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Christiane Müller-Lüneschloß (Hambourg)



La comédie contemporaine en France : tradition, poésie, économie.
Entretien avec Olivier Celik, directeur de l'édition L'Avant-scène théâtre à Paris (Paris : bureau de l'édition, 06 octobre 2016)


CML : Dans ma thèse de doctorat, j'analyse des textes du théâtre contemporain, entre autres des pièces de Jean Poiret, Coline Serreau, Yasmina Reza, Matthieu Delaporte et Alexandre de la Patellière. J'ai choisi ce sujet parce que, dans mon mémoire de master, j'avais comparé trois comédies comiques de différentes époques à partir du XVIIe siècle jusqu'à aujourd'hui, si bien que je me suis aperçue d'un manque éclatant de travaux sur la comédie contemporaine. En examinant la critique, on peut facilement avoir l'impression que la comédie contemporaine n'existe pas. En même temps, elle se trouve partout dans les théâtres français.

OC : Ce n'est pas spécifiquement contemporain. En tout temps la comédie a été réglée comme elle est mineure. C'est vrai qu'il y a un succès public de la comédie, mais il n'y a pas d'estime intellectuelle de la comédie.

CML : Cela expliquerait le manque de théories sur la comédie ?

OC : Voilà. Il y a peu de travaux. Il y a des travaux sur Sacha Guitry. Vous le connaissez ?

CML : Oui, mais Guitry date déjà du début du XXe siècle. Après le théâtre de l'absurde, c'est comme si rien ne s'était passé.

OC : Oui, c'est un théâtre assez délaissé qui souffre aussi de la manière dont il s'est monté à l'époque de l'écriture. Il faut, en général, pas mal de temps avant que des metteurs en scène entreprennent des recherches sur la composition des textes. La recherche s'est passée pour Labiche et Feydeau, mais seulement dans les années 70 où quelques metteurs en scène en vogue se sont intéressés à ces patrimoines et n'y ont pas seulement trouvé une peinture de la société, mais aussi des prémisses du surréalisme. C'est vrai qu'ils ont parfois changé des choses pour en faire des mises en scène plus idéologiques, notamment contre la bourgeoisie. Mais ça a eu le mérite de les sortir des sillons classiques et de les ouvrir un peu plus. Par contre, la comédie contemporaine, les auteurs que vous citez par exemple, montre un héritage très fort des comédies du XVIIe siècle. Parfois, il n'y a qu'un langage un peu évolué. La description de la société est un peu différente, mais les trames dramatiques sont assez similaires. Donc, ce n'est pas toujours excitant de travailler sur ce sujet-là quand on voit qu'il n'y a pas eu un énorme renouvellement du genre.




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CML : Vous avez une très bonne connaissance du théâtre, de son histoire, de sa théorie. C'était déjà mon impression quand j'ai lu les préfaces que vous avez rédigées pour diverses pièces. Là, vous traitez plutôt la théorie du drame et les particularités du texte, pas le théâtre en tant que tel avec toutes ses possibilités de mises en scène. Quel rapport avez-vous avec le théâtre ?

OC : Moi aussi, j'ai rédigé une thèse, mais en philosophie, sur la critique et la psychanalyse de Wittgenstein. Je suis passé par tous les idéalistes allemands, dont Hegel. Ma thèse a traité plutôt le rapport entre la philosophie et le contemporain, donc, j'ai travaillé avec des institutions d'art, comme le Centre Pompidou ou la Fondation Cartier. J'ai travaillé après comme critique d'art pour Le Figaro. Le théâtre est venu par hasard. J'étais plutôt étudiant en lettres. Je n'ai pas fait d'études de théâtre et je n'ai pas pratiqué le théâtre. J'ai des connaissances théoriques du drame, mais je n'ai pas connu le milieu du théâtre. Voilà, j'ai écrit quelques articles pour L'Avant-scène. J'ai pris une pièce et j'ai choisi une approche théorique qui permet d'identifier la trame dramatique. En ce temps-là, j'étais en train de finir ma thèse et il y avait un projet éditorial qui m'a été proposé. J'ai accepté. Les premières années, il a fallu faire connaissance avec le milieu du théâtre.

