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Christiane Müller-Lüneschloß (Hambourg)
La
comédie contemporaine en France : tradition, poésie,
économie.
Entretien avec Olivier Celik, directeur de l'édition
L'Avant-scène
théâtre à Paris (Paris : bureau de l'édition, 06 octobre 2016)
CML :
Dans ma thèse de doctorat, j'analyse des textes du théâtre
contemporain, entre
autres des pièces de Jean Poiret, Coline Serreau, Yasmina Reza,
Matthieu
Delaporte et Alexandre de la Patellière. J'ai choisi ce sujet parce
que, dans
mon mémoire de master, j'avais comparé trois comédies comiques de
différentes
époques à partir du XVIIe siècle jusqu'à
aujourd'hui, si bien que je
me suis aperçue d'un manque éclatant de travaux sur la comédie
contemporaine.
En examinant la critique, on peut facilement avoir l'impression que la
comédie
contemporaine n'existe pas. En même temps, elle se trouve partout dans
les
théâtres français.
OC : Ce
n'est pas spécifiquement contemporain. En tout temps la comédie a été
réglée
comme elle est mineure. C'est vrai qu'il y a un succès public de la
comédie,
mais il n'y a pas d'estime intellectuelle de la comédie.
CML :
Cela expliquerait le manque de théories sur la comédie ?
OC :
Voilà. Il y a peu de travaux. Il y a des travaux sur Sacha Guitry. Vous
le
connaissez ?
CML :
Oui, mais Guitry date déjà du début du XXe
siècle. Après le théâtre
de l'absurde, c'est comme si rien ne s'était passé.
OC :
Oui, c'est un théâtre assez délaissé qui souffre aussi de la manière
dont il s'est
monté à l'époque de l'écriture. Il faut, en général, pas mal de temps
avant que
des metteurs en scène entreprennent des recherches sur la composition
des
textes. La recherche s'est passée pour Labiche et Feydeau, mais
seulement dans
les années 70 où quelques metteurs en scène en vogue se sont intéressés
à ces
patrimoines et n'y ont pas seulement trouvé une peinture de la société,
mais
aussi des prémisses du surréalisme. C'est vrai qu'ils ont parfois
changé des
choses pour en faire des mises en scène plus idéologiques, notamment
contre la
bourgeoisie. Mais ça a eu le mérite de les sortir des sillons
classiques et de les
ouvrir un peu plus. Par contre, la comédie contemporaine, les auteurs
que vous
citez par exemple, montre un héritage très fort des comédies du XVIIe
siècle. Parfois, il n'y a qu'un langage un peu évolué. La description
de la
société est un peu différente, mais les trames dramatiques sont assez
similaires. Donc, ce n'est pas toujours excitant de travailler sur ce
sujet-là
quand on voit qu'il n'y a pas eu un énorme renouvellement du genre.
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CML :
Vous avez une très bonne connaissance du théâtre, de son histoire, de
sa
théorie. C'était déjà mon impression quand j'ai lu les préfaces que
vous avez
rédigées pour diverses pièces. Là, vous traitez plutôt la théorie du
drame et
les particularités du texte, pas le théâtre en tant que tel avec toutes
ses
possibilités de mises en scène. Quel rapport avez-vous avec le théâtre ?
OC : Moi
aussi, j'ai rédigé une thèse, mais en philosophie, sur la critique et
la
psychanalyse de Wittgenstein. Je suis passé par tous les idéalistes
allemands,
dont Hegel. Ma thèse a traité plutôt le rapport entre la philosophie et
le
contemporain, donc, j'ai travaillé avec des institutions d'art, comme
le Centre
Pompidou ou la Fondation Cartier. J'ai travaillé après comme critique
d'art
pour Le Figaro. Le théâtre est venu
par hasard. J'étais plutôt étudiant en lettres. Je n'ai pas fait
d'études de
théâtre et je n'ai pas pratiqué le théâtre. J'ai des connaissances
théoriques
du drame, mais je n'ai pas connu le milieu du théâtre. Voilà, j'ai
écrit
quelques articles pour L'Avant-scène.
J'ai pris une pièce et j'ai choisi une approche théorique qui permet
d'identifier
la trame dramatique. En ce temps-là, j'étais en train de finir ma thèse
et il y
avait un projet éditorial qui m'a été proposé. J'ai accepté. Les
premières
années, il a fallu faire connaissance avec le milieu du théâtre.
CML : Vous
avez annoncé La Vérité de Florian
Zeller comme « une véritable comédie ». Qu'est-ce que vous entendez par
« une véritable
comédie », française surtout, et, par rapport à cela, qu'est-ce que le
boulevard ? J'ai l'impression que ces termes sont assez souvent
confondus.
OC : Le
boulevard est une catégorie de la comédie qui s'attache à ce qui s'est
passé au
théâtre du XIXe siècle : le triangle amoureux,
les mensonges, l'adultère.
Je pense qu'entre une comédie et un drame il n'y a pas de différence.
