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Pierre Kodjio Nenguié (Montréal)



Violence postcoloniale, politesse et humanisme dans Les gardiens du temple de Ch. Hamidou Kane : Une lecture à la lumière des réflexions philosophiques de Sartre, Levinas et Silo



Postcolonial violence, politeness and humanism in Les Gardiens du Temple of Ch. Hamidou Kane: A reading with regard to the philosophical reflections of Sartre, Levinas and Silo
In the following contribution, links between postcolonial violence, politeness and humanism are examined in Ch. Hamidou Kane Novel Les Gardiens du temple with regard to philosophical reflections of Sartre, Levinas and Silo. Politeness, which until now, has been mostly considered as a research object of Linguistic Anthropology, is now considered as an interdisciplinary and intercultural field and is then extended to literary narratives. It is therefore exemplified by the relational politeness between representatives of African and French cultures in the novel. The study reveals that politeness, violence, cultural differences and cultural hybridity go hand in hand. In the Diallobe community, it belongs to a relational mainstream, but has to face neocolonial impoliteness of French colonizers that desacralize it. While the people of Diallobe meet French representatives with hospitality, these conquerors abuse it by organizing societal changes in which they systematically disrespect the local people. Moreover, assimilation, deculturalization, secularization and desacralization of local values and knowledge result of the imperialistic strategy and leads not only to intercultural misunderstandings, but also the conscious destruction of African cultural heritage. The study confronts the French violence not only with the relational humanism of Diallobe, but also questions it with the philosophical humanism of Sartre, Levinas and Silo who discuss the question of responsability towards the cultural, mental, religious and racial Other.



La politesse : un champ d'étude interdisciplinaire et interculturelle

Les recherches récentes sur la théorie et le thème de la politesse attestent de manière générale qu'elle se trouve au croisement de plusieurs disciplines (Brown/Levinson 1978 et 1987; Caillet 1991; Goffman 1973; Goffman 1974; Burke 1999; Kerbrat-Orecchioni 1992, 1994 et 2001). Si les tout premiers travaux dans ce champ épistémologique complexe ont été réalisés dans les domaines de la linguistique, de l'anthropologie, des sciences de la communication, des sciences du langage, de la sociologie et de la sémiotique, il convient de noter que la thématisation et la problématisation de la politesse dans les études philosophiques, théâtrales, filmiques et littéraires et même dans l'espace virtuel entre autres, donc dans les sciences herméneutiques et interprétatives a à peine commencé.




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Une explication plausible à cette limitation de l'étude scientifique de la politesse réside dans son orientation vers la méthode empirique inhérente aux disciplines évoquées ci-dessus. Or, la politesse en soi fait partie des processus civilisationnels dans plusieurs espaces culturels et se trouve donc au centre des études interdisciplinaires. De prime abord, il est contestable de limiter l'étude de la politesse aux champs disciplinaires et épistémologiques désignés plus haut. Par conséquent, une des thèses dans laquelle s'inscrit le présent article est l'élargissement de l'étude de la politesse aux autres champs disciplinaires interprétatives et historiques, dont fait bien entendu partie la littérature et sa théorie.

Les travaux de Goffman, Brown et Levinson et Burke ont permis de peaufiner l'appareil catégoriel et conceptuel développée à la suite de ses observations sociologiques des sociétés orientales. À la suite de Goffmann, Brown et Levinson soulignent l'importance de ses concepts de "territoire du moi", de "face" dans l'élaboration d'une théorie de la politesse (Goffman 1973, 2 : 43–73; Brown et Levinson 1978/1987 : 61). Un des concepts centraux de Goffman est l'interaction verbale dans laquelle se déploient la figuration, l'image de soi et sa projection. Par figurations, Goffman entend non seulement les stratégies préventives, réparatrices ou protectrices mises en jeu, mais aussi des actes directs et indirects de langage utilisés, la tenue, de la connaissance des rituels culturels, des distances verticales et horizontales qui définissent les relations entre interlocuteurs, de la capacité de jouer et de la relation au pouvoir des acteurs ainsi que de leur connaissance sur le monde.

En revanche, tout acte de politesse est acte de langage direct ou indirect. Il est aussi énoncé discursif analysable et interprétable dans d'autres énoncés et en rapport avec d'autres énoncés. Tout d‘abord, un tel énoncé ne peut être interprété que dans le medium "langue" et un de ses supports. Dans cet énoncé, la relation à l'autre guide les choix langagiers, comportementaux, paralinguistiques kinésiques et proxémiques opérés par les acteurs. Il souligne tout comme Burke (1999) le caractère universel de la politesse du fait que dans chaque culture il existe un ensemble de champs lexicaux, des référentiels comportementaux, gestuels et performatifs ainsi que des actes langagiers et culturels qui désignent des manifestations de la politesse (Kerbrat-Orecchioni 1994 : 50; Alberdi Urquizu 2009 :25; Alberdi Urquizu 2009a : 25–55; Kerbrat-Orecchioni 2001). Un consensus se dégage des constats des deux chercheurs qui reconnaissent que malgré l'existence des universaux de la politesse, chaque culture a son propre régime de politesse qui varie en fonction du développement civilisationnel, social, historique et culturel. Il varie également en fonction des groupes sociaux de des sous-cultures.

Si, comme le soulignent Kerbrat-Orecchioni (1992) et Trinh Duc Thai (2010) à juste titre, le fait que toute interaction humaine vise au moins deux dimensions liées aux stratégies de communication (la dimension affective, consensuelle et conflictuelle), il existe bel et bien un engendrement des conflits et un jeu de pouvoir qui consiste à faire perdre la face à l'autre acteur, à tirer la couverture à soi, à faire valoir ses vues et se faire valoir, à avoir raison et à avoir raison de l'autre, à lui clouer le bec et à lui




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damer le pion (Kerbrat-Orecchioni 1992 : 149–150; Kerbrat-Orecchioni 1996Kerbrat-Orecchioni 2002; Trinh Duc Thai 2010 : 118). Dans l'interaction consensuelle, la coopération est de mise et la politesse contribue au succès de l'interaction verbale, tandis que dans l'interaction conflictuelle, les règles de politesse peuvent être brisées et violées (Kerbrat-Orecchioni 1992 : 155).

On peut, en se référant au modèle brown-levinsonien de la politesse linguistique, relever le fait que dans l'interaction verbale deux formes de politesse sont identifiables : la politesse négative et la politesse positive qui se résument respectivement en deux des types d'actes de langage élaborés par Austin et Searle dans le cadre de la philosophie du langage et du pragmatisme linguistique interactionnel. Cette division binaire de la politesse en ces deux formes se limite à une analyse empirique des actes de langage et fait par conséquent fi du contexte culturel, de la possibilité de l’appartenance des acteurs à des espaces culturels, linguistiques et sémiotiques différents et ne tient aucunement compte de la relation au pouvoir inhérent entre acteurs. Or, dans le cadre de l'anthropologie interculturelle précisément, une étude des rapports de politesse entre acteurs devrait absolument prendre en compte les représentations et valeurs d'une part et les univers sémiotiques, culturels, historiques et imaginaires des acteurs d'autre part. Il devrait enfin tenir compte de la spécificité de la gestion des relations de politesse ainsi que de ce que Kerbrat-Orecchioni appelle "l'éthos hiérarchique" et "l'éthos égalitaire" (Kerbrat-Orecchioni 2002: 12).

