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Paul Gévaudan (Tübingen)

 

Fondements sémiologiques du modèle de la filiation lexicale*

 

The semiotic foundations of the model of lexical filiations
The model of lexical filiation presented in Gévaudan (ms, sous presse) allows a standardized description and analysis of all type of lexical innovation – i.e. enlargement of the vocabulary by a word or a word's new sense. This implies the integration of the typologies of meaning change, word formation and lexical borrowing (out of foreign languages) which have been elaborated by different linguistic disciplines and have remained incompatible to this day. The descriptive part of the model of lexical filiation defines the semiotic bases for the purpose of this integration, while its analytic part provides the exact determination of all kinds of theoretically possible innovation by means of a method of three-dimensional cross-classification. This contribution gives a survey of the semiotic foundations of the model of lexical filiation – beyond that, it demonstrates the general principles of the method of analysis based on a large scale of examples taken from French.

 

1 L'objectif du modèle de la filiation lexicale

Le modèle de la filiation lexicale présenté dans Gévaudan (ms, sous presse) permet de décrire et d'analyser tout type d'innovation lexicale, voire tout type d'élargissement du vocabulaire par un mot nouveau ou le nouveau sens d'un mot, de manière homogène. Cela implique l'intégration des typologies du changement sémantique, de la formation des mots et de l'emprunt aux langues étrangères, typologies qui sont élaborées par différentes disciplines et jusqu'à présent incompatibles. Le modèle de la filiation lexicale réunit une méthode descriptive et une méthode analytique: Elle propose un cadre sémiologique au sein duquel les différentes typologies peuvent être intégrées ainsi qu'un cadre analytique qui permet la détermination exacte de tous les cas possibles d'innovation à l'aide d'une classification croisée tridimensionnelle. L'essai présent est un aperçu des fondements sémiologiques de ce modèle – en l'occurrence on y trouvera également l'explication des principes généraux de la méthode analytique qui repose sur ces derniers.

Après avoir discuté l'incompatibilité des typologies du changement sémantique, de la formation des mots et de l'emprunt aux langues étrangères (section 2 "L'incohérence des typologies de l'innovation lexicale"), j'élucide les principes diachroniques (section 3 "La méthode diachronique du modèle de la filiation lexicale") et la conception du signe lexical (section 4 "Perspective sémiologique, conception du signe lexical et modèle du lexique") sur lesquels fonde la méthode que je propose. Partant de là, on peut considérer la partie analytique du modèle (section 5 "Filiations partielles et principes de la classification croisée de la filiation") et la description standardisée de l'acte de parole, qui donne une valeur explicative au modèle de la filiation lexicale (section 6 "L'origine de la filiation dans l'acte de parole"). Il s'agit ensuite de pourvoir la méthode, exposée jusque là dans les dimensions de la sémantique et de la morphologie, d'une dimension qui peut rendre compte de l'emprunt aux langues étrangères (section 7 "La filiation stratique"). En conclusion sera démontré que le modèle de la filiation lexicale est en mesure de décrire toute sorte d'évolution lexicale de manière homogène (section 8 "Conclusion: La cohérence du modèle de la filiation lexicale").

 


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2 L'incohérence des typologies de l'innovation lexicale

Nous connaissons trois types d'innovation lexicale, le changement sémantique (cf. exemple 1), la formation de mot (2) et l'emprunt aux langues étrangères (3). Les exemples suivants montrent trois stratégies différentes employées pour dénommer un légume qui fut introduit en Europe vers la fin du 16e siècle, le POIVRON:

(1) esp. pimiento 'poivron' esp. pimiento 'poivre'

(2) fr. poivron fr. poivre

(3) hongr. paprika 'poivron' serbo-croat. pàpar 'poivre'

Le problème que veut résoudre le modèle de la filiation lexicale consiste dans le fait que, jusqu'à présent, la linguistique a développé pour ces trois phénomènes des systèmes de description différents: Les typologies du changement sémantique, de la formation des mots et de l'emprunt sont incompatibles, alors que les exemples que nous venons de voir montrent fort bien le point commun de ces phénomènes. Dans chacun de ces cas, une forme ayant le sens de 'poivron' provient d'une forme qui signifie 'poivre' – le processus sémantique y est donc identique. Mais il est impossible de décrire ces phénomènes de manière homogène tant que les typologies du changement sémantique, de la formation des mots et de l'emprunt lexical sont incompatibles. L'intégration de ces trois systèmes s'effectuera en deux étape: Il faudra d'abord arriver à une description cohérente du changement sémantique et de la formation des mots – sur cette base l'intégration de l'emprunt sera relativement facile. Dans un premier temps je vais donc faire abstraction de l'emprunt sur lequel je reviendrai dans la section 7 de cette étude.

Voyons, pour donner un exemple de l'incompatibilité du changement sémantique et de la formation des mots, un autre cas: En ancien français, il y a eu une concurrence de longue durée (d'au moins deux siècles) entre deux désignations pour le concept MESSAGER:

(4) afr. message 'messager' afr. message 'message'

(5) afr. messagier 'messager' afr. message 'message'

Ici, nous avons un changement sémantique (4) et une suffixation (5) sur la base de l'afr. message 'message' pour aboutir à une signification 'messager', le processus sémantique est donc identique dans les deux cas. Cette innovation sémantique est traditionnellement appelée métonymie, ou, dans la terminologie de la sémantique historique cognitive, "changement sémantique basé sur une association de contiguïté" (cf. Blank 1997). Malheureusement, la métonymie présuppose, comme tous les tropes, une "figure en un seul mot" (cf. Fontanier 1968), c'est-à-dire une continuité morphologique, ce qui rend impossible la description de quelconque processus sémantique lié à la formation des mots.

 


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La situation inverse se présente dans des cas de formations de mots du même type accompagnés de différents processus sémantiques, comme le montrent les exemples (6)–(8) ci-dessous:

(6) fr. applaudir lt. plaudere 'battre, frapper'

(7) fr. apprendre lt. prehendere 'prendre'

(8) fr. regarder afr. garder 'regarder'

Chacune de ces trois innovations lexicales résulte d'une suffixation, mais cette catégorie de formation de mot ne peut pas rendre compte du fait que la sémantique de ces innovations présente des caractères différents. Pour les raisons évoquées ci-dessus on ne peut parler ni de métonymie par rapport à (6), ni de métaphore par rapport à (7) (APPRENDRE, c'est comme SAISIR PAR L'ESPRIT), car la définition stricte des tropes ne permet pas de rendre compte des phénomènes appartenant à la formation des mots.

Le modèle de la filiation lexicale (Gévaudan Ms., sous presse, 1999) tente de combler cette lacune en proposant de procéder à une description typologique séparée du niveau sémantique et du niveau morphologique. Par la suite, les constats partiels peuvent être réunis par une classification croisée, ce qui permet finalement de présenter un système descriptif avec lequel tout type d'innovation lexicale peut être analysé de manière comparable. Vu que le modèle de la filiation cherche à rester théoriquement neutre, je renoncerai à utiliser des termes très chargés tels que signifiant et signifié.