CML : Vous avez annoncé La Vérité de Florian Zeller comme « une véritable comédie ». Qu'est-ce que vous entendez par « une véritable comédie », française surtout, et, par rapport à cela, qu'est-ce que le boulevard ? J'ai l'impression que ces termes sont assez souvent confondus.

OC : Le boulevard est une catégorie de la comédie qui s'attache à ce qui s'est passé au théâtre du XIXe siècle : le triangle amoureux, les mensonges, l'adultère. Je pense qu'entre une comédie et un drame il n'y a pas de différence. Ce qui est différent, c'est seulement la réception. Imaginez simplement une pièce, une comédie, qui vous fait rire avec un enchaînement de situations difficiles, délicates. Si vous enlevez quelques répliques qui permettent de prendre un peu de distance, qui exagèrent les choses, par exemple un comportement exagéré, si on enlève ces répliques et le retour à une situation favorable, il y reste un drame. Mais entre une comédie d'aujourd'hui et un drame, il n'y a pas de grande différence. On joue avec la réception du public, mais le plan dramatique d'une comédie est vraiment dramatique. La tragédie fonctionne différemment avec sa métaphysique, la présence de la mort. C'est vrai que les deux peuvent être un drame familial, un drame bourgeois, social – mais la comédie joue avec le public. On trouve dedans une écriture dramatique, et pas comique. Le spectacle pose sur les épaules de l'acteur qui doit jouer le comique.

CML : Quand même, il reste difficile de différencier entre comédie et boulevard. Prenez par exemple une pièce comme Le Prénom de Matthieu Delaporte et Alexandre de la Patellière. Est-ce un drame, une comédie, une pièce de boulevard – ou bien les trois en même temps ?




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OC : Pour moi, ce n'est pas une pièce de boulevard. Mais ça dépend de la conception du boulevard. Elle est très ouverte. Mais pour moi, non, ce n'est pas du boulevard.

CML : Mais, si on accepte votre explication selon laquelle la comédie se caractérise par un jeu avec des phénomènes sociaux bientôt comique, pour revenir enfin à une situation réordonnée, on pourrait catégoriser Le Prénom comme comédie.

OC : geste affirmatif.

CML : A cet égard, je me suis posée la question de savoir s'il est possible d'identifier cette même tendance pour sa « sœur classique » : la tragédie. Connaissez-vous des pièces contemporaines que vous appelleriez « tragédie » ? Si oui, suivent-elles aussi les trames classiques ?

OC : Bien sûr, il y a des tragédies contemporaines, comme celles d'Olivier Py.

CML : Est-ce une véritable tragédie ou s'agit-il plutôt d'une pièce qui contient des éléments tragiques et qui est triste, sombre, déprimante ou désolante ?

OC : Le problème de la tragédie, c'est que je ne peux pas la séparer de la dimension de la métaphysique. Il y a une ombre invisible qui infecte tout sur la scène, soit Dieu, soit les ancêtres. Si on regarde les pièces contemporaines sous cet angle, c'est vrai, il faut parler d'un drame sérieux – et non pas d'une tragédie. Pour répondre à votre question sur la comédie, je pense qu'on peut parler de Le Prénom plutôt comme d'une comédie satirique ou d'une comédie sociale, mais ce n'est pas du boulevard.

CML : Parce qu'elle parle de conflits de famille et d'amis, de conflits de loyauté enfin ?

OC : Oui, la loyauté ainsi que la fidélité. Cela se trouve aussi dans le boulevard, mais j'imagine une pièce de boulevard un peu plus classique dans son schéma.

CML : Avez-vous un exemple pour une pièce de boulevard qui est actuellement mise en scène ?

OC : Mariage et châtiment de David Pharao au Théâtre Hébertot.

CML : Mariage et châtiment ? Le titre semble déjà annoncer les trames du boulevard.

OC : Tout à fait. C'est un homme qui doit partir pour le mariage de son meilleur ami. Une assistante du travail lui fait du chantage en lui avouant qu'elle est enceinte. Elle le force « vous allez m'aider à faire ce projet, sinon je révèle tout. » Pour se défendre et pour expliquer à son ami qu'il ne peut pas aller au mariage, il invente un mensonge qui provoque un autre mensonge etc. Après, sa femme va arriver – voilà un autre problème. Ça, c'est vraiment du boulevard.