La théorie de la politesse devrait prendre en considération le champ de l'interaction verbale interculturelle dans lequel les acteurs sont issus des logiques culturelles différentes. La possibilité de la présence de deux ou plusieurs représentations de soi et de l'Autre du fait de plusieurs variantes de la politesse est inévitable d'autant plus qu'on ne saurait prétendre à une universalité de la politesse au risque de construire une théorie de politesse ethnocentrique. Culture, ethnie et politesse sont intimement liées du fait que les critiques faites au modèle brown-levinsonien taxé d'approche "ethnocentrique", "occidentalocentrique", voire "anglocentrique" seraient, dans une large mesure, justifiées. Toutefois, cette critique sur le modèle ci-cité semble elle-même ne pas être conséquente, car son objet d’étude est constitué de données linguistiques empiriques et dans le contexte de son étude, la politesse n'était étudiée que dans quelques champs disciplinaires bien limités.

Dans les études de Kerbrat-Orecchioni (2002) et de Burke (1999), la différenciation binaire entre la politesse positive et négative prend la forme d'une stigmatisation des aires culturelles. Si Kerbrat-Orecchioni (2002) s’aligne sur le postulat selon lequel la politesse négative est typique des sociétés occidentales tandis que la politesse positive est caractéristique des sociétés slaves, méditerranéennes ou latino-américaines, Burke (1999) qui a étudié bien avant entre autres les régimes de politesse en Occident et en Orient observait des incompréhensions du code de politesse et des différences dans les deux codes de politesse (Burke 1999 : 114).




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Dans un tel contexte, il ne fait aucun doute que les différences interculturelles et la différence du système des mœurs et des valeurs permettent de comprendre que la politesse est différemment lue et perçue en situation de contact des cultures et des classes sociales et est de surcroit géré selon la socialisation culturelle des acteurs (Alberdi Urquizu 2009 : 31). En conséquence, des acteurs en provenance de cultures différentes devront avoir à côté des universaux communs, des ethos, reflexes et gestes de politesse différents.

Politesse et violence en contexte postcolonial et interculturel chez les Diallobe

La politesse constitue un des socles précieux sur lequel repose l'éducation et grâce auquel la continuité et l'ordre éthique et moral précolonial se perpétuaient dans les sociétés africaines. Or, la confrontation coloniale et postcoloniale représente avant tout un choc de valeurs qui dévoile le rapport asymétrique entre les forces en présence d'une part, et la violence faite non seulement au sujet colonial et postcolonial, mais également le désir de violer la sacralité des valeurs locales dans le but de dé-culturaliser le sujet postcolonial, de dénaturaliser son être profond et de banaliser son essence, voire de le contraindre à un déni de ses valeurs religieuses, éthiques, morales, philosophiques et culturelles. Dans l'ensemble, le désir de viol du corps et de l’âme est couplé avec un changement manifeste induit de l'extérieur des épistèmes et des idéologèmes locaux.

Dans Les Gardiens du temple de Ch. Hamidou Kane, l'action tourne essentiellement autour du conflit entre des ordres politiques, économiques et culturels différents. L'espace où se déroule l'action est fort symbolique. En effet, l'auteur met en scène la société des Diallobe aux prises avec le pouvoir néocolonial. Les rapports des personnages avec le pouvoir en général révèlent des situations de conflits, des antagonismes et des contradictions qui, en définitive, posent le problème du respect de la différence et de l'existence en situation post- et néocoloniale. Ces nombreux conflits posent également le problème de la modernisation des structures féodales et archaïques par une métropole coloniale qui, malgré la décolonisation, continue à faire du pays des Diallobe sa sphère d'influence et sa périphérie économique.

La société peinte dans l'œuvre connait une crise culturelle, épistémique et gnoséologique. De plus, elle en proie aux mutations des mœurs d'autant plus que l'élite néocoloniale perpétue l'ordre colonial. Le mimétisme et le suivisme coloniaux engendrent le retour des réflexes et gestes coloniaux qui font partie du vécu quotidien des populations locales. Il faudrait tout de suite souligner avec force que la violence postcoloniale et abusive faite aux sujets néocoloniaux d'abord les révoltent, les poussent ensuite au désillusionnement et augmentent leur prise de conscience. Aussi les expériences successives de la faim, de la misère et des injustices, le non-respect des sensibilités de même que les différences religieuses et culturelles deviennent-elles des facteurs importants de la prise de conscience tantôt individuelle tantôt collective.




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Quelle que soit sa forme, la violence aboutit d'une part, à une remise en question structurée ou anarchique de l'ordre néocolonial, et d'autre part, à la destruction systématique des valeurs sacrosaintes locales.

Dans un tel contexte de mutations et transformations, il convient de se demander à juste titre quel sort est réservé à la politesse, cette vertu fondamentale de la société hiérarchisée et féodale des Diallobe. Par politesse, on entend un ensemble de rituels, d'habitudes et réflexes disciplinaires qui établissent un modèle d'homme, son type de développement ainsi que les rapports d'un peuple avec d'autres. Cette définition de la politesse intègre un ensemble de comportements, de gestes, de rituels, d'actes de langage qui s'intègrent au bout du compte dans la pratique politique, religieuse et culturelle de tout peuple. En contexte postcolonial, on a donc le code de politesse occidentale d'une part, et celui des Diallobe, d'autre part.

Il n'est pas superflu, de s'interroger si et comment le pouvoir colonial et le contre-pouvoir politique, à savoir l'opposition structurée ou non font de l'imposition d'un ou de l'autre des codes en présence une stratégie de la conquête ou de maintien de pouvoir. Quelques questionnements fortement significatifs émergent donc du conflit des valeurs culturelles, philosophiques, épistémiques et religieuses : que devient donc la politesse face aux transformations sociopolitiques dans la société des Diallobe ? Quel rôle joue-t-elle dans la gestion des différences en situation postcoloniale et néocoloniale ? Pour répondre aux questions posées, nous nous concentrerons dans un premier temps sur une brève analyse de la violence coloniale dans l'œuvre de Kane. Deuxièmement, nous nous intéressons aux réflexes et aux gestes de politesse en pays Diallobe. Troisièmement, il convient de se demander comment l'asymétrie au pouvoir va de pair avec l'instrumentalisation de la politesse dans le jeu politique. Enfin, il s'agit de savoir comment les rapports entre le pouvoir, la politesse et le respect de la différence sont résolus à travers un recours à l'humanisme de Levinas. Finalement, il sera question, en tenant compte de la position des deux auteurs, de réfléchir davantage sur les relations entre la double historicité, la religiosité et l'humanisme comme solution à la violence et l'impolitesse postcoloniales.


Violence postcoloniale et choc des valeurs et différence dans Les Gardiens du temple

À première vue, le titre "Les Gardiens du temple" revêt une symbolique profonde qui est à la fois religieuse et culturelle. Cette symbolique évoque les rapports d'un peuple avec son temple, le lieu de sa religiosité, de sa cosmogonie, de sa théogonie et de sa cosmologie. Ce titre décrit également le stade développemental de ce peuple. Il s'agit ici du stade théologique et métaphysique (Auguste Comte). Les rapports entre le temple et ses possesseurs sont d'emblée ceux de l'intimité et ceux de l'amour puisque des gardiens qui sont partie intégrante du peuple ou de la communauté y sont affectés. D'un point de vue de la logique, l'acte de garder le temple traduit la protection de cet objet sacré et précieux, mais aussi une relation de pouvoir, puisque les maîtres du temple sont également les détenteurs du savoir.