 

3 La méthode diachronique du modèle de la filiation lexicale

Par rapport aux éléments du vocabulaire l'évolution lexicale obéit à trois principes de la continuation, de l'innovation et de la disparition, illustrés par les exemples suivants (9, 10 et 11):

(9) fr. plus lt. plus

(10) fr. beaucoup afr.XI, lt. Ø

(11) fr. Ø mfr. moult lt. multum 'beaucoup'

Le principe de la continuation est l'un des phénomènes les moins perçus par la linguistique diachronique, alors que Coseriu (1958) souligne à juste titre qu'il s'agit là d'un phénomène qui mérite attention. En effet, si la forme latine plus se retrouve en français contemporain avec le même contenu comparatif qu'elle avait déjà en latin classique (ex. 9), c'est le résultat de l'usage répété de cette forme avec ce sens depuis au moins 25 siècles. De ce point de vue, le grand nombre de cas de continuation, par laquelle un élément du vocabulaire latin est transmis dans le lexique français d'aujourd'hui, est bien plus intéressant que certains ne pensent (cf. section 6).

 


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D'autres éléments du lexique français ont été créés depuis, comme le mot beaucoup, qui n'a pas d'antécédent latin (ex. 10) et dont les premières traces datent du XIIIe siècle (DHLF, s.v. beau, bel). A côté de ce genre de changement lexical innovateur, nous trouvons aussi dans l'évolution du latin au français contemporain de nombreuses disparitions, comme celle de lt. multum 'beaucoup' qui existait encore en ancien et en moyen français, mais qui fut finalement entièrement remplacé par beaucoup (ex. 11).

Le modèle de la filiation lexicale ne tient compte que de deux des trois principes de l'évolution lexicale, à savoir de la continuité et de l'innovation. Cela est présenté dans le schéma suivant (fig. 1):

Fig. 1: L'évolution lexicale – continuité, innovation, disparition

J'entends par filiation lexicale une catégorie qui regroupe la continuité et tout type d'innovation lexicale. Notons que ces perspectives correspondent aux approches de l'étymologie, qui s'intéresse surtout au changement phonologique, et que les autres disciplines de la linguistique diachronique ne se sont jamais préoccupé que de l'innovation lexicale.

Le principe sémiologique le plus fondamental du modèle de la filiation est très simple et découle de sa perspective diachronique qui concerne la continuité et l'innovation lexicales: C'est le constat du fait que chaque mot a un antécédent historique. On peut donc décrire l'origine d'un mot de la manière suivante (Fig. 2):

Fig. 2: La filiation lexicale – antécédent et successeur

 


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Selon la théorie de la filiation lexicale (Gévaudan ms) chaque innovation lexicale se déroule sur la base d'un mot déjà existant, l'antécédent. Résultat de la filiation est donc le successeur. Il faut préciser que le biais par lequel le modèle de la filiation décrit les faits historiques est rétrospectif (c'est-à-dire d'un futur relatif à un passé relatif, cf. Saussure 1916). Par conséquent, cet appareil descriptif ne se prête pas à la prise en compte des phénomènes de disparition lexicale, car la diachronie rétrospective relie deux points différents sur l'axe du temps, ce qui n'est pas possible dans le cas de la disparition lexicale. Par ailleurs, la rétrospection permet de retracer la ramification historique de manière univoque – la diachronie prospective qui part d'un antécédent vers un futur relatif a l'inconvénient de devoir attribuer à celui-ci un nombre variable de successeurs (p.ex. lt. piper fr. poivre, fr. poivron, it. pepe, it. peperone, etc.).

Il est évident que la description et l'analyse croisée de la filiation lexicale reposent sur la connaissance préalable des faits historiques.

 

4 Perspective sémiologique, conception du signe lexical et modèle du lexique

Un modèle du signe apte à la description de tout type de filiation exige certains caractères liés à la perspective sémiologique. Du point de vue du modèle de la filiation, la conception du signe représentée par le lexème s'avère inappropriée, car elle implique une perspective sémasiologique qui restreint l'analyse de l'innovation aux changements sémantiques. La perspective sémasiologique observe les faits du niveau sémantique à partir d'une certaine forme. En diachronie, la sémasiologie peut rendre compte de continuations et de changements sémantiques, comme dans les exemples suivants:

(12) afr. nef 'bateau' lt. navis 'bateau'

(13) fr. nef 'partie d'une église entre le portail et le chœur' lt. navis 'bateau'

En ancien français, on trouve le mot nef 'bateau', qui représente une continuation de lt. navis 'bateau' (ex. 12). Dans ce sens, cette forme est aujourd'hui disparue, par contre, elle existe encore avec l'acception 'partie d'une église entre le portail et le chœur' (ex. 13) – cette métaphore s'explique par le fait que, surtout dans les églises gothiques, les salles réservées aux fidèles ont une forme de bateau renversé. La représentation sémasiologique de ces deux cas d'évolution lexicale correspond aux dessins ci-dessous (fig. 3):

Fig. 3: Représentation sémasiologique de la continuation et du changement sémantique

 


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Étant donné la continuité de la forme dans les deux cas ci-dessus, on peut admettre que afr./fr. nef et lt. navis représentent la même expression lexicale, ce qui permet une analyse sémasiologique. Le moment t1 représente la signification du lexème à l'époque latine et le moment t2 à l'époque de l'ancien français ou du français contemporain.

Toutefois, la sémasiologie n'est pas en mesure de décrire une innovation ayant un impact morphologique, comme dans le cas suivant:

(14) fr. visage afr. vis 'visage'

Dans ce cas-ci, on peut procéder à une description onomasiologique. L'onomasiologie procède à la description de la forme par rapport au sens – il s'agit donc exactement de l'inverse de la sémasiologie. En diachronie la représentation onomasiologique des exemples (12) et (14) amène au schéma suivant (Fig. 4):

Fig. 4: Représentation onomasiologique de la continuation et du changement morphologique

L'onomasiologie diachronique est en mesure de décrire la continuité lexicale et le remplacement d'une dénomination par une autre. Dans le cas de fr. visage afr. vis, il y a également une relation étymologique entre la nouvelle et l'ancienne dénomination. D'autres substitutions dénominatives, comme p.ex. le remplacement de lt. caput 'tête' par fr. tête, ne sont pas intéressantes pour le modèle de la filiation lexicale, car la substitution concerne la motivation de l'innovation et son mécanisme (cf. Gévaudan sous presse).

 


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L'exemple suivant montre un type d'innovation lexicale très fréquent dont ne peut rendre compte ni la sémasiologie ni l'onomasiologie:

(15) fr. navette 'partie du métier à tisser (en forme de bateau renversé)' lt. navis 'bateau'

Ici, le biais sémasiologique doit nécessairement échouer et avec lui la conception sémiologique du lexème, car il n'y a pas de continuité morphologique qui puisse servir de point fixe à une telle approche, puisque l'innovation implique dans ce cas-ci la création d'une nouvelle forme lexicale. Étant donnée l'innovation sémantique du successeur fr. navette par rapport à son antécédent lt. navis, la méthode onomasiologique s'avère également inopérante, car elle ne peut retracer que des évolutions liées à un seul contenu. J'ai montré dans Gévaudan (sous presse) que la sémasiologie et l'onomasiologie sont inappropriées à la description unitaire de tous les types d'innovation possibles et qu'il faut, pour ce faire, recourir à une synthèse des perspectives sémiologiques, ce qui est possible à l'aide du modèle du signe appelé unité lexicale (cf. Cruse 1986: 76f.).