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CML : Cela me rappelle des pièces d'un autre auteur, qui est aussi joué en Allemagne : Éric Assous. Il a écrit, par exemple, Les belles-sœurs ou Les hommes préfèrent mentir.

OC : Oui, avec Assous, on se trouve dans le boulevard. Mais, il faut dire que chaque auteur prend sa patte d'écriture. Je pense qu'il est un des auteurs qui apporte les plus de nouveautés dans l'écriture parce que c'est un auteur qui réfléchit, qui est très cultivé, qui ne vient pas forcément du domaine du boulevard, qui joue avec les codes.

CML : Comment voyez-vous votre édition, donc ? Travaille-t-elle avec de la littérature, ou vos textes assistent-ils plutôt le spectacle, même comme une sorte de programmation ? Souvent, les libraires ne les vendent pas. Nous avons déjà évoqué la négligence des intellectuels vis-à-vis de la comédie. Donc, le texte dramatique contemporain, selon vous, est-il la création d'un auteur ou plutôt d'un réalisateur ?

OC : Le théâtre, ça se lit aussi. On a des collections, par exemple de Florian Zeller, qui sont évidemment un engagement sur le fait que le théâtre se lit. Mais ça peut être aussi une aide pour les metteurs en scène. On est proche de l'actualité des théâtres. Parmi les textes qu'on publie, il y a des pièces qui sont des supports aux spectacles et à d'autres mises en scène et des textes qui ne sont pas collés à un spectacle. Mais, il n'y en a pas beaucoup parce que, en dehors du spectacle, il n'y pas beaucoup d'intérêt. Il y a une économie qui a besoin de l'édition pour accompagner les pièces. C'est les deux : le théâtre se lit, mais le texte est aussi un support pour le spectacle.

CML : Néanmoins, il y a des gens qui doutent que la comédie soit de la littérature.

OC : Mais c'est écrit. C'est de la littérature. Après, il y a de la bonne littérature et il y a de la mauvaise littérature. C'est Sacha Guitry qui disait ça.

CML : Un « bon théâtre » dépend-il d'un bon texte ?

OC : Pas toujours. Il y a parfois de mauvais textes qui deviennent du bon théâtre et il y a de bons textes qui deviennent du mauvais théâtre. Le théâtre est une façon particulière d'écrire. Ce n'est pas un fil de dialogues. Même s'il est très naturaliste et réaliste, ce n'est pas une transcription d'une conversation. L'écriture théâtrale a sa spécificité d'engager les mots en un mouvement du corps. C'est un texte qui est destiné à devenir vivant. Il faut que ça se voie à la lecture. Pour que ça se voie, il faut un travail sur la langue. On peut estimer qu'il est bien fait, mal fait, ingénieux, pas ingénieux, consensuel ou audacieux, mais ça reste de la littérature puisqu'il y a un travail sur le texte. Dans le théâtre, l'écriture des textes a beaucoup d'importance. Même un texte qu'on va trouver un petit peu assommant ou vulgaire ne cache pas qu'il est écrit. Il est écrit et il est travaillé. Pour moi, c'est de la littérature – complètement.




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Nous recevons environ 800 manuscrits par an. Il y a différentes choses, mais c'est vrai qu'il y a des gens qui ne comprennent pas que le théâtre est une façon particulière d'écrire ou une littérature particulière. On trouve aussi l'inverse de cette situation. Il ne faut pas penser le théâtre « trop écrit » parce que ça ne se joue pas non plus. Si c'est complètement travaillé aux petits détails, le texte ne peut pas vivre sur scène. C'est une écriture particulière qui a ses codes et ses nécessités.

 

CML : Comment choisissez-vous les textes dramatiques à publier ? Quel est le processus ?

OC : C'est une alchimie entre trois choses : un lieu, un texte, un metteur en scène. Ce n'est pas très difficile à choisir. Parfois, c'est un théâtre qui nous demande de faire l'édition. Il y a aussi des théâtres avec qui nous menons une relation de fidélité. Nous contactons aussi des réalisateurs avec qui on veut bien travailler et on fait un arrangement. On en a déjà beaucoup pour 2017. Mais il faut chaque fois faire attention qu'un texte soit économiquement viable. Quand on est avec les théâtres privés, il faut coopérer avant la présentation. Ça nous permet de le sortir tranquillement. Ils achètent une quantité de textes en avance. Par contre, les théâtres publics n'achètent pas de textes, mais on peut trouver des soutiens culturels. C'est souvent le cas pour les théâtres en province.