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Ce savoir est mythique et mystique à la fois. L'ordre gnoséologique local des Diallobe se situe de toutes les façons aux antipodes de la connaissance et savoir occidentaux et repose sur une continuité historique et sur un ensemble de repères bien connu.

En contexte postcolonial, un tel ordre subit les foudres et la menace coloniale et néocoloniale. L'ordre postcolonial n'est rien d'autre qu'une continuité du colonialisme excellant dans le viol des pratiques culturelles et religieuses de Diallobe. Les représentants de cet ordre sont les administrateurs néocoloniaux. Il s'agit notamment des colonisateurs étrangers ou locaux qui font de la répression, de l'emprisonnement et de la violence physique leurs armes de prédilection. Ces représentants de l'ordre colonial portent étonnamment le masque de bienfaiteurs ou de "civilisateurs", mais sont en réalité, selon la typologie de Michel Foucault et Jean Christophe Rufin, des barbares dont l'ambition ultime réside dans la destruction systématique du temple des colonisés. Leur but consiste à ôter leurs victimes de leur équipement mental, méthodologique, philosophique, épistémologique et gnoséologique. Ces pseudo-civilisateurs caressent l'idée cynique de faire subir aux possesseurs du temple des sévices et douleurs corporelles les plus inhumains et les plus extrêmes dans le but inavoué de les forcer à renoncer à leurs valeurs religieuses et culturelles fondamentales (Foucault 2001 : 230 ; Foucault 1996; Rufin 1991).1 De plus, les rapports de force et de tensions entre le savoir local et la connaissance occidentale s'inscrivent dans la perspective de la violence postcoloniale et du non-respect de la différence.

On peut, à un premier niveau de lecture, considérer la protection continue du temple comme une réaction dirigée contre l'impérialisme néocolonial sur l'espace culturel, rituel et religieux des Diallobe. À ce niveau de lecture, les gardiens du temple deviennent des défenseurs de la pratique culturelle et religieuse locale. Pour cela, ils génèrent et entretiennent un discours dans le temple qui s'oppose par conséquent à tout autre discours extérieur qui prône la colonisation de leur espace corporel, mental et physique. Ici, l'idée du temple renvoie à une topographie qui évoque tout un système culturel, politique, religieux archaïque et féodal, tandis que celle de la défense du temple rappelle la rencontre de deux ordres culturels, symboliques et religieux derrière lesquels on peut redouter l'émergence du fondamentalisme comme mode de pensée et comme stratégie de conquête et de domination de l'Autre. Cette stratégie de défense se rapporte à l'expérience de l'asymétrie faite par le peuple Diallobe.

À un second niveau de lecture, le temple devient une métaphore spatiale dans laquelle se joue le destin des peuples africains qui vivent la même expérience que les Diallobe. Il en découle de ce niveau de généralisation que le temple des Diallobe revêt une symbolique profonde si ce temple subissant le viol postcolonial n'est qu'un exemple à travers lequel l'auteur illustre la pratique de la violence et du non-respect de la différence.




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L'image du temple gardé ne rappelle pas uniquement au lecteur la menace de la violence, mais incarne aussi la violence elle-même. Elle devient sous cet angle une métonymie puisque le temple, une minuscule partie, désigne le tout, à savoir l'Afrique, sa culture et sa religion. Mais le temple représente aussi un ordre temporel et gnoséologique.

Derrière l'idée du temple se cache aussi l'appartenance raciale, religieuse et ethnique qui sous-tend la défense dudit temple, car le temple est avant tout une propriété ethnique localisable dans un espace peuplé par une race : la race noire. La topographie s'y prête, puisque la scène a lieu en sol africain. On ne peut donc pas nier le fait que ce temple a une dimension identitaire. Lorsque le peuple des Diallobe s'insurge contre la destruction de son temple par les barbares coloniaux, c'est toujours dans un esprit anticolonialiste qui se justifie par un protectionnisme identitaire. Ce faisant, il exorcise toute fatalité historique qui fait des Africains les observateurs passifs de leur histoire. Les Africains combattent dans un tel contexte toute fatalité et prennent en main leur destinée, leur progrès et leur développement. Le développement induit de l'extérieur qu'impose le modèle civilisationnel occidental est passé au crible de la critique. En lieu et place d'un tel modèle, se dessinent une réfutation d'une part, et une réflexion sur le futur du peuple des Diallobe d'autre part. Toutefois, une dimension de cette réflexion trouve son origine dans la déstabilisation coloniale, tandis qu'une autre dimension émane d'un courant de réflexion induit des contradictions intérieures.

Comme on peut le constater, le titre de l'œuvre de Cheick Hamidou Kane fournit des éléments de compréhension du type de société, de l'espace et du type de discours qui règnent dans la société des "gardiens du temple". L'œuvre se subdivise en dix chapitres aux titres plus ou moins expressifs. Des dix chapitres, deux d'entre eux portent des titres qui renvoient à des topographies et toponymes (Saré Kôbi, Kôlé, Tamarine), quatre portent des noms des personnages (Thierno Saîdon Barry, la fille de Mabigue Mbaye, la journée du Général Mouko, Adieu, camarades) deux autres titres (Jour de colère place de l'indépendance et La nuit la plus longue) se rapportent au temps. Enfin, le titre (L'Epi) renvoie à l'abréviation d'un programme expérimenté par un gouverneur résident.

La configuration du roman laisse agir des personnages africains, aux parcours culturels et identitaires différents. Certains d'entre eux sont ancrés dans la philosophie eu temple, d'autres, en revanche, ont un espace mental totalement envahi par la culture et le mode de vie occidental. Enfin, une catégorie vit une ambigüité culturelle et religieuse caractérisée par un tiraillement entre les valeurs occidentales et africaines. Tous ces personnages, quel que soit leur positionnement idéologique, vivent la violence postcoloniale sous toutes ses formes. Dans le contexte postcolonial du roman, il convient de souligner qu'à travers les réflexes et gestes en pays Diallobe, l'auteur met en scène un modèle de politesse hybride, mais montre aussi comment la relation de politesse s'imprègne de la confrontation violente.




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Mise en scène de la politesse hybride en contexte postcolonial

Il n'y a point de doute que dans la société féodale des Diallobe, la hiérarchie, le respect et la politesse jouent un rôle central. La subordination, la discipline et la rigueur constituent des facteurs clé de la cohésion sociale et demeurent un socle solide pour l'éducation des jeunes Diallobe. On peut même penser que, comme dans toute société féodale, ces facteurs assurent la continuité politique, économique et sociale. Elle raffermit d'ailleurs les permanences culturelles et identitaires des Diallobe. La politesse devient un code culturel et sémiotique dès lors qu'elle est considérée comme un ensemble des règles acquises par l'éducation et est transmise de génération en génération, si l'on s'en tient au fait que l'oralité est ici le mode de communication dominant. La politesse se manifeste sous forme d'aspects verbaux et comportementaux. Aussi les formules, attitudes et gestes sont-ils des éléments que l'on peut reconstruire à partir des scènes de l'œuvre et à partir de la psychologie des personnages. Dès lors que la société Diallobe connaît des ruptures et des discontinuités issues de la situation postcoloniale, il ne fait aucun doute qu'elle vit des hybridités culturelles, politiques et linguistiques.