Selon Cruse, l'unité lexicale représente "the union of a lexical form and a single sense" (1986: 76), c'est-à-dire une relation biunivoque entre une seule forme et un seul sens. Cette définition permet, outre l'accès sémasiologique et onomasiologique, la description de toutes sortes de faits synchroniques et diachroniques. D'un point de vue synchronique p.ex. fr. médecine 'science de la santé' et fr. médecine 'remède' sont deux unités lexicales (Cruse 1986: 76 qualifie les lexèmes polysémiques de "family of lexical units") et fr. médicament 'remède' en est une autre. À partir du modèle sémiologique de l'unité lexicale on peut pleinement rendre compte de la structure synchronique du lexique, comme le montre fig. 5:

Fig. 5: La structure lexicale en tant qu'engrenage d'unités lexicales (UL)

L'approche sémasiologique nous permet ici de rendre compte de la structure polysémique qui existe entre UL1 et UL2, mais pas de la relation synonymique entre UL2 et UL3. A l'inverse, l'approche onomasiologique, qui décrit les expressions par rapport à un certain contenu, rend compte de la synonymie entre UL2 et UL3, mais pas la relation entre UL1 et UL2. En revanche, le principe de la biunivocité des unités lexicales rend possible l'intégration des deux perspectives de la sémasiologie et de l'onomasiologie, car il permet de tenir compte du fait qu'une expression ou qu'un contenu soit élément d'unités lexicales différentes. Ce dernier fait implique d'ailleurs la possibilité de concevoir un modèle formalisé du lexique en tant que système d'ensembles. L'ensemble lexical primaire y est l'inventaire des unités lexicales d'une langue dont on peut déduire un inventaire d'expressions lexicales aussi bien qu'un inventaire de contenus lexicaux. Le modèle formalisé du lexique est une condition préalable à l'argumentation menée ci-dessous dans les sections 5 et 6.

 


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Revenons à présent à l'impact du modèle du signe linguistique que représente l'unité lexicale au niveau diachronique: Si nous définissons la relation successeur antécédent (cf. fig. 2) en tant que relation entre deux unités lexicales, cela nous amène à une définition de la filiation qui correspond à la représentation ci-dessous (fig. 6):

Fig. 6: La filiation entre unités lexicales

La perspective sémiologique qui découle de cette représentation n'a, comme point de départ, ni une forme (comme dans le cas de la sémasiologie) ni un contenu (comme dans le cas de l'onomasiologie), mais la relation entre forme et contenu. Ceci peut être schématisé comme suit (fig. 7):

Fig. 7: La filiation de relations biunivoques entre expression et forme

La fig. 7 montre la filiation menant de la relation entre l'expression (EA) et le contenu (CA) de l'antécédent (ULA) à la relation entre l'expression (ES) et le contenu (CS) du successeur (ULS). La flèche représente la transition diachronique entre les unités lexicales de l'antécédent et du successeur.

Le schéma esquissé dans fig. 7 permet une représentation homogène des différentes filiations lexicales représentées par les exemples (12)–(15) comme le montrent les fig. 8a–8d:

 


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La fig. 8a nous montre un cas de continuité, tandis que les fig. 8b–8c représentent différentes innovations lexicales. On peut constater dans tous les cas qu'il existe une unité lexicale que l'on peut considérer comme antécédent historique de l'unité lexicale du successeur. On peut décrire ainsi tout type d'évolution diachronique – à l'exception de la disparition, bien entendu. C'est sur cette base que le modèle de la filiation procède à une décomposition en filiations partielles, lesquelles sont analysées séparément, pour finalement aboutir à une classification croisée de la filiation.

 

5 Filiations partielles et principes de la classification croisée de la filiation

Les fig. 7 et 8 décrivent de manière globale la transition diachronique entre les unités lexicales de l'antécédent et du successeur. Pour l'analyse au moyen de la classification croisée, cette représentation sémiologique doit être décomposée en des filiations partielles – celles-ci correspondent à l'évolution sémantique et à l'évolution morphologique. La décomposition de la filiation lexicale en filiations partielles est effectuée par la modification du schéma de la fig. 7, que présente ci-dessous la fig. 9:

Fig. 9: Les filiations partielles

A strictement parler, la continuité de cette filiation provient du fait que l'unité lexicale afr. nef 'bateau' et son antécédent lt. navis 'bateau' sont identiques au niveau sémantique et morphologique (le changement phonétique régulier prouve que afr. nef est la continuation matérielle de lt. navis). Dans la fig. 9, ces deux niveaux sont symbolisés par les deux flèches – celle du haut représentant la filiation morphologique et celle du bas la filiation sémantique.

Le modèle de la filiation se fonde, entre autres, sur le constat que chaque unité lexicale présente un certain lien, c'est-à-dire une certaine motivation par rapport à son antécédent – ce lien est composé d'une correspondance sémantique et d'une correspondance morphologique. Evidemment, cette correspondance peut être une identité, ce qui est le cas pour la filiation morphologique et pour la filiation sémantique quand il s'agit de continuité lexicale, comme dans la fig. 9. Il se peut aussi bien que la filiation soit dans sa totalité une innovation lexicale tout en impliquant une continuité à un des niveaux de filiation partielle comme dans les ex. (13) et (14) représentés par fig. 10a et 10b:

 


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Fig. 10b: Innovation morphologique

Fig. 10a: Innovation sémantique

Dans la fig. 10a, la flèche supérieure représente une continuité morphologique tandis que la flèche inférieure marque une innovation sémantique – au total, cela correspond à une innovation lexicale. A l'inverse, l'exemple dans la fig. 10b présente une continuité sémantique et une innovation morphologique. Il est finalement très fréquent qu'une innovation lexicale se compose à la fois d'une innovation sémantique et d'une innovation morphologique, comme c'est le cas pour l'ex. (15) représenté ci-dessous dans fig. 11:

Fig. 11: Innovation morpho-sémantique

Si l'on examine bien ce cas, il s'agit d'une innovation qui implique une suffixation et une métaphore. Nous avons vu que ce constat n'est pas possible sur la base de descriptions sémasiologiques ou onomasiologiques. D'un autre côté, la perspective sémiologique de la filiation adoptée dans fig. 9–11 s'avère apte à rendre compte de la totalité du phénomène – du moins de son mécanisme. Ceci est faisable à partir de la conception du signe en tant qu'unité lexicale qui neutralise les deux directions possibles de la relation expression–contenu –la sémasiologique qui part de l'expression et l'onomasiologie qui part du contenu – et en ajoutant la perspective latérale qui met en évidence les correspondances sémantiques et morphologiques, c'est-à-dire les relations entre les contenus, d'un côté, et entre les expressions, de l'autre. Dans fig. 9–11 cette perspective sémiologique latérale correspond à la transition diachronique visée par le modèle de la filiation lexicale. La représentation séparée du plan morphologique et du plan sémantique qui nous permet de procéder à la décomposition de la filiation lexicale en filiations partielles est à la base de la classification croisée qui permet une analyse homogène de tout type de filiation lexicale.