Ce qui
est différent, c'est seulement la réception. Imaginez simplement une
pièce, une
comédie, qui vous fait rire avec un enchaînement de situations
difficiles,
délicates. Si vous enlevez quelques répliques qui permettent de prendre
un peu
de distance, qui exagèrent les choses, par exemple un comportement
exagéré, si
on enlève ces répliques et le retour à une situation favorable, il y
reste un
drame. Mais entre une comédie d'aujourd'hui et un drame, il n'y a pas
de grande
différence. On joue avec la réception du public, mais le plan
dramatique d'une
comédie est vraiment dramatique.
La
tragédie fonctionne différemment avec sa métaphysique, la présence de
la mort.
C'est vrai que les deux peuvent être un drame familial, un drame
bourgeois,
social – mais la comédie joue avec le public. On trouve dedans une
écriture
dramatique, et pas comique. Le spectacle pose sur les épaules de
l'acteur qui
doit jouer le comique.
CML :
Quand même, il reste difficile de différencier entre comédie
et boulevard.
Prenez par exemple une pièce comme Le Prénom
de Matthieu Delaporte et Alexandre de la Patellière. Est-ce un drame,
une
comédie, une pièce de boulevard – ou bien les trois en même temps ?
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OC :
Pour moi, ce n'est pas une pièce de boulevard. Mais ça dépend de la
conception
du boulevard. Elle est très ouverte. Mais pour moi, non, ce n'est pas
du
boulevard.
CML :
Mais, si on accepte votre explication selon laquelle la comédie se
caractérise
par un jeu avec des phénomènes sociaux bientôt comique, pour revenir
enfin à une
situation réordonnée, on pourrait catégoriser Le
Prénom comme comédie.
OC : geste affirmatif.
CML : A
cet égard, je me suis posée la question de savoir s'il est possible
d'identifier
cette même tendance pour sa « sœur classique » : la tragédie.
Connaissez-vous
des pièces contemporaines que vous appelleriez « tragédie » ? Si oui,
suivent-elles aussi les trames classiques ?
OC : Bien
sûr, il y a des tragédies contemporaines, comme celles d'Olivier Py.
CML :
Est-ce une véritable tragédie ou s'agit-il plutôt d'une pièce qui
contient des éléments
tragiques et qui est triste, sombre, déprimante ou désolante ?
OC : Le
problème de la tragédie, c'est que je ne peux pas la séparer de la
dimension de
la métaphysique. Il y a une ombre invisible qui infecte tout sur la
scène, soit
Dieu, soit les ancêtres. Si on regarde les pièces contemporaines sous
cet
angle, c'est vrai, il faut parler d'un drame sérieux – et non pas d'une
tragédie. Pour répondre à votre question sur la comédie, je pense qu'on
peut
parler de Le Prénom plutôt comme
d'une
comédie satirique ou d'une comédie sociale, mais ce n'est pas du
boulevard.
CML :
Parce qu'elle parle de conflits de famille et d'amis, de conflits de
loyauté
enfin ?
OC :
Oui, la loyauté ainsi que la fidélité. Cela se trouve aussi dans le
boulevard,
mais j'imagine une pièce de boulevard un peu plus classique dans son
schéma.
CML :
Avez-vous un exemple pour une pièce de boulevard qui est actuellement
mise en
scène ?
OC : Mariage et châtiment
de David Pharao au
Théâtre Hébertot.
CML : Mariage et
châtiment ? Le titre semble
déjà annoncer les trames du boulevard.
OC :
Tout à fait. C'est un homme qui doit partir pour le mariage de son
meilleur
ami. Une assistante du travail lui fait du chantage en lui avouant
qu'elle est
enceinte. Elle le force « vous allez m'aider à faire ce projet, sinon
je révèle
tout. » Pour se défendre et pour expliquer à son ami qu'il ne peut pas
aller au
mariage, il invente un mensonge qui provoque un autre mensonge etc.
Après, sa
femme va arriver – voilà un autre problème. Ça, c'est vraiment du
boulevard.
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CML :
Cela me rappelle des pièces d'un autre auteur, qui est aussi joué en
Allemagne :
Éric Assous. Il a écrit, par exemple, Les
belles-sœurs ou Les hommes
préfèrent
mentir.
OC :
Oui, avec Assous, on se trouve dans le boulevard. Mais, il faut dire
que chaque
auteur prend sa patte d'écriture. Je pense qu'il est un des auteurs qui
apporte
les plus de nouveautés dans l'écriture parce que c'est un auteur qui
réfléchit,
qui est très cultivé, qui ne vient pas forcément du domaine du
boulevard, qui
joue avec les codes.
CML :
Comment voyez-vous votre édition, donc ? Travaille-t-elle avec de la
littérature, ou vos textes assistent-ils plutôt le spectacle, même
comme une
sorte de programmation ? Souvent, les libraires ne les vendent pas.
Nous avons
déjà évoqué la négligence des intellectuels vis-à-vis de la comédie.
Donc, le
texte dramatique contemporain, selon vous, est-il la création d'un
auteur ou
plutôt d'un réalisateur ?
OC : Le
théâtre, ça se lit aussi. On a des collections, par exemple de Florian
Zeller,
qui sont évidemment un engagement sur le fait que le théâtre se lit.
