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Frank Jablonka (Amiens)



Andreas Rittau (2003): Interaction Allemagne-France. Les habitudes culturelles d'aujourd'hui en question. Préface de Joseph Jurt. Paris: L'Harmattan.



Le présent travail est la première thèse de doctorat soutenue sous la direction de Laurent Kashema à Strasbourg. L'ouvrage s'inscrit, il est vrai, dans le champ des Sciences du langage, même si cela n'apparaît pas dans le titre, et l'une des intentions principales de l'auteur est sans aucun doute de donner des impulsions innovatrices à la didactique des langues, plus spécialement par rapport à la communication interculturelle dans un sens très élargi. Soulignons toutefois que l'approche transdisciplinaire assez variée, avec d'importants apports notamment de l'anthropologie culturelle et de l'esthétique de la réception (Jauss), permet à peine de situer le travail dans un champ disciplinaire bien précis. Au contraire, l'auteur, qui cherche à forger une approche "sociosémiotique" (27) sui generis, impose involontairement au lecteur linguiste la tâche de 'décortiquer' les composantes relevant des Sciences du langage.

Le principe méthodologique consiste en la mise en réseau de 17 domaines sociosémiotiques relevant du champ interculturel du contact franco-allemand, dont "Repas" (68–108), "Voiture" (153–167), "Région" (251–264), et "Eau" (309–313). Il va de soi que la méthode impose un degré de subjectivité assez élevé tant par rapport à la sélection de ces 17 rubriques que par rapport au matériau sélectionné à l'intérieur de chacune des rubriques. En effet, le problème est moins la subjectivité, facteur incontournable en sciences humaines, et notamment dans les disciplines qui s'intéressent aux phénomènes de constitution de sens. Le problème réside plutôt dans l'absence de critères valides et convaincants guidant ces opérations de sélection indéniablement nécessaires. Par conséquent, nous constatons que le travail n'est pas vraiment une mise en réseau avec des connexions associatives (inter)culturelles clairement identifiables, contrairement à ce qu'on pourrait exiger d'un travail qui se veut (entre autres) inspiré de l'approche sémiotique d'Umberto Eco (28). Le travail ressemble plutôt à un rhizome qui foisonne de manière imprévisible, ce qui, dans une perspective sémiotique postmoderne, a sans doute aussi un certain charme (cfr. Deleuze / Guattari 1972), mais qui sacrifie tout moyen de contrôle méthodologique. Cela est d'autant plus déplorable que nous n'apercevons guère l'écho des conceptions théoriques dans les chapitres traitant les différents domaines sociosémiotiques. Nous cherchons souvent en vain le principe régissant l'interprétation cohérente des données remarquablement riches – et peut-être que l'auteur s'est parfois lui-même égaré dans son propre labyrinthe méthodologique involontairement rhizomatique. En effet, sa démarche interprétative nous semble souvent trop impressionniste,1 et il n'est même pas rare que les données ne sont tout simplement pas interprétées,2 ce qui fait que certains chapitres semblent extraits d'un guide touristique (comme celui sur les musées (213–227)): des phénomènes relevant des deux champs culturels (ou souvent plutôt: référentiels)3 sont certes repérés, sans que la dynamique interactive du champ de la communication interculturelle au sein du contact franco-allemand à multiples facettes en soit dégagée.




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Quel est l'objectif de cette démarche ? L'intention principale est de rendre visible la "dimension cachée" derrière la façade anodine de phénomènes quotidiens porteurs de sens, donc de dégager les principes de la structure profonde sous-jacente (les "codes") du champ sémiotique interculturel franco-allemand régissant la surface phénoménologique. En effet, le travail aurait sensiblement gagné en clarté, transparence et rigueur méthodologique s'il avait adopté l'approche de E.T. Hall, notamment l'ouvrage La dimension cachée (1971, de façon plus explicite et récurrente, au lieu de s'y référer de manière purement sélective (107). Au contraire, les données phénoménologiques apportées par l'auteur afin de révéler cette dimension cachée sous-jacente du champ interculturel ont plus tendance à cacher celle-ci qu'à élucider les processus sociosémiotiques qui sont en œuvre en profondeur.4

Pour cette raison, l'objectif didactique poursuivi par cet ouvrage n'est, à notre avis, pas atteint. Il s'agissait de donner des impulsions innovatrices à la didactique de la communication interculturelle en libérant les notions culturelles d'une perspective statique et réifiée et en mettant en lumière le caractère dynamique interactif multidimensionnel, multicanal et polyphonique, polysémique et polyvalent de celles-ci. Au contraire, le lecteur risque de se perdre dans la multiplicité de données, dont le principe organisateur lui échappe aussi bien que ce qu'elles sont censées révéler. Toutefois, nous reconnaissons l'intérêt didactique de nombre des documents reproduits en eux-mêmes. Mais pour atteindre pleinement l'objectif que l'auteur s'est fixé il est indispensable que l'approche théorique et méthodologique du travail, sans doute prometteuse, soit élaborée, approfondie et mise au point afin d'être ensuite appliquée aux différents domaines sociosémiotiques de manière transparente, rigoureuse, et surtout contrôlée. Nous souhaitons en conséquence à cette approche sociosémiotique et à son application didactique tout à fait intéressantes l'évolution théorique et méthodologique qu'elles méritent.


Bibliographie

Deleuze, Gilles / Guattari, Félix (1972–73): Capitalisme et schizophrénie. L'Anti-Œdipe. Nouvelle édition augmentée. Paris: Minuit.

Hall, Edward T. (1971): La dimension cachée. Paris: Seuil.


Notes

1 Ainsi, l'auteur met la peinture de Caspar David Friedrich et de Paul Cézanne en rapport avec l'écriture de Georges-Arthur Goldschmidt, et ces documents avec des photos prises par l'auteur lui-même à Rügen, Baume-les-Dames (Doubs), Bad Schandau (Saxe) et Biarritz (270–273, 359–362). La méthode est sans doute originale, mais l'interprétation n'est guidée par aucune approche sémiotique clairement identifiée ni identifiable. Ce sont l'association libre et le goût artistique de l'auteur qui organisent l'analyse.




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2 Ce jugement s'impose, par exemple, par rapport au chapitre consacré à l'alimentation. L'auteur présente une liste de phraséologismes français et allemands liés à la nourriture (85–86), sans la moindre amorce d'analyse. Il n'est même pas précisé que ces phénomènes langagiers relèvent de la phraséologie. De plus, nous ne voyons aucun rapport entre cette liste et le constat des prétendues attitudes "zoophage" des Français et "sarcophage" des Allemands (85). Nous voyons encore moins le rapport avec les deux menus allemand et français reproduits directement après la liste des phraséologismes (86–87), documents qui sont également à peine analysés.

3 Comme les dépenses financières, les travaux, le statut public ou privé des musées etc.

4 Quel est l'intérêt de la description in extenso et détaillée des hauts lieux de la culture et de la pratique musicales en Allemagne et en France, de la Philharmonie de Berlin au Centre Pompidou (233–239) ? Le lecteur est écrasé par une considérable masse d'informations, pour être ensuite stupéfait par le bilan extrêmement modeste que l'auteur a pu destiller des données présentées (239): "Contrairement aux autres rubriques, nous sommes maintenant très loin de notre point de départ en littérature, c'est la conception elle-même de la musique qui a changé, tout s'organise autour d'équipe avec le relais des nouvelles technologies. Quelle place pour l'amateur et son instrument dans sa maison et quel sens ?" Et quelle place pour une analyse socio-sémiotique et anthropologique digne de ce nom de la "dimension cachée" interculturelle ?

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