1. Politesse : acte culturel et violent ?

Le respect de la hiérarchie constitue le premier exemple à travers lequel le positionnement social et artistique du griot Farba est publiquement reconnu par les membres de la communauté. Il va sans dire qu'une telle reconnaissance va de pair avec des actes et des rites de politesse en pays Diallobe. Farba incarne à plus d'un titre également le conservatisme Diallobe. Il est d'ailleurs la voix la plus autori

Ce que disait le griot, le pays entier le disait, de façon moins épique mais tout aussi touchante. Plus que l'hommage personnel qui lui était adressé, c'est la glorification de son labeur qui l'émouvait intimement. Le pays rendait. À son incitation, non seulement les corps s'étaient dressés et mis au travail, mais les âmes se tendaient, assumant à nouveau, chaque jour un peu plus, leur destin. D'ailleurs l'intelligence, ici, n'était jamais morte. Ce qui avait été déçu et que, écrasé par la misère, s'était assoupi, c'était le courage, cet élan que l'âme et le corps enchevêtrés opposent à la chute (LGDT, 14–15).

Farba, véritable gardien du temple assure farouchement et de manière exemplaire la survie des traditions Diallobe d'une part, et la permanence de l'identité de cette communauté. Vis à vis d'autres personnages qui lui doivent déférence, il respecte toutes les règles de bienséance et de la politesse et s'abstient de s'attaquer à leur intégrité. C'est le cas lorsqu'il s'entretient avec son jumeau Salif, qui bien qu'ayant été à l'école occidentale, garde tout de même à l'esprit les traditions Diallobe.




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Dans le cinquième chapitre de l'œuvre se déroule un entretien entre Salif, Farba, Daba et Gandhi (LGDT, 104–107). Durant cette entrevue, Farba garde malgré son positionnement social, ses réflexes habituels et culturels. Le narrateur décrit : "Farba Mâri, qui était derrière Salif, fit un pas vers Daba et lui tendit la main" (LGDT, 105). S'adressant à Daba, il utilise la formule de politesse suivante : "-Petite fille Sâlabigue Fari, permets-moi de te féliciter du fond du cœur [...]" (LGDT, 105). Tout au long de cette conversation capitale, Farba ne fait à aucun moment prévaloir sa position de griot en tant que dépositaire du savoir local soit pour intimider ses interlocuteurs, soit en guise de mépris. Les actes de langage utilisés sont ceux de la politesse.

La locution et l'illocution traduisent des actes de politesses et invitent sur un plan purement perlocutionnaire des attitudes réciproques de politesse ancrées dans le code culturel des Diallobe.

Un autre personnage dont les gestes et attitudes de politesse méritent qu'on s'y arrête, est Roger Danglade, formé à l'école néocoloniale, celle des lieutenants gouverneurs. Ses réflexes de politesse varient selon qu'il doit faire face à "des petits » ou à ses supérieurs hiérarchiques. Le narrateur le présente comme un homme à tout faire. Il est soldat, prêtre et juriste à la fois. Le narrateur pense que ce dernier est

assez cultivé pour comprendre que le monde dût évoluer, assez pénétré de la discipline qui lui avait été inculqué avec son éducation pour accepter que progressivement, lui-même et ses camarades dussent céder leurs places aux Africains dans leur propre pays (LGDT, 22).

Lors de son entrée au bureau de Massata Diop, Le Directeur de la Mutuelle, le rituel de la politesse est respecté entre les membres de la nouvelle élite :

Il pénétra dans le bureau de Massata Diop, directeur de la Mutuelle. A son entrée, Massata et Lefranc se redressèrent de leurs dossiers puis se levèrent pour le saluer. Il serra la main et s'assit, imité par les deux hommes (LGDT, 23).

Sur un plan linguistique, l'acte du langage "saluer quelqu'un" s'accompagne d'un ensemble de gestes extralinguistiques qui renvoient au respect de la hiérarchie. Langage et gestuelle s'interpénètrent pour mieux définir les contours de la politesse. Elle est d'abord articulée sur un plan linguistique avant de prendre une dimension corporelle. Si le code de politesse occidental domine ici, on ne devrait pas perdre de vue que la symbolique linguistique et corporelle de la politesse se situe entre la culture Diallobe et la culture occidentale. Mais, il faudrait également souligner que la distance de l'élite néocoloniale vis-à-vis de l'élite locale se manifeste sur un plan linguistique. Il s'exprime dans le mépris et l'arrogance de l'élite dominante. Certains actes de langage tel que l'insulte contribuent à mieux cerner des déviations nées d'une politique de politesse caractérisée par une assimilation servile du code de politesse occidentale aux dépens de celui des Diallobe, donc du code de politesse locale.

On peut recourir à l'exemple de Massata Diop, qui, à la question de savoir comment les membres de la Mutuelle se présentaient, rétorque : "Mal, [...]". Toujours les vingt pour cent irrécupérables de "canards sauvages" (LGDT, 22). Par "canards sauvages", il entend ici les paysans membres de la Mutuelle devenus indélicats (LGDT, 22–23).




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Sans nul doute, se dessine dans l'acte de langage "injurier son prochain", la manifestation linguistique de l'impolitesse. Si les attitudes comportementales sont ici le mépris et l'arrogance, force est de constater que Massata Diop viole aussi bien le code politesse occidental que celui des Diallobe. Le narrateur se moque de l'acte d'impolitesse de ce cadre de l'administration néocoloniale en ces termes :

Pour peu qu'on voulût bien considérer les vrais paysans comme des canards civilisés. Être civilisé pour un canard revient à être un canard domestique. L'expression de Diop prenait un singulier relief de vérité, car la plus grande partie des défaillants étaient de faux paysans. Ils ne se prétendaient comme des vrais paysans que pour bénéficier des prêts consentis par la Mutuelle, grâce aux avances de la puissance publique. Faux, 'marabouts` mauvais commerçants, protégés des hommes politiques, vraies canailles, la liste était considérable de ceux qui, usurpant la qualité de paysans, recevaient des prêts qu'ils ne remboursaient pas (LGDT, 23)

Bien que ces invectives soient, dans une certaine mesure, justifiées, elles trouvent leur fondement dans un système politique postcolonial caractérisée par la corruption et l'incurie bureaucratique. Une autre situation dans laquelle l'impolitesse de Danglade vis-à-vis de ses concitoyens est perceptible lors de la crise de l'enterrement des morts chez les Sessene. Durant cette scène, les griots s'opposent au peuple :

Ce qui restait de la tribu s'était agrégé en un noyau fermé, replié sur les traditions défendues avec plus d'intransigeance. C'est ainsi que les Sessene avaient renoué avec la vieille croyance selon laquelle l'inhumation des griots défunts écartaient de leurs terres les pluies d'hivernage. Les griots en étaient réduits à ranger leurs morts, debout, dans les creux de quelques baobabs gigantesques. L'on s'accommoda de cette pratique tant que la collectivité eut la même âme, par l'adhésion aux mêmes représentations [...] (LGDT, 31).