CML : Les livres de la série l'Avant-scène théâtre se trouvent dans les librairies ?

OC : Mais oui. Pourtant, la distribution dans les librairies ne marche pas très bien. L'internet est notre premier pilier, en fait. En général, on est bien diffusé. Il n'y a pas des milliards de gens qui lisent le théâtre, mais ça va.

CML : Si on compare un texte de Molière ou d'Ionesco à une pièce de théâtre contemporaine, y a-t-il une différence de qualité ? Il me semble que le public admire plutôt les textes anciens.

OC : Je vous cite une phrase que j'entends beaucoup : « Le théâtre, ce n'est pas la littérature ! » Là, moi, je réponds : « Qui est l'auteur le plus grand de la littérature française ? C'est Molière. » Là, les gens sont confus et je dis : « Molière, c'est du théâtre. Votre plus grand auteur, c'est du théâtre. » Molière, Racine et Corneille sont des auteurs qui écrivaient à un moment où la langue s'est figée. Après eux, on a eu une langue qui n'a pas beaucoup évolué. Donc, on a la chance d'avoir des auteurs anciens qu'on comprend très bien. Si vous lisez un texte de Molière, il n'y a qu'une dizaine de mots qu'il faut expliquer et qui peuvent changer le sens. Sa dimension de texte est extrêmement agile. Il y a beaucoup à apprendre de ces textes et de ses auteurs. Ils ont inventé tant de choses nouvelles. C'est Molière – enfin, ce n'est pas




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seulement Molière, mais tout un ensemble d'auteurs qui se trouvent dans un moment charnière qui est imprégné de toutes traditions : du Moyen �ge, des farces, des comédies, à la fois du théâtre français, du théâtre italien, un peu du théâtre espagnol, un peu aussi du théâtre anglais. Il est nourri de tout ça et il arrive à faire la synthèse entre toutes ces traditions et l'air du temps d'une façon formidable. Molière était doué d'écrire pour le plateau, lui-même étant en même temps comédien. Après, on est dans un cas particulier. C'est un auteur comme Molie`re qui concentre d'une façon incroyable le passé. C'est un auteur du passé qui offre à l'avenir une langue compréhensible – même si le texte est composé d'alexandrins – qui s'entend très naturellement. Ionesco va être étudié parce qu'on a là quelqu'un qui va travailler sur la langue et qui apporte déjà un projet philosophique. Il engage un concept philosophique du monde et un témoignage de l'époque : le monde après la bombe nucléaire, l'état de la société, l'absurdité de la vie. De surcroît, il rompt avec toutes les traditions d'écriture dramatique et invente quelque chose de nouveau. Cette matière est commode pour les professeurs parce que ce qui est étudié anime à faire des commentaires. Il y a des œuvres qui sont très intéressantes, mais elles sont dures à commenter. Là, on peut commenter facilement ce qui se passe autour des œuvres. Elles sont naturellement choisies pour l'enseignement à l'école parce qu'elles ne prennent pas beaucoup de temps et il y a beaucoup à dire. Il y a des textes d'aujourd'hui, aussi des comédies, qui sont souvent demandés dans l'enseignement scolaire pour illustrer le théâtre contemporain. Ce n'est pas forcement gênant. Ils sont étudiés par rapport à l'encadrement social, pour commenter ce qui se passe dans la société.

CML : Peut-on parler d'un nouveau boom de la comédie ?

OC : Non, pas de la comédie. Mais il y a eu un renouvellement des auteurs. Il y a, certes, de nouveaux auteurs comme Florian Zeller ou Éric Assous, qui est un peu plus âgé, qui vont vers la comédie.

CML : Mais est-ce que la comédie n'est pas morte après la guerre ? Je pense surtout au théâtre de l'absurde qui s'est opposé catégoriquement à la conception classique.

