style de cuisine qu’à la maison, soit des plats élastiques, et offrant un côté pratique comme dans le cas du Moulin-d’Argent dans L’Assommoir. Il est très important pour la classe ouvrière de pouvoir s’identifier à ce qu’elle a chez elle. Cette gargote se trouve dans le quartier de la Goutte d’or, endroit où habitent Gervaise et Coupeau et où ils font leur repas de noces, avec une salle au premier étage et au fond de la cour, un petit espace ombragé sous trois acacias.

Alors, (Coupeau) organisa un pique-nique à cent sous par tête, chez Auguste, au Moulin-d’Argent, boulevard de la Chapelle. C’était un petit marchand de vin dans les prix doux, qui avait un bastringue au fond de son arrière-boutique, sous les trois acacias de sa cour. Au premier, on serait parfaitement bien. (ibid.: 112)

Comme dans n’importe quel restaurant, la table est couverte d’une nappe blanche et le repas a lieu dans une salle privée. En revanche, les gens ne vont pas dans une gargote pour le décor ou le service, qui de toute façon laissent à désirer puisque dans la vie quotidienne ils n’apparaissent pas nécessaires pour cette catégorie sociale. Les ustensiles de service ne sont pas adéquates, et le saladier est utilisé pour n’importe quelle préparation en sauce. Il y a donc un double usage des plats et des ustensiles, faute de moyens et une non-utilité de tout avoir.

Deux garçons servaient, en petites vestes graisseuses, en tabliers d’un blanc douteux. (…) Le reflet des arbres dans ce coin humide, verdissait la salle enfumée, faisait danser des ombres de feuilles au-dessus de la nappe, mouillée d’une odeur vague de moisi. Il y avait deux glaces, pleines de chiures de mouches, une à chaque bout, qui allongeaient la table à l’infini, couverte de sa vaisselle épaisse, tournant au jaune, où le gras des eaux de l’évier restait en noir dans les égratinures des couteaux. Au fond, chaque fois qu’un garçon remontait de la cuisine, la porte battait, soufflait une odeur forte de graillon. (ibid.: 132–33)

Le repas terminé, la salle apparaît comme un champ de bataille, faisant ressortir avec les taches sur la nappe ce qui a été ingurgité, et les bouteilles de vin vides entreposées le long du mur. En fait, ces choses deviennent des marqueurs ou des signes d’abondance de ce qui a été consommé, aspect important pour la classe populaire puisque comme le souligne Bourdieu, tout ce qui est gros(sier) est associé au peuple (Bourdieu 1984: 199).

Dans la salle, le reflet verdâtre s’épaississait des buées montant de la table, tachée de vin et de sauce, encombrée de la débâcle du couvert; et, le long du mur, des assiettes sales, des litres vides, posés là par les garçons, semblaient les ordures balayées et culbutées de la nappe. (Zola 1996: 136)

Les manières de table sont elles aussi lourdes car elles montrent un attrait pour la nourriture, pour la goinfrerie, et non pour l’étiquette ce qui prouve que ce qui compte pour cette classe sociale est la nécessité de manger. Coupeau décide de ne pas attendre Mes-Bottes pour commencer à manger, qui de toute façon rattrapera tout le monde une fois à table, et suscitera l’admiration de tous les convives pour la quantité et la vitesse à laquelle il avale.




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Oh! ça ne l’embarrassait pas, il rattraperait les autres, et il redemanda trois fois du potage, des assiettes de vermicelle, dans lesquelles il coupait d’énormes tranches de pain. Alors, quand on eut attaqué les tourtes, il devint la profonde admiration de toute la table. Comme il baffrait! les garçons effarés faisaient la chaîne pour lui passer du pain, des morceaux finement coupés qu’il avalait d’une bouchée. Il finit par se fâcher; il voulait un pain à côté de lui. Le marchand de vin, très inquiet, se montra un instant sur le seuil de la salle. La société, qui l’attendait, se tordit de nouveau. Ça lui coupait au gargotier! Quel sacré zig tout de même, ce Mes-Bottes! Est-ce qu’un jour il n’avait pas mangé douze œufs durs et bu douze verres de vin, pendant que les douze coups de midi sonnaient! On n’en rencontre pas beaucoup de cette force-là. Et Melle Remanjou, attendrie, regardait Mes-Bottes mâcher, tandis que M. Madinier, cherchant un mot pour exprimer son étonnement presque respectueux, déclara une telle capacité extraordinaire. (ibid.: 134)