Le peuple intervient contre la déstabilisation de ses valeurs culturelles avec un caractère autoritaire. Ce faisant, il viole ainsi les règles élémentaires de la bienséance. Ces gestes d'impolitesse s'opposent au code sacrosaint de la politesse prôné par les élites locales. Bien que cette scène de violence anticoloniale se justifie par la violence systémique postcoloniale et le positionnement social et politique dudit peuple comme auteur de sa propre histoire, l'on constate qu'en cette circonstance, la masse composée des plus jeunes tend à confondre politesse et faiblesse d'autant plus qu'il se permet d'interrompre ses interlocuteurs, et de les apostropher. Aussi méprise-t-il dans un tel contexte les plus vieux de la société, ce qui constitue une impolitesse flagrante :

[...] Dangale avait été averti que des rixes avaient, la veille, opposé les Sessene à leurs griots. [...]. Quelques centaines de personnes l'attendaient à l'entrée du village principal, assises à terre et silencieuses. Un ancien s'était détaché de la foule et, sa coiffure à la main, le regard baissé, lui avait expliqué que tout était rentré dans l'ordre et qu'il pouvait retourner à sa résidence. On lui demandait aussi de pardonner à la collectivité le dérangement qu'elle lui avait causé (LGDT, 31–32).




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Dans l'attente du cadre d'administration qu'est Dangale, dans la posture assise, synonyme de discipline, de la négociation et de la demande du pardon, se lisent aussi le respect vis-à-vis de l'autorité locale et celle de l'administration coloniale. Cet habitus est propre aux codes de politesse Diallobe et occidental.

2. Politesse, violence et respect de l'Autre en situation interculturelle et postcoloniale

À l'opposé de l'élite néocoloniale européenne ou des élites néocoloniales Diallobe déculturées qui ne puisent que dans le code de politesse occidental, les Diallobe dans une grande majorité, par contre, puisent tantôt dans leur code de politesse tantôt dans celui de l'occident, deux codes qui s'interpénètrent, aussi bien au niveau verbal que corporel. Ce recours au double code de politesse témoigne à plus d'un égard de l'existence d'une politesse hybride en situation postcoloniale. Les actes de langage "négocier" et "demander pardon" s'accompagnent ici d'une symbolique exprimée dans la gestuelle des personnages et dans un langage corporel adapté pour la circonstance. Ces actes de langage et du corps exprimant la politesse devraient, en toute logique, être suivis par d'autres actes et gestes semblables pour que la hiérarchie administrative soit respectée. Malgré ses doléances, Dangale continue à servir tout ce qui provoque un changement d'attitude chez ses subordonnés : "-Je voudrais parler à un parent du défunt" (LGDT, 32) remarque-t-il. Son interlocuteur lui rétorque : "Nous sommes tous ses parents, monsieur. Il était Sessene" (LGDT, 32).

Dangale s'adresse ici à un vieil homme "qui portait les insignes de la Légion d'honneur et de la Croix de guerre" (LGDT, 32). Il ne respecte ni son droit d'aîné au sens des Diallobe, ni les insignes qu'il incarne : "Je vous demande de venir avec moi creuser la terre pour inhumer tous vos morts que je viens de voir, avait dit l'homme blanc, un ton plus haut" (LGDT, 34). Cette injonction témoigne de la position de supériorité de Dangale. On peut noter que, malgré l'existence de la politesse hybride en situation postcoloniale, Dangale fait gauchement recours à l'ordre de politesse néocoloniale. Cet ordre fait des Diallobe des sujets, et de lui leur maître. Dans son discours par exemple, de nombreux actes de langage écrivent l'impolitesse et la violence. Aussi n'est-il pas étonnant que l'acte de langage "intimer l'ordre à autrui" accompagne des gestes manifestes d'impolitesse. La conséquence de tels abus réside dans la révolte des Sessene. L'impolitesse engendre donc la contre-violence comme une réplique à la violence postcoloniale.

Au lieu de s'attaquer au système néocolonial qu'il incarne lui-même, Danglade se contente tout simplement de s'attaquer à ses concitoyens les plus faibles et à ses subordonnés qu'il n'hésite pas de chosifier. Ces invectives sont, d'un point de vue moral, inacceptables surtout lorsqu'elles émanent d'un homme hautement cultivé de la taille de Diop qui maîtrise parfaitement les règles de la bienséance et toutes les civilités de la haute administration ayant cours chez la nouvelle élite. Danglade utilise à la place des civilités et actes de politesse des invectives, et fait prévaloir sa position olympienne et impériale vis-à-vis de ses subordonnés.




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Il reprend ainsi à son compte l'arrogance du colonisateur, qui en quête d'une certaine "mission civilisatrice", s'arrogeait alors le droit de mépriser le colonisé. On peut affirmer sans ambages que l'acte injurieux de Danglade s'inscrit dans la logique dominatrice néocoloniale essentiellement caractérisée par l'impolitesse notoire, l'arrogance et le mépris absolu. Et pourtant, de tels gestes d'impolitesse tranchent nettement avec le respect et la politesse vis-à-vis de ses pairs, même si à plus d'un égard, son rituel de politesse se double, dans ce contexte, d'un complexe d'infériorité. Le narrateur qui observe et suit tout le jeu corporel de Danglade remarque :

À observer et écouter Lefranc, Massata retrouva son admiration pour deux Français, pour leur puissance de travail, leur rigueur ; il retrouva le plaisir qu'il éprouvait toujours devant le pouvoir qu'avaient ces hommes- et qu'il essayait d'acquérir aussi, non sans succès- de se dégager soudain, comme par un effort des reins, des arcanes du détail, des pièges du familier, de la glu épuisante des réalités humaines lorsqu'on en approchait de trop. Ils possédaient le pouvoir, à quelque stade que ce fût de leur relation avec ce qui est, de prendre leurs distances. S'agissant des réalités locales, Massata Diop pensait qu'il leur était plus facile qu'à lui de s'en dégager, étant étrangers au pays. Mais ce pouvoir, ils l'avaient relativement à tout, et c'est ce que Massata leur enviait (LGDT, 25).

Les gestes de politesse et le respect resurgissent face aux Français pour qui il a de l'admiration. Aussi, Massata est poli vis-à-vis de ses pairs et de ces protecteurs à la fois. On peut dire qu'il a, en matière de politesse et de civilités, deux poids et deux mesures. Dans une scène du troisième chapitre, se trouvent plusieurs gestes, actes et formules de politesse. Ici, se déroule un entretien entre Thierno, Farba, Daba et Salif, tous des personnages qui ont différents niveaux de culture et d'instruction. Ces personnages appartiennent tantôt à l'école des Diallobe, tantôt à l'école occidentale ou aux deux. Les différences entre ces personnages auraient dû susciter un potentiel conflictuel immense au sujet du devenir des Diallobe et du continent africain, mais celles-ci ne semblent qu'intéresser une infime minorité. Le problème qui est au centre de cette discussion est celui de la différence culturelle. Farba pose la question suivante : "-Maître (…) quelle utilité et quel sens y a-t-il dans leur manière [celle des Blancs] de manger chacun de son côté ?" (LGDT, 44). Salif qui a vécu parmi eux se défend :

Il me semble aussi que le fait que les convives blancs mangent chacun dans son assiette, et non pas plusieurs autour d'un seul récipient comme nous faisons, te donne l'impression que, chez eux, les membres de la famille ou les amis qui mangent ensemble ne sont pas assez proches les uns des autres, qu'ils ne sont pas aussi solidaires et liés comme nous le sommes (LGDT, 44).

Enfin, maître Thierno souligne avec force :

[...] Ces réponses indiquent que les Blancs sont fondamentalement les mêmes que nous, les différences qui nous séparent d'eux n'étant non point à la condition humaine mais aux conditions naturelles (LGDT, 47).