OC : Non, la comédie a toujours été à l'affiche. Regardez par exemple La Cage aux folles de Jean Poiret [1973]. Elle s'est jouée vingt ans d'affilée. C'est une comédie emblématique sur l'homosexualité. Elle fait partie des grands succès de la comédie. Il y a aussi Cuisine et Dépendances d'Agnes Jaoui et Jean-Pierre Bacri [1992]. Elle a un air très familial. C'est une comédie sociale, pas du tout le boulevard. Elles ont beaucoup marchées. Le dîner de cons [Francis Veber 1993] a beaucoup marché.

CML : Comment était la situation pendant la Seconde Guerre mondiale ?

OC : Les temps de guerre étaient des temps de grand divertissement. Les textes de Guitry marchaient très bien.




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CML : Quand même, il faut avouer que la comédie de nos jours connaît plus de popularité grâce aux productions de cinéma si vous considérez toutes les grandes comédies sorties comme film au cours de ces dernières décennies.

OC : Pour moi, la situation est la même. Pendant toutes les époques, la comédie était majoritaire. Le plus grand succès au théâtre, c'est la comédie. Le plus grand succès au cinéma, c'est la comédie.

CML : Cependant, en raison de la mondialisation, les pièces de théâtre ainsi que les films sont devenus des objets d'exportation. Considérant alors le succès de la comédie française à l'étranger, peut-on parler d'un nouveau boom du genre ?

OC : Peut-être. Oui, les films s'exportent bien. Le film Intouchables a super bien marché. Le cinéma est plus fort dans l'efficacité de la comédie. En dehors d'un succès commercial, en termes de la réalisation, il ne s'est pas passé grande chose. Seulement l'industrie du cinéma a compris qu'on peut faire le plus d'argent avec la comédie, aussi en concurrence avec les comédies américaines. À part cela, je ne vois pas de boom particulier en termes de production. Ça a toujours été pareil. La comédie a toujours été négligée dans les études. Qui considérait-on comme de grands auteurs dramatiques au XIXe siècle ? C'étaient Hugo et Musset. Mais qui en fait remplissait les salles de théâtre ? C'était Scribe. Il n'est plus connu du tout, mais il avait un succès considérable. Aujourd'hui, on a l'impression qu'il a disparu. On a peut-être l'impression qu'il y a un boom de la comédie parce que le genre ne se transmet pas aussi facilement que d'autres genres dramatiques.

CML : Mais pourquoi ? Parce que c'est comique ?

OC : Parce que dans la mentalité européenne, depuis l'Antiquité, on a transmis le sérieux et le tragique, mais pas le comique. Le comique est horizontal et le tragique vertical, donc transmissible. Dans les termes importants de l'histoire, on transmet plutôt le dramatique, le tragique. Plus que le temps passe, plus on a l'impression qu'il y a plus de drames et de tragédies. Mais ce n'est pas vrai. La comédie a toujours été dévalorisée. Molière a écrit dans La Critique de l'École des femmes un plaidoyer pour l'art de la comédie. Il y a un discrédit de la comédie qui est considérable. Il faut voir l'influence de l'Église aussi parce que l'Église a nié l'influence de la comédie pendant beaucoup de temps. Il n'y a pas de sacré dedans. Donc, dans la tête des gens, la comédie est dévalorisée, même si, par rapport à la tragédie et le drame, elle est le genre qui réunit le plus de gens.

CML : Pourtant, au XVIIIe siècle naît la comédie sérieuse, sentimentale. Elle laisse tomber les éléments comiques. Par contre, du XIXe siècle à nos jours, on trouve une comédie de plus en plus comique. Est-elle retournée à une conception plutôt classique ?




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OC : Même aujourd'hui, il y a des comédies sentimentales, mais on est dans une logique économique particulière. Il y a beaucoup de salles de spectacle à Paris avec 300 spectacles par soir. Il y a une concurrence très forte. Je pense que c'est la plus grande concentration mondiale du théâtre. Il y a, malgré tout, une légère désaffection du public. Les théâtres ont des frais plus importants, en termes de travail, aussi avec les fortifications des contraintes de sécurité maintenant. En effet, ils sont contraints à économiser. S'ils ne font pas de divertissement, ça devient difficile de remplir la salle. Donc, le divertissement est aussi un argument économique. Les gens vont au théâtre aussi pour être distraits. Il y a peu de gens qui viennent au théâtre cinq, dix fois par an. Il y a des gens qui y vont une fois ou deux fois – et ils attendent du divertissement. Après, il y a une chose qui est nouvelle dans la comédie. Il y a beaucoup d'auteurs de la comédie, comme Matthieu Delaporte et Alexandre de la Patellière par exemple, qui viennent de la télévision. C'est vrai, ça a changé les choses. On a aujourd'hui des comédies qui s'approchent un peu de ce que l'on peut voir à la télévision : une petite banalisation de la comédie et un peu une perte de l'écriture dans ces termes-là.