Un premier pas vers la classification croisée proposée dans le modèle de la filiation lexicale a déjà été fait par Lipka (1994: 6) qui, en vue d'une typologie des néologismes, distingue les trois catégories suivantes (je laisse de côté sa quatrième catégorie "external loan-process" – les dénominations suivantes sont des traductions littérales de l'original anglais):

 


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1) Néologisme sémantique
2) Néologisme morphologique
3) Néologisme morpho-sémantique

Le néologisme sémantique représente, d'après lui, une catégorie dans laquelle on peut regrouper tout type de changement sémantique, comme p.ex. (4) afr. message 'messager' afr. message 'message' ou (13) fr. nef 'salle d'église' lt. navis 'bateau', à savoir des filiations lexicales dans lesquelles une innovation sémantique est accompagnée d'une continuité morphologique. Le néologisme morphologique, quant à lui, correspond à une innovation morphologique accompagnée d'une continuation sémantique, comme dans le cas de l'ex. (14) fr. visage afr. vis 'visage'. Finalement, le néologisme morpho-sémantique est entendu comme le type d'innovation lexicale ayant un impact à la fois au niveau morphologique et au niveau sémantique comme c'est le cas pour les ex. (5) afr. messagier 'messager' afr. message 'message' et (15) fr. navette 'partie du métier à tisser (en forme de bateau renversé)' lt. navis 'bateau'.

Le néologisme correspond dans cette approche à ce que j'ai appelé l'innovation lexicale dans le paragraphe 2 ci-dessus. On peut situer la conception de Lipka par rapport au modèle de la filiation à partir de la détermination de ses catégories qui réunissent deux critères, dont l'un est morphologique et l'autre sémantique. Chacun de ces critères (ou paramètres) permet deux constats: continuation ou innovation. Par rapport à cela, les types de néologisme de Lipka se situent comme suit (fig. 12):

Fig. 12: Les types de néologisme de Lipka (1994) par rapport à la continuation et à l'innovation aux niveaux sémantique et morphologique

La fig. 12 montre que la conception de Lipka s'accorde avec les principes de l'analyse de la filiation que je propose ici dans la mesure où elle implique non seulement la distinction d'un critère sémantique et d'un critère morphologique, ce qui correspond à la distinction des filiations partielles, mais aussi les principes fondamentaux de la continuité et de l'innovation. De plus, elle pose un cadre dans lequel peut s'effectuer une classification croisée à partir des paramètres continuation et innovation sur les plans sémantique et morphologique. Ceci est à peu de choses près le principe suivi par le modèle de la filiation présenté ici – à la différence près que Lipka ne s'intéresse qu'à l'innovation, alors que le faisceau de critères donné invite à situer également la continuité lexicale. Dans les termes du modèle de la filiation tels que je les ai discutés jusqu'ici, ce cadre paramétrique se présente de la façon suivante (fig. 13):

 


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Fig. 13: Continuation et innovation lexicale au niveau des filiations partielles

Si l'on peut constater une continuation morphologique (c'est-à-dire l'identité de la forme d'une unité lexicale avec la forme de son antécédent) et une continuation sémantique (c'est-à-dire l'identité du contenu d'une unité lexicale avec celui de son antécédent), il y a aussi continuation lexicale. Dans tout autre cas il y a innovation. A partir du cadre paramétrique présenté dans les fig. 12 et 13, nous pouvons reconnaître le fondement de la classification croisée de la filiation lexicale. Il suffit à présent, pour arriver à un système exhaustif de classification de la filiation lexicale, de différencier l'innovation morphologique et l'innovation sémantique à l'aide des catégories élaborées au sein des disciplines spécialisées dans la classification du changement sémantique et morphologique. Etant donné les limites et le sujet de cette contribution, je me contente ici de décrire ce système de manière exemplaire sur la base de trois types de filiation sémantique – continuation, métonymie et métaphore – et de trois types de filiation morphologique – continuation, suffixation et préfixation. La grille qui en résulte contient les exemples (4)–(8) et (12)–(15) discutés ci-dessus (fig. 14):

Fig. 14: Classification croisée de la filiation lexicale (représentation partielle)

Certaines précisions doivent être fournies à propos de cette grille de classification croisée, notamment le fait qu'il s'agit d'un cadre heuristique qui ne prétend pas que chaque croisement de critères soit réalisé – je ne connais p.ex. actuellement aucun cas de conversion métaphorique. La preuve de l'existence de certaines combinaisons de critères devra être établie à des recherches empiriques fondées, comme je l'espère, sur le modèle de la filiation lexicale décrit dans Gévaudan (ms).

 


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En outre, le fait de croiser les catégories métonymie et métaphore avec la suffixation et la préfixation implique un décalage par rapport à la définition traditionnelle de ces termes que j'ai discutée ci-dessus (section 2), définition selon laquelle les tropes concernent uniquement les transferts sémantiques d'expressions inchangées. Il est toutefois facile de démontrer (voir les exemples suivants qui ont déjà été discutés) qu'il s'agit là d'une restriction exagérée:

(4) afr. message 'messager' afr. message 'message'

(5) afr. messagier 'messager' afr. message 'message'

Il est évident que la filiation sémantique des exemples (4) et (5) est absolument identique, alors que la filiation morphologique diverge. Il n'y a donc pas de raison de parler (à juste titre !) de métonymie dans le cas de l'exemple (4), mais de renier le même processus métonymique pour (5), uniquement parce qu'il est accompli à l'aide d'une suffixation. Il en va de même pour la métaphore, comme le montre la comparaison entre les exemples (16) et (7):

(16) it. imparare 'apprendre' lt.v. *imparare 'acquérir (par achat)'

(7)  fr. apprendre lt. prehendere 'prendre'

Ici, la filiation sémantique des deux exemples est presque identique dans la mesure où sont créées des dénominations du concept APPRENDRE sur la base de concepts qui correspondent à une prise en possession (PRENDRE, ACQUÉRIR). Il n'y a donc, d'un point de vue strictement sémantique, aucune raison de mettre en doute la métaphoricité de la filiation dont résulte fr. apprendre.

J'ai proposé dans Gévaudan (sous presse) et (ms) l'emploi d'une notation linéaire de l'analyse multifactorielle de la filiation lexicale, qui a la forme suivante:

(17) [successeur] <[filiation sémantique].[filiation morphologique]< [antécédent]

Alors que dans les exemples que j'ai présentés jusqu'à présent la filiation était symbolisée par une flèche (" ") interposée entre successeur et antécédent, la représentation de la filiation analysée peut être effectuée en remplaçant la flèche par un bloc analytique délimité par deux chevrons dont la pointe est dirigée vers le successeur ("<[...]<"). L'analyse elle-même est notée de manière à ce que la filiation sémantique précède la filiation morphologique – les filiations partielles sont séparées par un point ("<[filiation sémantique].[filiation morphologique]<"). Appliqué aux derniers exemples discutés, cette notation donne concrètement:

 


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(4')  afr. message 'messager' <métonymie.continuité< afr. message 'message'

(5')  afr. messagier 'messager' <métonymie.suffixation< afr. message 'message'

(7')  fr. apprendre <métaphore.suffixation< lt. prehendere 'prendre'

(16') it. imparare 'apprendre' <métaphore.continuité< lt.v. *imparare 'acquérir (par achat)'

Sont ainsi démontrés le fonctionnement et, par conséquent, l'impact de l'analyse morpho-sémantique de la filiation lexicale. A partir de là on peut intégrer la troisième dimension de la filiation qui concerne les emprunts aux langues étrangères (section 7). Mais auparavant il est nécessaire de revenir sur les fondements sémiologiques de ce système. En effet, je me suis restreint jusqu'ici à définir l'aspect descriptif, voire diachronique de la filiation lexicale. Il est néanmoins indispensable de discuter la définition sémiologique qui est à la base de la transition diachronique et qui reste indéfinie dans les travaux de sémantique historique, lesquels, avec leurs catégories métaphore et métonymie, procèdent à un transfert de termes rhétoriques à des faits diachroniques comme si cela allait de soi (il en est d'ailleurs de même pour les catégories de la formation des mots). Dans ce sens, la section suivante se propose de définir de manière sémiologique les fondements pragmatiques de l'évolution diachronique.