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Comme on peut le constater, les différents interlocuteurs ont des questionnements fondamentaux, et exposent leurs points de vue tout en évitant de blesser les autres sensibilités. La politesse dans le verbe est de mise bien qu'il s'agisse d'un sujet sensible opposant les élites traditionnelles et modernes de cette communauté. Le sens du respect de l'interlocuteur est ici très élevé. Les interlocuteurs s'écoutent, se critiquent, font des propositions constructives, se contredisent sans en arriver aux invectives. Les débordements qui font apparaître l'animalité de l'homme sont quasi absents. Le relativisme et l'ouverture d'esprit demeurent des stratégies verbales et de dissuasion. Tout ce tableau fait de la société Diallobe une société fondée sur le respect de l'autre et la vertu "politesse". Le quatrième exemple dans lequel les actes de politesse sont incontournables, est celui de la scène du repas. Le narrateur résume :

De ses doigts écartés Salif étala bien au fond de la cuvette ce qui restait du couscous, ainsi que les courgettes. Il répandit dessus une bonne quantité du couscous frais non arrosé de court bouillon, qui avait été déposé par Amadou à sa portée. Saisissant des deux bras la calebasse contenant le lait frais, il la tendit à Thierno, Saîdou Barry, en signe de déférence. Thierno remercia d'une inclinaison de la tête, prit le lait et le répandit et, toujours à la main, entreprirent d'honorer le couscous au lait. Serrant les doigts, creusant la paume de manière que la main puisse prélever de bonnes louchées du potage de couscous au lait, les convives s'engagèrent avec vivacité » (LGDT, 50).

Outre les gestes renvoyant au code de politesse Diallobe, il est à noter que l'acte de langage "remercier" traduit, sur un plan linguistique, une manifestation papable de la politesse. Il se traduit également dans une symbolique incluant tout un langage corporel et rituel.

Comme on peut le constater, le repas s'accompagne d'un rituel de politesse vis-à-vis du repas lui-même et vis-à-vis des convives. En retour, les convives savent rendre la politesse à leur hôte. Les signes de politesse observés lors du repas ignorent toute discrimination de classe sociale, de rang ou d'intellectualité. Ils ont pour fonction fondamentale d'assurer la cohésion sociale. Dans la scène du repas, la réciprocité est l'une des règles centrales entre les adultes et les adolescents devant le repas. Le narrateur rapporte :

Thierno et Salif bientôt imités par Farba, s'arrêtèrent de manger, laissant aux deux adolescents le reste du repas, ainsi que le prescrit la tradition. Lorsqu'ils eurent achevé de manger, ces derniers firent à nouveau circuler la bouilloire, la cuvette et la serviette, pour permettre à boire une eau fraîche, parfumée par les racines odoriférantes. La cuisinière, aidée par Amadou et Baba, débarrassa la natte des ustensiles du repas, y étendit des tapis et y déposa trois cousins de cuir rembourrés de paille fine ; les hommes, demeurés seuls, s'étendirent sur les couches ainsi apprêtées (LGDT, 50–51).





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Sécularisation et désacralisation de la politesse en situation postcoloniale

Dans l'œuvre de Ch. Hamidou Kane, la politesse revêt plusieurs visages selon que l'on se trouve dans la société traditionnelle ou dans une situation de crise orchestrée par le régime néocolonial. Le code de politesse Diallobe se fonde sur la symétrie et la complémentarité bien que l'asymétrie émanant de la féodalité et de la hiérarchisation sociale soient présentes. Chaque membre de la société respecte son positionnement sociopolitique. Dans la société Diallobe postcoloniale, l'ordre néocolonial qui tend à séculariser les valeurs culturelles des peuples locaux et qui instaure du même coup une double historicité, engendre la crise de politesse chez les Diallobe. Tout d'abord, le code de politesse Diallobe connaît une perturbation notoire puisque désormais l'élite politico-administrative et économique qui aspire à une modernisation des structures politiques, administratives et économiques s'oppose non seulement aux "petits" et au fonctionnariat, mais instaure un nouveau code de politesse inhérente aux corps des services tout à fait étrangers au code de politesse des peuples locaux. En conséquence, ce nouveau code tend à marginaliser celui qui préexistait. Cette marginalisation est sous-tendue par la politique de l'exclusion des élites locales du champ politique et l'imposition d'un nouveau code de politesse qui est alors en concurrence avec le code de politesse locale.

La crise politique vécue par les Diallobe les contraint à mettre entre parenthèses leur propre code de politesse. Le but primordial est ici de combattre le nouvel ordre. Il s'ensuit inéluctablement une remise en cause implicite, forcée et anarchique du code de politesse locale et moderne. Du côté des élites modernes, on constate que dans la tentative de réinstauration de l'autorité de l'État, et de l'implication des élites locales ou tout au moins de leurs points de vue, les élites administratives, bien que respectant les civilités, ne sont pas à l'abri des débordements qui, en dernier ressort, remettent en cause le respect et la politesse mutuels. On peut dire qu'en temps de paix et de prospérité, les rapports entre le pouvoir et le peuple, entre les élites modernes et locales, les codes de politesse moderne et locale sont respectés tandis qu'en temps de turbulence ces codes peuvent être inversés en leurs contraires.

Le code de politesse néocolonial essentiellement emprunté à l'Occident est essentiellement responsable du recul du code de politesse Diallobe. Dans les rapports interculturels entre l'Occident et les Diallobe, ce code n'est pas tout simplement un emprunt, mais un diktat moral. La société Diallobe qui négocie son identité ne peut s'en passer. Elle tente d'intégrer cette double historicité dans sa lutte pour son développement. Le peuple Diallobe a accepté ces valeurs positives de l'Occident. En retour, la nouvelle élite administrative qui marginalise l'élite locale, en tentant de refouler consciemment ou inconsciemment le code de politesse Diallobe, nous ramène de quelques siècles en arrière.





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On se rappelle que dans les processus coloniaux, l'Europe avait notamment abusé d'un aspect de la politesse africaine : l'hospitalité réservée aux étrangers. Cette hospitalité, l'échange des cadeaux, la volonté de recevoir l'Autre culturellement et racialement différent avaient curieusement été transformés en faiblesse et avaient servi de paravent pour la conquête et l'exploitation abusive, voire de la chosification de l'Africain. D'entrée de jeu, l'élite africaine moderne qui profite de l'allégeance africaine aux institutions néocoloniales qui sans nul doute imposent et présentent tacitement le système des valeurs occidentales comme meilleures. C'est dans une telle attitude de la nouvelle élite africaine que réside manifestement le mépris, des valeurs et codes de politesse africains. En clair, le pouvoir néocolonial possède des ressources de la contrainte pour s'approprier et imposer le code de politesse occidental. Tout permet de supposer alors que cette élite qui s'arroge le droit de séculariser le reste des "valeurs sacrées" africaines, usurpe la place du colonisateur qui, hier, abusait de l'hospitalité africaine : ainsi, elle poursuit une pratique et une rhétorique discursives qui perpétuent dans un tel contexte l'œuvre de domestication des valeurs étrangères en post-colonie.