CML : Moi, je pense que Le Prénom est très bien écrit.

OC : Oui, ils ont bien travaillé. Mais ils sont proches de la réalité. C'est la force du théâtre d'aller loin, dans l'absurdité, sans perdre le spectateur. Avec une chaise on peut faire un bateau. Dans le cinéma, si on filme une chaise, on filme une chaise. La force du théâtre est la transfiguration des situations et des objets selon la situation. Avec une phrase, un geste, une lumière, on peut les amener ailleurs. La comédie aujourd'hui utilise les recettes du cinéma : l'efficacité des dialogues, la rapidité des situations, le changement des scènes assez rapide – comme un montage. Elle utilise les recettes du cinéma et elle oublie le pouvoir qu'a le théâtre. C'est un problème pour les théâtres. Si je vais au théâtre en payant 50 € pour la place, je me dis : « Je peux voir ça à la télévision. Pourquoi devrais-je payer 50 € pour ça ? » Les directeurs et les auteurs de théâtre doivent faire attention à ne pas s'approcher trop de la télé. Aussi les acteurs qui viennent maintenant sont des acteurs de télé.

CML : Et avec cette conception le genre de la comédie domine l'offre théâtrale à Paris ?

OC : D'abord, il est essentiel de faire la différence entre les théâtres publics et les théâtres privés. C'est une frontière artistique, idéologique et politique très marquée. Il y a des brèches, mais pas beaucoup. À Paris, il y a cinq théâtres nationaux et ceux qu'on appelle les centres dramatiques nationaux, les CDN, qui sont autour de Paris. Ils invitent des artistes majeurs européens et mondiaux. Si on recherche un théâtre national, on ne va pas forcement tomber sur une comédie – sur un Feydeau, un Labiche, un Molière peut-être – mais pas sur une comédie contemporaine. À part les théâtres nationaux, on est dans les théâtres privés. Là, la plupart sont des comédies. La comédie est partout dans les grandes salles. Il y a des mélanges comme Le Théâtre du Rond-Point sous la direction de Jean-Michel Ribes. C'est un théâtre public, mais pas de la ville de Paris. Là, on peut aussi observer un croisement de la comédie. Il y a un échange d'éléments esthétiques entre les théâtres. Parfois, il y a des réalisateurs de théâtres publics qui viennent aux privés, aussi pour des questions financières. Un directeur du privé qui vient au public est extrêmement rare. Si on est familier avec ce paysage, on comprend qu'il y a vraiment une dissociation entre les théâtres publics et les théâtres privés. En province, c'est moins marqué. Les salles privées sont beaucoup moins nombreuses. Là, le programme est un peu plus ouvert. Mais à Paris, si vous recherchez les programmations des théâtres publics, de la Comédie-Française, de l'Odéon, on voit bien qu'il n'y a pas de concession. Mais c'est bien. Au moins, on a des lieux qui programment des artistes très intéressants. J'étais à la Comédie-Française, il y a peu de temps, dans une pièce du réalisateur Ivo van Hove, un Belge, Les Damnés. C'était très bien. C'est aussi nous qui éditons ça.




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CML : Considérant que la comédie en France a beaucoup plus d'importance qu'en Allemagne, peut-on, peut-être, aussi parler d'un humour qui est particulièrement français ? Si vous regardez, par exemple, des comédies américaines. Si vous les confrontez à un Delaporte, pouvez-vous dire que ce dernier semble un peu plus familier, même plus « français »?

OC : Oui. Il y a, à vrai dire, quelque chose de français dedans. Je dirais qu'il y a une acidité, une dimension satirique plus forte.

CML : Il y a plus d'humour noir ?

OC : Non, pas forcément. Mais il y a un peu de cynisme, parfois un peu d'arrogance. Il y a parfois une certaine préciosité avec un petit côté intellectuel.