Mes-Bottes devient le personnage principal de la scène car il aime manger et boire. Il y a également une théâtralisation dans l’histoire racontée des douze coups de midi. A lui seul, il capte l’attention de tous et provoque l’émerveillement. L’absence de raffinement permet à l’ouvrier de se concentrer sur ce qu’il avale, du pain et de la soupe principalement, nourritures dominantes pour cette classe sociale. Il a le langage familier et ceci surtout après avoir bu comme c’est le cas quand il rejoint les autres au Moulin-d’Argent. Contrairement aux dîners précédents, la classe populaire se concentre sur le nombre d’assiettes englouties pour une même préparation, tandis que la bourgeoisie choisit plusieurs plats mais dont elle goûte une fois. La classe ouvrière ne met pas de limites à ce qu’elle peut manger ou boire.

L’art de boire et de manger reste sans doute un des seuls terrains sur lesquels les classes populaires s’opposent explicitement à l’art de vivre légitime. (…) Le bon vivant n’est pas seulement celui qui aime à bien manger et bien boire. Il est celui qui sait entrer dans la relation généreuse et familière, c’est-à-dire à la fois simple et libre que le boire et le manger en commun favorisent et symbolisent, et où s’anéantissent les retenues, les réticences, les réserves qui manifestent la distance par le refus de se mêler et de se laisser-aller. (Bourdieu 1984: 200)

Aucune préparation servie pour le repas de noces, ne fait penser à une célébration. Il est plutôt question d’un repas copieux à cause de ses viandes. Pour commencer, il y a de la soupe aux vermicelles, presque froide, et de la tourte aux godiveaux, plat peu à la mode si l’on en juge par les commentaires d’Antonin Carême mais bourratif à cause de la pâte et de la farce. En effet, la présentation et les ingrédients de ce plat n’ont rien d’extraordinaire et la farce consiste bien souvent de restes de viandes.

La tourte est l’ancêtre du vol-au-vent et est généralement aux godiveaux, une sorte de farce. Au début du dix-neuvième siècle, Antonin Carême mentionne que la tourte n’est pas un plat suffisament luxueux pour être servi sur les tables opulentes à cause de son apparence trop vulgaire. (Revel 1982: 164–65)




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Puis, comme il se doit, trois plats de viande, une gibelotte de lapin car c’est toujours ce que commande Coupeau quand il mange à l’extérieur (Zola 1996: 134), un fricandeau au jus avec des haricots verts, et deux poulets maigres, pour le rôti, couchés sur un lit de cresson, fané et cuit par le four (ibid.: 136). Pour le dessert, à l’origine, il doit y avoir seulement du fromage et des fruits mais le gargotier trouvant que ça fait un peu maigre, rajoute des œufs à la neige, les blancs, trop cuits, mais peu importe puisque c’est inattendu et du coup fait effet de surprise. Nous pouvons voir ce que recherche la classe ouvrière quand elle mange à l’extérieur, elle prime surtout la viande, ne s’aventure pas dans des préparations inconnues, et n’attache aucune importance au décor. Dans l’exemple suivant, le dessert original devait être du fromage et des fruits, mets surtout très simples, et très naturels. Le fait que le dessert soit manqué ne se remarque pas car il était inattendu et les convives ne sont pas amateurs de sucré.

Maintenant, au milieu de la nappe, s’étalaient des œufs à la neige, dans un saladier, flanqués de deux assiettes de fromage et de deux assiettes de fruits. Les œufs à la neige, les blancs trop cuits nageant sur la crème jaune, causèrent un recueillement; on ne les attendait pas, on trouva ça distingué. (ibid.: 138)

Les mets servis confirment ce que Bourdieu relève sur comment les classes sans capital culturel, sans capital économique ont tendance à manger. Il est surtout question de pain, de porc, de charcuterie, de lait et de fromages, de lapins et de volailles, de légumes secs et de corps gras. Ce sont plutôt des choses salées, grasses, lourdes, épicées, mijotées, bon marché et nourrissantes qui tiennent au corps (Bourdieu 1984: 209). L’important est d’en avoir pour son argent et c’est ce que fait Mes-Bottes en "torchant les plats" avec du pain (Zola 1996: 136). Les gens ici mangent tout ce qu’ils peuvent jusqu’à n’en plus pouvoir. Considérons maintenant l’aspect de l’ouvrier célibataire qui doit se nourrir à Paris tous les jours.