 

6 L'origine de la filiation dans l'acte de parole

Jusqu'ici, j'ai discuté les aspects sémiologiques de la filiation d'un point de vue diachronique. En principe, la diachronie est une construction métalinguistique dont la portée scientifique doit être justifiée sur le plan de la réalité du langage, c'est-à-dire au niveau de la parole (cf. Coseriu 1958). Effectivement, ce que nous décrivons en tant que langue (cf. Saussure 1916) n'est autre chose qu'un ensemble de "traditions de la parole" (Coseriu 1958, cf. Schlieben-Lange 1983). Tous les éléments du lexique et toutes les règles grammaticales que nous attribuons à une langue ne sont finalement que les vestiges des événements de communication passés. Ceux-ci sont maintenus vivants par l'usage au sein d'une communauté linguistique: Chaque acte de parole correspondant à la norme préserve les signes et les règles linguistiques utilisés de l'oubli et, par conséquent, de la disparition. C'est pourquoi la continuation lexicale mérite pleinement l'attention de la linguistique historique, car elle est en fait le résultat d'une activité persistante des locuteurs. La disparition lexicale par contre est le résultat d'inactivité communicative. Comme l'a déjà observé Saussure (1916), les éléments d'une langue sont "ratifiés" par les locuteurs. Cette ratification est mise en œuvre par l'activité de communication, c'est-à-dire par l'usage des éléments linguistique dans la parole. Au niveau du vocabulaire l'activité communicative suscite, à côté de la continuation, également l'innovation lexicale qui consiste dans le fait que de nouveaux éléments et de nouvelles règles linguistiques apparaissent.

 


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Dans Gévaudan (ms), j'ai conçu un modèle de l'acte de parole qui soit en mesure de décrire à la fois la tradition et l'apparition d'unités lexicales afin de pourvoir le modèle de la filiation d'un fondement pragmatique. En raison de la primauté qu'il convient de reconnaître à la parole par rapport à la langue, il me paraît nécessaire de situer et de comprendre les faits diachroniques à partir de l'événement de la parole. Ceci permet aussi d'expliquer l'usage de termes rhétoriques comme p.ex. la métaphore et la métonymie dans la sémantique historique et d'éclairer la dualité des catégories de la formation de mots qui peuvent également être comprises comme règles de la parole d'une part et comme types de l'innovation lexicale de l'autre. L'idée de base est très simple: On peut distinguer des actes de parole conformes à la norme et des actes de parole déviants de la norme. Pour arriver à une description adéquate de ces phénomènes, je propose de partir d'un schéma de la communication langagière le plus simple possible – étant donné que ce schéma vise uniquement les unités lexicales (réelles ou potentielles), il laisse de côté certains aspects importants qui font partie des acquis de la théorie de l'acte de parole qu'il ne s'agit pas de remettre en cause ici.

Le premier constat que l'on peut faire est que l'acte de parole est structuré à partir du locuteur en tant qu'émetteur et de l'auditeur en tant que récepteur, comme le montre la fig. 15:

Fig. 15: Locuteur et auditeur

Par ailleurs, l'acte de parole est déterminé par l'usage de signes linguistiques, c'est-à-dire l'encodage de la part du locuteur et par le décodage de la part de l'auditeur. Pour articuler un contenu, le locuteur produit une expression. De son côté, l'auditeur perçoit un stimulus acoustique qu'il reconnaît être une certaine expression et à laquelle il attribue un contenu. C'est ce que représente la fig. 16:

Fig. 16: Contenu et expression dans l'acte de parole

L'acte de parole est couronné de succès si l'auditeur croit avoir compris le locuteur et si celui-ci croit avoir été compris. Bien entendu, cela ne veut pas dire que l'auditeur ait perçu exactement la même expression que celle qu'a émise le locuteur et qu'il ait compris exactement ce que celui-ci voulait exprimer. Il faut, comme l'a déjà noté Saussure (1916: 27–32), admettre que deux instances psychiques sont en jeu ayant chacune une représentation de l'expression et une représentation du contenu. Dans notre Schéma, celle du locuteur se trouve à gauche et celle de l'auditeur à droite de la flèche pointillée (""), qui de son côté symbolise l'événement physique.

On notera que l'onomasiologie et la sémasiologie obtiennent dans la description de l'acte de parole un impact nettement plus important qu'en diachronie (voir plus haut, paragraphe 3, cf. Gévaudan sous presse), puisque le point de vue onomasiologique correspond à la direction de l'encodage de la part du locuteur et le point de vue sémasiologique à celle du décodage de la part de l'auditeur.

 


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En principe toute énonciation linguistique se fait sur la base des éléments de la langue. Cela veut dire que la relation contenu–expression réalisée dans l'acte de parole repose sur une unité lexicale existante. D'un autre côté, il est indispensable de faire la différence entre la relation contenu–expression de l'énonciation et celle de l'unité lexicale: Même en cas d'énonciation conforme, le fait que celle-ci soit située dans un certain cadre contextuel rend la constellation du contenu et de l'expression énonciative non seulement unique, mais aussi substantiellement différente. Pour faire la différence, j'appellerai cette dernière unité rhétorique et ces constituantes contenu rhétorique et expression rhétorique. L'intégration de l'unité rhétorique dans notre schéma mène au résultat suivant (fig. 17):

Fig. 17: Modèle de l'acte de parole

Dans ce schéma, la première ligne correspond au schéma de la fig. 16. Elle symbolise l'articulation du locuteur qui, pour transporter un contenu rhétorique (CRl), émet une expression rhétorique (ERl) et l'interprétation de l'auditeur qui perçoit une expression rhétorique (ERa), à laquelle il attribue un contenu rhétorique (CRa). Donc, le locuteur a produit une unité rhétorique (URl) et l'auditeur a interprété une unité rhétorique (URa). La seconde ligne montre l'unité lexicale (ULl) sur laquelle se base l'unité rhétorique du locuteur et l'unité lexicale (ULa) sur laquelle se base l'unité rhétorique de l'auditeur. Le parcours d'un acte de parole est donc le suivant: Le locuteur veut exprimer un contenu (CRl), il cherche dans sa mémoire un contenu lexical correspondant (CRl CLl) qui fait partie d'une unité lexicale et qui est par là relié à une expression lexicale (CLl ELl) sur la base de laquelle il prononce une expression rhétorique (ELl ERl) – de son côté, l'auditeur perçoit une expression rhétorique qu'il met en relation avec une expression lexicale (ERa ELa), qui fait partie d'une unité lexicale et qui est par là reliée à un contenu lexical (ELa CLa) pour finalement accéder à un contenu rhétorique satisfaisant dans le contexte donné (CLa CRa).