CML : La comédie de boulevard avec le cocu, l'amant, le triangle amoureux enfin, est-ce aussi de l'art plutôt « français »? Ce sont peut-être trop de clichés.

OC : Mais non, c'est vrai que la vie de couple occupe beaucoup de gens. Je ne sais pas comment c'est ailleurs et je ne veux pas généraliser, mais particulièrement en France c'est une préoccupation importante. L'adultère s'est répandu. Donc, ça touche beaucoup de gens. Surtout dans les grandes villes, c'est un peu volage. Donc, oui, le boulevard parle beaucoup aux gens : des mensonges, des dissimulations, des doubles vies.

CML : On entend souvent que le théâtre est un miroir de la société.

OC : Oui, bien sûr. C'est une forme de catharsis, comme le dit Aristote. Il y a beaucoup de changements dans la vie conjugale en France. Même sans parler de mariage gay. Aujourd'hui, c'est très urbain, il y a une espèce de valorisation de la famille recomposée. Si vous regardez la presse féminine, des magazines comme Elle, vous avez une espèce de légitimation de l'adultère. L'adultère n'est pas une faute. C'est une bonne chose. Il faut le faire, en fait. Ça fait du bien au couple. Il n'y a pas de jugement moral là-dessus. Vous avez aussi une nouvelle notion qui s'appelle la flexi-fidelité. Ça veut dire, avoir une aventure avec un homme ou avec une femme, ce n'est pas vraiment de l'infidélité. On dit : si on garde l'affection pour la personne avec qui on vit, ça ne compte pas puisque on se définit par l'amour, pas par le corps. Ce sont des choses qui sont bien diffusées dans la société qui créent un sentiment d'angoisse. Il faut être honnête. On n'a pas envie d'être celui qui est trompé. Du coup, je pense que la comédie marche aussi parce qu'elle parle des angoisses. On n'est pas forcément concerné par les faits. Mais on est concerné par le fait que ça se passe plus fréquemment. Je pense que ça excite les auteurs comme les spectateurs. Je ne sais pas si c'est particulièrement français. Mais je pense que la société française est assez marquée surtout dans les grandes villes.




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CML : Oui, au théâtre on peut discuter de ce qui se passe dans la société. En Allemagne, je sens, par contre, une sorte de « ré-traditionalisation » dans le couple.

OC : Je pense que c'est une réaction à des angoisses qui ont été réveillées par Tinder et des choses comme ça. C'est une réaction due au fait que les gens sont à la fois libérés – « Ah je suis libre, je peux tout faire » – mais après ils se disent « mais mon partenaire, lui aussi. » C'est le problème. « Je peux tout faire, c'est génial. Mais toi aussi, tu peux tout faire, merde ! » C'est l'angoisse qui arrive là. C'est la souffrance qui arrive.

CML : C'est la tragédie qui arrive ?

OC : Oui, c'est le drame. Toutes ces choses sont minimisées dans certains coins de la presse qui ne voient pas l'impact. C'est une espèce de visions tronquées. Les gens ont de vraies angoisses par rapport à cela. Le choix d'un retour à une forme plus traditionnelle va arriver en France. C'est marrant parce qu'on a inventé le PACS. Donc, il y a une espèce de substitut de mariage parce qu'il y a des gens qui ont une désaffection à l'égard du mariage. Mais le mariage revient.

CML : Peut-être que ça arrive aussi parce que la famille devient plus importante dans un monde accéléré.

OC : Oui, pas très fiable, incertain. Oui, je pense qu'il y a un retour à la tradition. Toutes ces choses-là sont mises au théâtre. Prenez Mariage et châtiment. On est là-dedans.

CML : C'est une sorte de catharsis ?

OC : Oui, mais ce n'est pas une catharsis très noble. Ce n'est pas Antigone. On réfléchit, on se pose des questions sur soi. C'est un processus de catharsis. C'est du divertissement, mais ça n'empêche pas une forme de catharsis. Même si la comédie ne se pose pas de questions extrêmement fondamentales sur la nature humaine, elle réfléchit sur la vie quotidienne.

CML : Je pense que c'est Woody Allen qui a désigné le théâtre comme thérapie.

OC : C'est tout à fait ça.