Historicité, religiosité et humanisme de l'Autre. Déconstruire l'impolitesse historique : Kane, Sartre, Levinas et Silo

Dans l'œuvre de Ch. Hamidou Kane, la question de la politesse se pose sur plan intra-culturel et interculturel. Il s'agit du rapport des races et des élites dans les actes, gestes et réflexes de politesse : le respect de l'Autre comme Diallobe par le Diallobe, de l'Africain par l'Africain, de Soi par Soi, de l'Africain par les Européens et vice-versa. En situation postcoloniale, la problématique de la politesse pose, en dernière analyse, une question des rapports entre les cultures. Des éléments de réponse sont fournis par Silo et Levinas. Ne s'agit-il pas ici des rapports entre l'élite locale et l'élite administrative, économique et politique, entre l'élite traditionnelle et moderne ou entre l'ancienne et la nouvelle élite au détour de quelques actes de politesse ?

La gestion des différences, le choc des générations et des modèles culturels, la gestion du savoir local et moderne, la possibilité de concilier deux historicités sont autant de facteurs qui conditionnent un syncrétisme au niveau des civilités et formes de politesse. Toutefois, la problématique de la sincérité dans les actes de politesse se ramène à la connaissance de l'Autre en général. Cette connaissance de l'Autre implique la formulation des interrogations sur les valeurs universelles et le respect, comme le souligne Michel Wieviorka, lorsqu'il met en exergue le fait que de tout temps des tensions et des violences ont toujours accompagnées l'expérience de l'altérité et de la différence (Weiviorka 2005 : 11). Aussi n'est-il pas superflu de rappeler qu'en matière de politesse, le respect de la différence devrait être de mise tout comme les actes de politesse entre des prototypes d'élites d'une part, et entre les cultures d'autre part, doivent tenir compte de ce que Pierre Bourdieu appelle l'espace social, champ du pouvoir et espace symbolique (Bourdieu 1999 : 15–29).




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Au-delà de la prise en compte de l'espace social et symbolique, il convient de faire de l'humanisme de Silo et de Levinas la clé de voûte du respect de l'Autre pour surmonter la peine de l'hypocrisie, du mensonge et de la manipulation dans les actes de politesse. Ch. Hamidou Kane résume cet humanisme par la voix de Thierno qui, à la suite de Salif, et répondant aux questions de Farba au sujet des différences entre les manières des Blancs et celles de Diallobe, dit :

Ces réponses indiquent que les Blancs sont fondamentalement les mêmes que nous, les différences qui nous séparent d'eux n'étant non point à la condition humaine mais aux conditions naturelles (LGDT, 47).

Sans nier l'utilité des biens matériels, il fait de l'homme l'objet de sa préoccupation première et prône l'ouverture aux valeurs spirituelles et religieuses. On pourrait, à la lecture de son roman L'aventure ambigüe, trouver des scènes dans lesquelles une réflexion critique sur les rapports entre le matérialisme occidental et le spiritualisme africain abonde. Son narrateur observe dans Les Gardiens du temple :

Nous Diallobe avons besoin de plus de nourriture, mais nous avons aussi d'affection et de solidarité entre nous. L'homme a besoin de l'homme. L'homme est le remède de l'homme. Les biens matériels ne sont que des moyens destinés à combler ce besoin essentiel que l'homme a de l'homme. L'utilité des biens matériels est sociale (LGDT, 49).

Cette vision humaniste et humanitaire qui contrarie la vision antihumaniste postcoloniale caractérisée par le racisme, l'irrespect, l'exploitation de l'homme par l'homme, l'hypocrisie, l'arrogance, l'hétéro-phobie et l'impolitesse, se place au centre de l'œuvre. Certes, il y a déjà eu des tentatives de cerner ce concept, mais nombre d'entre elles ne sont pas forcément dans le sillage de l'auteur. Outre l'humanisme au sens Sartrien qui implique l'engagement de l'écrivain et la résolution des questions existentielles, qui pourrait rendre compte des intentions de l'auteur d'autres dimensions qui éclairent mieux sur les intentions de l'œuvre peuvent être mieux élucidées grâce aux réflexions de l'anthropologue Silo et du philosophe Levinas.

Dans une conférence faite le 24 Novembre 1994 à Buenos Aires au siège du judaïsme libéral, ayant pour titre "Qu'entendons-nous aujourd'hui par Humanisme universaliste ?", Silo pensait à juste titre que l'humanisme avait le mérite d'être à la fois Histoire et Projet d'un monde futur et outil d'action actuelle, car il est à même de contribuer à l'amélioration de la vie, de faire face à la discrimination, au fanatisme, à l'exploitation et à la violence. S'inscrivant en faux contre un humanisme répétitif, il prône un humanisme créatif dans un contexte de mondialisation qui est à la fois pluriel et convergent et capable d'impulser la recomposition des forces sociales et de créer une nouvelle atmosphère de réflexion et de résoudre les paradoxes de l'époque. L'humanisme selon Silo implique la reconnaissance de la place de l'être humain, affirme l'égalité de tous les êtres humains, reconnaît la diversité personnelle et culturelle et aspire à développer la connaissance de la vérité absolue, la liberté des idées et le rejet de la violence (Silo 1999 : 340–341).




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Pour revenir à l'œuvre de Ch. Hamidou Kane, il importe d'y lire une tentative de réécrire et de relire le discours humaniste. Il ne se contente pas tout simplement d'une réécriture ou d'une relecture d'un tel discours, mais, s'efforce d'articuler une perspective africaine qui est en dialogue critique avec les autres perspectives. Soulignons juste que dans le cadre de la modernité africaine incarnée par la Négritude, l'humanisme africain était suffisamment un objet privilégié de réflexion. En lien avec cet humanisme africain, on peut également déceler dans les questionnements, attitudes et réflexions de personnages de l'œuvre de Kane des modèles d'inquiétude face au non-respect de la différence, à la chosification de l'Autre socialement et culturellement différent. Mais, il existe chez certains personnages une volonté manifeste de rendre réelle cet humanisme. La Grande Royale, Salif, Samba Diallo, Thierno sont des exemples de personnages qui prônent une ouverture critique et mesurée à l'Occident et une préservation des valeurs positives Diallobe. Bien qu'ayant été des sujets coloniaux, les Diallobe n'ont aucunement l'idée de la vengeance et n'éprouvent en aucun cas des ressentiments.

L'auteur montre à travers les attitudes de tels personnages que l'humanisme vivant ne saurait se réaliser sans politesse, respect de la dignité humaine et de la différence. Il s'agit chez les Diallobe d'un humanisme fondé sur une vision religieuse qui recouvre les mêmes valeurs que celles développées par Silo et Sartre qui évoquent tous la responsabilité de l'homme dans ses rapports avec autrui.

Dans le monde contemporain, la religion peut servir de tremplin pour fonder une philosophie de la différence, de l'altérité et des rapports avec d'autres peuples et cultures. Le philosophe français d'origine juive Emmanuel Levinas qui parle "du même" et de "l'autre" considère la métaphysique et la transcendance comme des concepts centraux de l'humanisme. La métaphysique permet de se tourner vers l'"ailleurs", l'"autrement" et l'"autre" (Levinas 2006 : 21). Le désir de l'Autre est, selon Levinas, une métaphysique. L`Autre recouvre Autrui, le visible et Dieu, l'invisible. "Nous sommes à la fois le même et l'Autre", soutient Levinas, tout en précisant que dans les rapports avec l'Autre, le même demeure transcendant de lui-même et de l'Autre, le désir de l'Autre transcendantal (Dieu) permet une communion qui est le fondement de tout humanisme et participe de la fondation des rapports avec Autrui.