Il semble pris dans un cercle vicieux puisqu’il n’a pas assez d’argent pour se marier et entretenir une famille, doit habiter dans une chambre très exiguë, sans cuisine et donc prendre ses repas à l’extérieur. Celui-ci a le choix entre le restaurant présenté ci-dessus où il peut manger en quantité, le bouillon ou la table d’hôte. Les gens s’y rendent pour être en compagnie et aussi pour avaler ce dont ont besoin les classes populaires pour travailler. Cependant, les repas ne sont pas variés, très simples, et dans tous les cas, les serveuses sont habillées comme s’il s’agissait d’un restaurant bourgeois et donner l’impression aux dîneurs qu’ils mangent eux aussi dans un endroit chic.

(S)imple et bon, il existait, pour le grand plaisir des célibataires, une chaîne de quinze "bouillons" dont le premier avait été créé en 1867 par un ancien boucher, Duval, qui servit d’abord du bœuf bouilli ou de la tête de veau vinaigrette. (…) Autre attrait de ces bouillons, et non négligeable, les serveuses étaient costumées en femmes de chambre de bonne maison! (Toussaint-Samat 2001: 166)

Il y a donc une théâtralisation au niveau du service pour accompagner une nourriture simple. Etre servi par du personnel en tenue est à la fois une forme de respect mais aussi une façon de détourner le mangeur de ce qu’il a dans son assiette. Pour celui qui a plus de moyens, il peut aller dans un endroit plus cher manger de la cuisine bourgeoise, soit des plats en sauce et en avoir pour son argent, mais le service est plus long, ce que le célibataire ne comprend pas car il vient pour se rassasier uniquement.




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Le public avisé préférait l’enseigne "Cuisine bourgeoise" pour être sûr de se régaler de bons plats traditionnels et économiques, avec une sauce grasse qui permettrait, en torchant son assiette d’un quignon de pain, de se bien caler l’estomac pour un minimum de dépense. (ibid.: 165)

Autrement, il existe la table d’hôte, sorte de restaurant développé sous le second Empire, dans lequel il est possible de dîner pour quatre-ving-dix à cent francs par mois et fréquenté par ceux qui ne veulent pas dîner seuls et ne sont pas répugnés par l’entourage. Mais là encore, la nourriture ne varie pas.

On peut y dîner à heure fixe, généralement à six heures. Le convive paie tant par tête. Le pain et l’eau sont à discrétion. Le café et la liqueur se payent à part comme de juste. "La table d’hôte, écrit Louis Desnoyers, c’est l’omnibus de la fringale; c’est là que viennent s’embarquer toutes les faims sans domicile." Un Guide du Voyageur de 1855 conseille la méfiance ‘si l’on tient à bien dîner et ne pas se trouver en contact, à la même table, avec une société douteuse’. (Toussaint-Samat 2001: 166)

Cet endroit ne fait pas le bonheur du héros Jean Folantin dans A vau-l’eau de Joris Karl Huysmans, en quête d’endroit où dîner tous les soirs. Il découvre qu’il faut attendre longtemps avant d’avoir une table et l’endroit ne lui semble pas très convivial puisque c’est enfumé et que c’est fréquenté par des étudiants et des gens de la province. De plus, la nappe est sale, affichant ce que les gens avant vous ont avalé, la nourriture, insipide, et le service peu accueillant.