Pour rendre compte des actes de parole conformes et déviants par rapport à la norme, il est indiqué d'analyser de près des cas concrets. A cette fin, voyons deux cas qui concernent l'unité lexicale afr. message 'message' que nous avons déjà rencontrée dans le contexte des exemples (4) afr. message 'messager' afr. message 'message' et (5) afr. messagier 'messager' afr. message 'message'. Les exemples suivants (18) et (19) montrent deux autres filiations dans lesquelles est impliqué afr. message 'message':

 


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(18) fr. message afr. message 'message'

(19) afr. message 'message' afr. mes 'messager' ( lt. missus 'envoyé')

Les exemples (18) et (19) montrent deux étapes de l'histoire de l'unité lexicale fr. message 'message' comme on la connaît aujourd'hui. Après avoir été formé sur la base d'afr. mes 'messager' le mot afr. message a été transmis inchangé (mise à part la prononciation qui ne m'intéresse pas ici) jusqu'à aujourd'hui. Cette phase ultérieure est le résultat d'une série continue d'actes de parole conformes à la norme qui ont la structure suivante: Le locuteur, qui veut exprimer le concept MESSAGE, trouve dans son inventaire cognitif des contenus lexicaux le sens 'message' auquel correspond la forme message qu'il réalise en la prononçant – l'auditeur perçoit, lui, une chaîne phonique qu'il reconnaît être l'expression lexicale message auquel correspond le contenu 'message' qui, dans le contexte, convient au contenu rhétorique MESSAGE.

Voyons à présent l'acte de parole déviant qui mène à la filiation innovatrice de l'exemple (18): Ici le locuteur, qui cherche à exprimer le contenu rhétorique MESSAGE, et, ne trouvant pas de contenu lexical correspondant, il choisit un concept voisin (MESSAGER) qu'il trouve lexicalisé par l'unité lexicale mes 'messager', dont l'expression lui sert de base pour former la nouvelle expression message – l'auditeur ne pouvant pas trouver d'expression lexicale correspondante, y reconnaît une formation sur la base de mes, dont il connaît le contenu 'messager', et trouve le concept voisin MESSAGE qui convient au contexte situationnel de l'acte de parole. Tout cela fonctionne, parce que les locuteurs (et auditeurs) ont la compétence de produire et d'interpréter des unités rhétoriques déviantes. Celles-ci ne sont pas arbitraires, elles correspondent à des règles de formation de mots au niveau morphologique et à des principes d'association au niveau sémantique. Le fonctionnement de ces mécanismes est assuré par le contexte situationnel et textuel dans lequel se déroule l'acte de parole.

A partir du moment où une telle innovation est répétée, il y a des chances qu'elle soit lexicalisée. Toute innovation lexicale est le résultat de la répétition continuelle d'une innovation rhétorique – ce qui ne veut pas dire qu'à l'inverse toute innovation rhétorique suscite une innovation lexicale.

Quant au critère de la conformité à la norme, on peut distinguer quatre types d'acte de parole qui correspondent aux quatre types de filiation que j'ai discutés au cours de la section précédente, soit la continuation lexicale, l'innovation sémantique, l'innovation morphologique et l'innovation morpho-sémantique. En examinant la relation entre le contenu rhétorique et le contenu lexical (CR–CL) d'une part et entre l'expression rhétorique et l'expression lexicale (ER–EL) d'autre part, on arrive à quatre combinaisons de conformité et de déviance par rapport à la norme. Ceci est représenté ci-dessous (fig. 18):

 


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Fig. 18: Conformité et déviance de la norme aux niveaux sémantique et morphologique

Ces quatre constellations peuvent être illustrées à l'aide de quatre cas que nous avons déjà discutés et que l'on peut schématiser comme suit:

Dans la présentation des exemples (18'), (19'), (12') et (14'), j'ai pris en considération l'aspect du locuteur et l'aspect de l'auditeur. Dans les actes de parole innovateurs, la déviance par rapport à la norme est, dans la plupart des cas, analogue aux deux niveaux. Néanmoins, il peut arriver que la déviance d'un acte de parole soit asymétrique. C'est le cas pour la filiation de l'exemple (4):

Les actes de parole innovants qui sont à la base de cette filiation n'étaient probablement pas déviants du côté du locuteur. La coréférence de 'message' et 'messager' dans de nombreux contextes laisse au contraire supposer des actes de parole dans lesquels l'expression des locuteurs était conforme à la norme – ceux-ci voulaient exprimer le concept MESSAGE, alors que les auditeurs, ayant une compréhension déviante, entendaient MESSAGER. Une phrase comme p.ex. li envoie message qui selon la norme signifiait d'abord 'il/elle lui envoie un message' a souvent pu être interprétée dans le sens de 'il/elle lui envoie un messager'. Les auditeurs, ayant fréquemment décodé ce mot ainsi, reconnaissent la relation expression–contenu entre message et 'messager' en tant qu'élément de la norme et l'utilisent dans des actes de parole où ils sont locuteurs dans des contextes dans lesquels on peut interpréter uniquement le contenu 'messager', p.ex. dans une phrase comme diz al message: ... 'dis au messager: ...'.

 


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On peut qualifier un tel phénomène d'innovation initiée par audition, tandis que les cas qui ont été discutés ci-dessus sont des innovations initiées par locution. Cette distinction détermine – au sein de l'acte de parole présenté ici – un point de jonction qui permet d'expliquer ce qu'on appelle réanalyse ou réinterprétation et qui, au niveau lexical, est entre autres à la base de l'étymologie populaire. Il faut souligner que de cette distinction découle la conclusion que l'auditeur représente l'instance décisive, car c'est lui qui doit dans les deux cas procéder à l'interprétation innovante – s'il ne suit pas l'invention du locuteur en cas d'innovation initiée par locution, l'acte de parole échoue et ne peut donc pas avoir de conséquences lexicales.

Le modèle de l'acte de parole complète l'ensemble des principaux fondements sémiologiques nécessaires à la définition intégrale de la filiation morpho-sémantique. Sur cette base, on peut procéder à la définition de la troisième dimension de la filiation lexicale, que je décris brièvement dans la section suivante.

 

7 La filiation stratique

Outre la filiation sémantique et morphologique, le modèle de la filiation tel que je l'ai développé dans Gévaudan (ms) est en mesure de décrire une troisième dimension de la filiation que l'on peut appeler la filiation stratique. Cet aspect de la filiation lexicale répond entre autres au besoin de décrire le phénomène de l'emprunt aux langues étrangères, lequel constitue incontestablement une partie importante de l'évolution lexicale. Voyons d'abord quelques exemples:

(20) fr. pub angl. pub 'bar'

(21) fr. citadelle it. citadella 'forteresse qui protège une cité'

Ce qui, de nos jours, attire souvent l'attention – notamment des puristes du français – sont les emprunts à l'anglais qui est actuellement fortement en vogue dans le monde entier. Parsemer son langage de mots anglais est à la mode et, de ce fait, beaucoup de mots d'origine anglaise entrent dans le lexique français d'aujourd'hui, comme p.ex. pub 'bar'. D'un autre côté, ceux qui déplorent cet état des choses ont tendance à oublier que l'emprunt est un phénomène plutôt normal et rarement dangereux pour une langue. L'anglais a notamment été influencé par le français d'une manière infiniment plus forte que le français l'est actuellement par l'anglais (angl. pub 'bar' vient p.ex. d'angl. public house sur la base du mot public emprunté au français). A l'époque de la Renaissance d'innombrables mots italiens ont été repris en français, p.ex. (21) fr. citadelle it. citadella 'forteresse qui protège une cité'. Evidemment, plus les emprunts sont anciens, plus ils sont assimilés et paraissent être traditionnels.