La relation du Même avec l'Autre est métaphysique et discours à la fois où le Même ramassé dans son ipséité de "je" comme expression d'unicité et d'autochtonie sort de soi. Ces relations du Moi à l'Autre sont conçues comme un face à face qui dessine une distance de profondeur, celle du discours, de la bonté et du Désir (Levinas 2006 : 28–29). Au même moment, le discours dont parle Levinas, maintient la séparation radicale entre Moi et Autrui et empêche du coup la reconstitution de la totalité dans laquelle les deux s'intégreraient. On est en face d'une situation où les égoïsmes du Moi et d'Autrui se trouvent légitimés. En considérant l'Autre comme absolument Autre qui n'entre que dans le rapport du discours ou de l'histoire du Même, la possibilité de totaliser l'Autre et le Même est presque nulle (Levinas 2006 : 29–30).




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Si on localise le Même et l'Autre dans un système, à savoir l'histoire et le divers, on est en face de deux formes d'égoïsmes. En transposant ces rapports sur les ordres culturels ou sociaux, on constate qu'un groupe social ou culturel peut rester étranger à lui-même du fait de ses rapports avec un autre. Il s'ensuit que la réduction de l'Autre au Même ou sa mise en question par l'Autre ne soit plus que la conséquence de l'ordre du discours entre le Même et l'Autre. Dans cette perspective, le peuple Diallobe qui est devenu étranger à lui-même du fait de son incapacité à gérer ses traditions et son code de politesse de façon durable, est la victime des rapports avec l'Autre et de son hospitalité.

Comme tous les autres peuples africains de l'ère postcoloniale, il subit l'histoire euro-centrique qui voit dans les traditions culturelles d'autres espaces culturels des simples curiosités. Aussi peut-on comprendre que le code de politesse, le système politique, social et économique des Diallobe soit l'objet du mépris occidental. Sous le prétexte d'une certaine modernisation faisant fi du savoir local supplantés par les codes occidentaux, le système néocolonial dans toute sa composante variée, s'arroge le droit de déstabiliser le savoir et le pouvoir des Diallobe, d'implanter un mimétisme qui hante l'imaginaire des peuples locaux. Il importe de souligner que dans un tel contexte, l'Occident colonial voit dans l'entreprise de déculturation, d'assimilation et d'une modernisation sans mesures d'accompagnement ironiquement un modèle d'humanisme salutaire.

Le peuple Diallobe qui voudrait devenir acteur de son histoire et avoir le pouvoir de réaliser quelques objectifs ne trouve dans l'opposition et la résistance au modèle néocolonial une voie de salut. Mais, il voit bien entendu dans la négociation de son identité l'autre voie de sortie. Mais ce peuple négocie avec lui-même ses voies de sortie. Bien plus, il trouve dans le développement d'un syncrétisme équilibré et critique la voie de la sagesse qui lui permet de sauver les meubles en même temps qu'il puisse faire des emprunts à l'Occident. En le faisant, il accepte de transformer son identité sans s'aliéner.

Globalement, la crise d'identité qui est symptomatique de la situation d'ambigüité vécue par les Africains du terroir et ceux de la diaspora est ainsi posée comme objet permanent de la réflexion. Elle pose le problème de la démarche dans la négociation de l'identité en situation postcoloniale et interpelle le lecteur à s'interroger sur les rapports des Africains avec les Autres, sur des concepts tels que l'interculturalité, le métissage, l'hybridité ou le syncrétisme qui tout en donnant l'impression de désigner une nouvelle réalité ou expérience, recouvreraient de nouvelles formes d'asymétrie et de domination.

Le thème de la politesse évoque dans une certaine mesure des aspects de l'histoire des rapports entre des Africains et les Européens : Une histoire du racisme, de la domination, des diasporas, des identités brisées et reconstruites, des constructions, des représentations, des stéréotypes, clichés et préjugés (Hall 1994 ; Hall 1989). Il s'agit d'une histoire d'asservissement, de l'humiliation et de l'impolitesse. Aimé Césaire, un des critiques de la violence postcoloniale dénonce dans l'action coloniale le mépris de l'homme indigène, car le colonisateur voit et traite l'Autre comme une bête (Césaire, 1955/2011 : 79–96).




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La chosification de l'Africain alors considéré à tort comme subalterne ou sous-homme au nom de l'idéologie coloniale, néocoloniale et d'une hétéro-phobie du monde contemporain. Celle-ci est tantôt inscrite dans les lois des pays occidentaux ou tantôt appliquée comme loi non écrite, mais sous-entendue de tous. Ces lois écrites ou non écrites qui sous-tendent les politiques, pratiques et discours de l'hétéro-phobie prônent ouvertement ou de manière voilée l'exclusion des Africains de la diaspora, banalise leur intégration dans les pays d'accueil et leur attribue une identité stéréotypée collective. Dans un cas ou dans l'autre la métaphysique de l'hétéro-phobie occidentale perpétue tacitement et de manière viscérale l'impolitesse historique qui avait alors consisté à abuser de l'hospitalité africaine en la transformant en naïveté, en faiblesse et en violence.

La constitution d'un discours anti-impolitesse qui s'adresse à la nouvelle élite africaine occidentalisée et aux politiques, hommes de lettres et philosophes de même qu'une réflexion sur l'appropriation des codes culturels, et la politesse en tant qu'objet des rapports interculturels sont des postulats de l'ontologie de l'impolitesse telle qu'instituée par l'histoire euro-centrique. Seule une déconstruction discursive contenue dans l'humanisme philosophicoreligieux de Kane, Sartre, Silo et Levinas constitue la réponse appropriée à la métaphysique de l'impolitesse entendue comme manifestation de la violence postcoloniale et néocoloniale. Sartre, Silo et Emmanuel Levinas, des figures emblématiques de l'humanisme philosophicoreligieux contemporain dégagent dans leurs réflexions plusieurs dimensions éthico-épistémologiques qui constituent des débuts de solution à la violence faite à l'Autre comme sujet de la violence systémique, qui, sans nul doute, peut être élargie au contexte, à l'imaginaire et à la pratique postcoloniaux. Point n'est besoin de souligner ici, que ces deux auteurs, bien que ne se connaissant pas et n'ayant pas d'affinités directes, abordent dans des formations discursives différentes que sont la littérature et la philosophie, et ce, sous différents angles, la complexe question de la relation à l'Autre culturellement et religieusement différent. Kane pose le problème de la politesse en contexte de la violence postcoloniale, tandis que Sartre, Levinas et Silo esquissent quelques voies de sorties dans le cadre de leur humanisme philosophico-religieux.


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Remarques

1 Foucault analyse la généralisation du savoir historique, la constitution, la révolution et l'histoire cyclique. Il s'attarde sur les concepts de barbare et sauvage et démontre à la suite de Boulainvilliers que le barbare est l'opposé du sauvage. Le second ne retrouve sa sauvagerie qu'en présence d'autres sauvages et dès que l'on a un rapport social, le sauvage cesse d'être sauvage. Le barbare n'a pas de rapport avec la civilisation par rapport à laquelle il a d'ailleurs une position d'extériorité et contre laquelle il lutte. Il voudrait détruire la civilisation et s'emparer de ses biens. On pourra aussi établir un lien avec les thèses de Jean Christophe Rufin, bien que les deux auteurs partent de prémisses et contextes différents pour décrypter les caractéristiques du barbare.