Sur la nappe tiède, dans les éclaboussures de sauce, dans les mies de pain, on leur jeta des assiettes, et l’on servit un bœuf coriace et résistant, des légumes fades, un rosbif dont les chairs élastiques pliaient sous le couteau, une salade et du dessert. Cette salle rappela à M. Folantin le réfectoire d’une pension, mais d’une pension mal tenue, où on laisse brailler à table. Il n’y manquait vraiment que les timbales au fond rougi par l’abondance, et l’assiette retournée pour étaler sur une place moins sale les pruneaux ou les confitures. (ibid.: 66)

Tandis que les Coupeau ne furent pas géner de manger sur une nappe douteuse, le héros huysmansien en souffre. A force de dîner à l’extérieur, il remarque la façon dont on le sert et finit par ne plus supporter le manque de manière.

En fin de compte, les basses classes sociales sont limitées par des ressources économiques qui les conditionnent aux préparations traditionnelles, allant de la viande bouillie au plat en sauce, pour lesquelles elles éprouvent du plaisir ou non mais comme l’explique Bourdieu, elles sont condamnées à certaines nourritures (Bourdieu 1984: 199). De plus, le plaisir qu’elles éprouvent se trouve au niveau de la quantité et non de la variété. Se nourrir signifie se rassasier plutôt que d’avoir du plaisir et prendre le temps de manger, ceci s’explique en partie par l’absence de capital culturel.




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Comme nous venons de le voir, manger à l’extérieur devient accessible à toutes les classes sociales au XIXe siècle, non seulement pour le plaisir, comme dans le cas des restaurants de luxe, mais aussi par nécessité pour ceux qui sont sans cuisine ou qui travaillent loin de leur domicile. A chaque endroit où manger correspond un certain type de cuisine ou de nourriture ainsi qu’une certaine étiquette. Plus le restaurant est élevé, plus l’étiquette est importante mais inversement tout le monde ne connaît pas le savoir-faire puisqu’il fait partie du capital culturel acquis à l’école et en famille. Avoir de l’argent ne suffit pas pour vraiment apprécier ce qui est servi, comme dans le cas de Cisy ou de Rosanette. Ils ont accès aux aliments les plus nobles mais ne s’en rendent pas compte. De nombreux guides ont été écrits à l’époque pour justement parer à l’ignorance de la gastronomie mais rares sont ceux qui les ont lus parmi la classe dominante. En ce qui concerne la classe populaire, elle est conditionnée à certaines nourritures, faute de moyens et préfère goûter des choses qu’elle connaît plutôt que d’essayer de nouveaux produits, des plats qui collent au corps et ne voit pas l’utilité de dépenser plus que le nécessaire pour être rassasiée.

Nous avons vu aussi que les manières varient d’une catégorie sociale à l’autre. Par exemple, dans la classe dominante, il est de bon goût d’apprécier et non de dévorer, d’être un gastronome et non un gourmand, alors que dans le milieu populaire, le bon vivant attire toute l’attention car la quantité prime. Peu importe s’il apprécie. Il s’agit de qualité pour l’un et de quantité pour l’autre. Comme le remarque Pierre Bourdieu, les différences alimentaires s’expliquent en partie par le revenu et aussi le capital culturel, important pour certains et inexistant pour d’autres.

Le fait qu’en matière de consommations alimentaires l’opposition principale correspond grosso modo à des différences de revenus a dissimulé l’opposition secondaire qui, au sein des classes moyennes comme au sein de la classe dominante, s’établit entre les fractions les plus riches en capital culturel et les moins riches en capital économique et les fractions ayant un patrimoine de structure inverse. (ibdi.: 197)

Dans les exemples ci-dessus, le restaurant est utilisé par les hommes, pour le plaisir. Ils y sortent leur maîtresse qui à l’époque est une institution sociale et fait partie de la sphère publique contrairement à l’épouse qui elle reste dans la sphère privée, comme le mentionne Jürgen Habermas dans The Structural Transformation of the Public Sphere (Habermas 1989: 44). Le restaurant peut être aussi utilisé pour les affaires, mais il l’est rarement à cette époque pour sortir en famille. Les femmes y vont entre elles mais c’est plus rare, elles le fréquentent surtout plus l’après-midi vers la fin du siècle. Comme nous l’avons vu, l’homme bourgeois parfois s’y connaît en cuisine plus que la femme car en effet la femme bourgeoise ne cuisine pas et ne fait pas les courses. Ceci s’explique du fait que l’homme sort beaucoup plus que la femme pour dîner, et découvre ainsi de nouvelles préparations et de nouveaux ingrédients.





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