 


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Pour procéder à l'intégration de l'emprunt dans le modèle de la filiation lexicale, il est nécessaire d'avoir recours aussi bien au modèle formalisé du lexique tel que je l'ai esquissé dans le paragraphe 3 qu'au modèle de l'acte de parole du paragraphe précédent. Si dans le cadre d'un acte de parole l'antécédent est une unité lexicale membre de l'inventaire des unités lexicales de la langue concernée, il y a continuité stratique. Si ce n'est pas le cas, il y a innovation stratique. J'entends par le terme stratum la continuité historique d'une langue, c'est-à-dire l'usage ininterrompu des éléments et des règles qui la constituent – on peut donc parler en ce qui concerne les éléments individuels d'une langue, respectivement du lexique, de continuité et d'innovation stratique. Toutes les filiations que nous avons vues auparavant ont eu lieu au sein du même stratum et sont par conséquence des continuations stratiques, c'est pourquoi il suffisait de les décrire au niveau sémantique et morphologique. Que cette description soit trop restreinte nous apparaît notamment par la comparaison entre l'exemple (21) fr. citadelle it. citadella 'forteresse qui protège une cité' et l'exemple (12) afr. nef 'bateau' lt. navis 'bateau': Dans les deux cas, il y a continuité sémantique et morphologique, mais l'exemple (21) est un emprunt alors que l'exemple (12) ne l'est pas. La différence dans le cadre formel du modèle de la filiation lexicale est que, dans le cas de l'emprunt, l'antécédent ne fait pas partie du stratum auquel appartient le successeur. Ceci peut être représenté comme suit (fig. 19):

Fig.19: L'innovation stratique de l'emprunt lexical

Le Stratum 1 et le Stratum 2 dans la fig. 19 correspondent à deux langues différentes. Dans les exemples (20) et (21), le Stratum 1 est l'anglais ou l'italien et Stratum 2 le français. Le contact entre différents strata peut présenter un caractère singulier comme c'est le cas dans les exemples suivants:

(22) fr. brasser gaul. braces 'blé épeautre'

(23) fr. sécurité lt. securitas 'sécurité'

L'unité lexicale fr. brasser 'fabriquer de la bière' est dérivée du gaulois braces 'blé épeautre', céréale avec laquelle on faisait de la bière à l'époque où le mot gaulois a été à la base de la formation gallo-romaine. On parle dans ce genre d'emprunt d'élément de substrat – il s'agit d'un résidu linguistique de l'époque où les locuteurs de la Gaule se sont adaptés au latin tout en perdant leur idiome ancestral. Plus curieux encore sont les mots savants qui, comme fr. sécurité, sont des emprunts à des langues mortes comme le latin ou le grec ancien. Les cultismes latins en français sont d'autant plus remarquables que le latin peut être considéré le comme stade antérieur du stratum français. Ce qui manque à l'unité lexicale fr. sécurité 'sécurité', c'est la tradition ininterrompue que l'on peut normalement vérifier à l'aide des lois du changement phonétique d'après lesquelles la chaîne phonique qui correspond à lt. securitas aurait dû mener à la forme qui correspond à fr. sûreté. Le changement phonétique n'a pas d'impact morphologique, mais il permet de prouver la continuité de la tradition d'une forme.

 


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Pour arriver au schéma final du modèle de la filiation lexicale, on peut à présent transformer le schéma de la fig. 19 de manière à obtenir un schéma qui va nous permettre de procéder à une classification croisée tridimensionnelle. C'est ce qui est esquissé ci-dessous (fig. 20):

Fig. 20: Les trois dimensions de la filiation lexicale

Suivant la logique de notre modèle analytique, on peut supposer que l'emprunt peut être également accompagné d'innovation sur le plan morphologique et sémantique. Une innovation stratique peut en principe même impliquer une continuation sémantique et une innovation morphologique, comme c'est le cas de l'exemple suivant:

(24) afr. guimbelet 'perceuse' néerl. wimbel 'perceuse' (cf. REW 9540)

L'unité lexicale afr. guimbelet 'perceuse' est une reprise avec suffixation de néerl. wimbel 'perceuse'. La suffixation a, dans ce cas, probablement des raisons phonétiques: La seconde syllabe de la forme néerlandaise étant inaccentuée et la voyelle par conséquent un e muet, l'intégration en français de l'expression telle quelle aurait forcé l'accentuation de cette syllabe faisant de la voyelle un e ouvert. La suffixation permet d'éviter cette forte déformation phonétique de la racine. L'emprunt accompagné de changement sémantique peut être ou non relié à une innovation morphologique, comme dans les cas suivants:

(25) fr. trinquer all. trinken 'boire'

(26) fr.fam. bibine 'boisson' lt. bibere 'boire'

Dans ces deux cas, l'emprunt est accompagné d'une innovation métonymique. Alors que fr. trinquer est resté inchangé sur le plan morphologique (la substitution de la marque de flexion allemande -en par la marque de flexion française -er ne concerne pas la forme lexicale), fr.fam. bibine résulte d'une suffixation de la forme de son antécédent. Les mêmes faits combinatoires peuvent être observés pour la métaphore, comme le montrent les exemples suivants:

(27)  afr. bachelier 'candidat au premier grade universitaire'
mlt. baccalarius 'candidat à la chevalerie'
(28)  fr. avion lt. avis 'oiseau'

 


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L'exemple (27) a été décrit par Blank (1995), selon qui le terme bachelier dans le sens vieilli de 'candidat au premier grade universitaire' vient de mlt. baccalarius 'candidat à la chevalerie' – il s'agirait donc d'un emprunt métaphorique. D'après le DHLF, s.v. avion, ce mot a "été créé par Clément Ader vers 1875; le brevet déposé par l'inventeur, concernant 'un appareil ailé pour la navigation aérienne', date de 1890." Il n'est pas étonnant qu'un inventeur d'appareils soit aussi un inventeur de mots, car l'apparition d'un nouvel artefact suscite le besoin de lui donner un nom ("catachrèse"). Du point de vue lexical, l'invention de C. Ader est passionnante dans la mesure où elle se base sur un antécédent qui ne fait pas partie du stratum français (lt. avis 'oiseau') et qu'elle munit d'un suffixe augmentatif pour l'employer de manière métaphorique (comparaison sur la base de la similarité entre l'animal et l'appareil volant). A l'aide des exemples (20) et (24)–(28), nous pouvons à présent établis une grille de classification croisée morpho-sémantique des emprunts d'après le modèle de la fig. 14 (paragraphe 5), ce qui donne le résultat suivant (fig. 21):

Fig. 21: Classification croisée de l'emprunt lexical (représentation partielle)

Ce schéma est bidimensionnel, parce que le fait qu'il s'agisse ici uniquement de cas d'emprunt restreint l'analyse à un seul type de filiation stratique. En principe, fig. 21 et fig. 14 (en l'occurrence les deux premières lignes de fig. 14) font partie d'une grille analytique tridimensionnelle telle qu'elle est représentée dans le schéma ci-dessous (fig. 22):

Fig. 22: Grille d'analyse tridimensionnelle de la filiation lexicale (représentation partielle)

 


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Bien entendu, le schéma de la fig. 22 n'est qu'une section de la grille tridimensionnelle de la filiation lexicale complète – il ne regroupe ni tous les types de filiation sémantique, ni tous les types de filiation morphologique, ni tous les types de filiation stratique. En ce qui concerne ces derniers, j'ai omis jusqu'ici le phénomène de l'emprunt sémantique, c'est-à-dire du calque, car il fait en même temps partie d'un type de filiation que je ne discuterai pas ici, la filiation paradigmatique (cf. Gévaudan ms: chap. 2 et 5). Par ailleurs, il faut signaler que l'innovation stratique ne se réduit pas nécessairement à l'emprunt d'éléments aux langues étrangères, car, vu de près, le critère de la continuation stratique, c'est l'appartenance de l'antécédent au stratum du successeur – cela veut dire à l'inverse qu'une innovation stratique a lieu quand l'antécédent ne fait pas partie du stratum du successeur, et cela n'est pas seulement le cas pour les emprunts aux langues étrangères: j'ai démontré dans Gévaudan (ms: chap. 5) que l'on peut considérer comme innovations stratiques les onomatopées et les antonomases.

La notation linéaire que j'ai présentée ci-dessus sous (17) dans la section 5 peut également être élargie par la dimension stratique. Cela donne le schéma suivant:

(29)  [successeur]
<[filiation sémantique].[filiation morphologique].[filiation stratique]<
[antécédent]

Avant de passer à la conclusion de cet article, j'aimerais brièvement montrer ce que donne l'application de ce mode d'analyse aux exemples de la fig. 14 (uniquement les deux premières lignes) et de la fig. 21:


(11)  afr. nef 'bateau'
<continuité.continuité.stratum<
lt. navis 'bateau
(13)  fr. visage
<continuité.suffixation.stratum<
afr. vis 'visage'
(4)  afr. message 'messager'
<métonymie. continuité.stratum<
afr. message 'message'
(5)  afr. messagier 'messager'
<métonymie.suffixation.stratum<
afr. message 'message'

 


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(12)  fr. nef 'salle d'église'
<métaphore.continuité.stratum<
lt. navis 'bateau'
(14)  fr. navette 'partie du métier à tisser'
<métaphore.suffixation.stratum<
lt. navis 'bateau'
(20)  fr. pub
<continuité.continuité.emprunt<
angl. pub 'bar'
(24)  mfr. guimbelet 'perceuse'
<continuité.suffixation.emprunt<
néerl. wimbel 'perceuse'
(25)  fr. trinquer
<métonymie. continuité.emprunt<
all. trinken 'boire'
(26)  fr.fam. bibine 'boisson'
<métonymie.suffixation.emprunt<
lt. bibere 'boire'
(27)  afr. bachelier 'candidat au premier grade universitaire'
<métaphore.continuité.emprunt<
mlt. baccalarius 'candidat à la chevalerie'
(28)  fr. avion
<métaphore.suffixation.emprunt<
lt. avis 'oiseau'

 

8 Conclusion: La cohérence du modèle de la filiation lexicale

J'ai discuté ici les principales bases sémiologiques du modèle de la filiation lexicale tout en montrant quelles analyses peuvent concrètement en découler. Après avoir montré brièvement le problème de l'incompatibilité des typologies du changement sémantique et de la formation des mots (section 1), j'ai défini les principes diachroniques du modèle de la filiation lexicale, notamment la rétrospection, méthode par laquelle on peut décrire la continuation et l'innovation lexicale qui relie historiquement un mot successeur à un mot antécédent (section 2). Ensuite, il s'est agit de démontrer que seule la conception du signe en tant qu'unité lexicale permet une perspective sémiologique apte à la description de toute sorte d'innovation lexicale (section 5). A partir du schéma de la filiation entre des unités lexicales, on peut procéder à la décomposition en filiations partielles qui sont à l'origine d'une analyse morpho-sémantique standardisée de la filiation lexicale (section 6). La source explicative de cette analyse est le modèle de l'acte de parole que j'ai développé pour rendre compte des actes de parole conforme et déviants par rapport à la norme qui sont à l'origine de la filiation lexicale dans la parole et qui rend compte de l'innovation initiée par locution et de l'innovation initiée par audition (section 7). Partant de là, on peut finalement intégrer la filiation stratique qui permet de décrire les phénomènes d'innovations dans lesquels l'antécédent ne fait pas partie du stratum de l'unité lexicale résultante, c'est notamment le cas de l'emprunt (section 8).

 


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Le modèle de la description et de l'analyse de la filiation lexicale apporte une solution au problème de l'incohérence des typologies de l'innovation lexicale que j'ai entre autres décrit à l'aide des trois premiers exemples dans la section 1:

(1) esp. pimiento 'poivron' esp. pimiento 'poivre'

(2) fr. poivron fr. poivre

(3) hongr. paprika 'poivron' serbo-croat. pàpar 'poivre'

Nous pouvons à présent décrire sans difficultés les points communs et les différences de ces trois stratégies de dénomination du POIVRON en appliquant l'analyse tridimensionnelle de la filiation lexicale, ce qui conduit aux résultats suivants:

(1') esp. pimiento 'poivron' <métonymie.continuité.stratum< esp. pimiento 'poivre'

(2') fr. poivron <métonymie.suffixation.stratum< fr. poivre

(3') hongr. paprika 'poivron' <métonymie.suffixation.emprunt< serbo-croat. pàpar 'poivre'

L'observation dont naissent mes réflexions sur la cohérence de la description de l'évolution lexicale est que la filiation sémantique est apparemment identique dans ces trois cas. La mise en relation des concepts POIVRE et POIVRON s'explique par le fait que, lorsque fut découvert le poivron, la liane qui produit le poivre noir n'avait sans doute jamais été observée par les botanistes de l'époque et que ceux-ci croyaient avoir devant eux le fruit dont provient le poivre. Même si cela ne correspond pas à nos connaissances botaniques actuelles, c'est la conscience des locuteurs d'alors qui compte, et c'est pour cela qu'il s'agit ici d'une métonymie. Cette relation conceptuelle est réalisée de différentes manières: L'espagnol s'est simplement servi de la forme inchangée de l'unité lexicale qui désigne le poivre, alors qu'en français s'est imposée une suffixation de poivre. En hongrois, on a carrément emprunté et suffixé le mot serbo-croate pour POIVRE.

La discussion de ces exemples montre l'efficacité du modèle de la filiation et son aptitude à décrire et à analyser toute sorte d'innovation lexicale. Néanmoins, je me suis limité ici à discuter les bases qui concernent ce que l'on peut appeler la filiation simple. Dans Gévaudan (ms) j'ai poussé plus loin le modèle selon les principes que nous avons vus, car mon but était d'intégrer tous les phénomènes qui mènent à l'élargissement du lexique. Pour rendre compte des cas de compositions ou d'autres combinaisons d'unités lexicales, on trouve dans ce modèle élargi la conception de la filiation multiple dont j'ai déjà décrit les principes dans Gévaudan (1999). Différents cas d'innovation complexe comme l'emprunt sémantique, l'étymologie populaire et d'autres innovations analogiques peuvent être décrits à l'aide d'un autre module de la méthode de l'analyse de la filiation que j'ai exposé dans Gévaudan (ms: chap. 2 et 5) et que j'appelle la filiation paradigmatique.

 


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Bibliographie

DHLF = Rey, Alain (1992): Dictionnaire historique de la langue française, 2 vol., Paris.

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Note

* Je remercie Jean-Pierre Durafour et Klaus Böckle pour leurs remarquables critiques de cet article.

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