Mais ça
peut être aussi une aide pour les metteurs en scène. On est proche de
l'actualité
des théâtres. Parmi les textes qu'on publie, il y a des pièces qui sont
des
supports aux spectacles et à d'autres mises en scène et des textes qui
ne sont
pas collés à un spectacle. Mais, il n'y en a pas beaucoup parce que, en
dehors
du spectacle, il n'y pas beaucoup d'intérêt. Il y a une économie qui a
besoin
de l'édition pour accompagner les pièces. C'est les deux : le théâtre
se lit,
mais le texte est aussi un support pour le spectacle.
CML :
Néanmoins, il y a des gens qui doutent que la comédie soit de la
littérature.
OC :
Mais c'est écrit. C'est de la littérature. Après, il y a de la bonne
littérature
et il y a de la mauvaise littérature. C'est Sacha Guitry qui disait ça.
CML : Un
« bon théâtre » dépend-il d'un bon texte ?
OC : Pas
toujours. Il y a parfois de mauvais textes qui deviennent du bon
théâtre et il
y a de bons textes qui deviennent du mauvais théâtre. Le théâtre est
une façon
particulière d'écrire. Ce n'est pas un fil de dialogues. Même s'il est
très
naturaliste et réaliste, ce n'est pas une transcription d'une
conversation. L'écriture
théâtrale a sa spécificité d'engager les mots en un mouvement du corps.
C'est
un texte qui est destiné à devenir vivant. Il faut que ça se voie à la
lecture.
Pour que ça se voie, il faut un travail sur la langue. On peut estimer
qu'il est
bien fait, mal fait, ingénieux, pas ingénieux, consensuel ou audacieux,
mais ça
reste de la littérature puisqu'il y a un travail sur le texte. Dans le
théâtre,
l'écriture des textes a beaucoup d'importance. Même un texte qu'on va
trouver
un petit peu assommant ou vulgaire ne cache pas qu'il est écrit. Il est
écrit
et il est travaillé. Pour moi, c'est de la littérature – complètement.
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Nous
recevons environ 800 manuscrits par an. Il y a différentes choses, mais
c'est
vrai qu'il y a des gens qui ne comprennent pas que le théâtre est une
façon
particulière d'écrire ou une littérature particulière. On trouve aussi
l'inverse
de cette situation. Il ne faut pas penser le théâtre « trop écrit »
parce que
ça ne se joue pas non plus. Si c'est complètement travaillé aux petits
détails,
le texte ne peut pas vivre sur scène. C'est une écriture particulière
qui a ses
codes et ses nécessités.
CML :
Comment choisissez-vous les textes dramatiques à publier ? Quel est le
processus ?
OC : C'est
une alchimie entre trois choses : un lieu, un texte, un metteur en
scène. Ce n'est
pas très difficile à choisir. Parfois, c'est un théâtre qui nous demande
de
faire l'édition. Il y a aussi des théâtres avec qui nous menons une
relation de
fidélité. Nous contactons aussi des réalisateurs avec qui on veut bien
travailler et on fait un arrangement. On en a déjà beaucoup pour 2017.
Mais il
faut chaque fois faire attention qu'un texte soit économiquement
viable. Quand
on est avec les théâtres privés, il faut coopérer avant la
présentation. Ça
nous permet de le sortir tranquillement. Ils achètent une quantité de
textes en
avance. Par contre, les théâtres publics n'achètent pas de textes, mais
on peut
trouver des soutiens culturels. C'est souvent le cas pour les théâtres
en
province.
CML :
Les livres de la série l'Avant-scène
théâtre se trouvent dans les librairies ?
OC :
Mais oui. Pourtant, la distribution dans les librairies ne marche pas
très
bien. L'internet est notre premier pilier, en fait. En général, on est
bien
diffusé. Il n'y a pas des milliards de gens qui lisent le théâtre, mais
ça va.
CML : Si
on compare un texte de Molière ou d'Ionesco à une pièce de théâtre
contemporaine, y a-t-il une différence de qualité ? Il me semble que le
public
admire plutôt les textes anciens.
OC : Je
vous cite une phrase que j'entends beaucoup : « Le théâtre, ce n'est
pas la
littérature ! » Là, moi, je réponds : « Qui est l'auteur le plus grand
de la
littérature française ? C'est Molière. » Là, les gens sont confus et je
dis : «
Molière, c'est du théâtre. Votre plus grand auteur, c'est du théâtre. »
Molière, Racine et Corneille sont des auteurs qui écrivaient à un
moment où la
langue s'est figée. Après eux, on a eu une langue qui n'a pas beaucoup
évolué.
Donc, on a la chance d'avoir des auteurs anciens qu'on comprend très
bien. Si
vous lisez un texte de Molière, il n'y a qu'une dizaine de mots qu'il
faut
expliquer et qui peuvent changer le sens. Sa dimension de texte est
extrêmement
agile. Il y a beaucoup à apprendre de ces textes et de ses auteurs. Ils
ont
inventé tant de choses nouvelles. C'est Molière – enfin, ce n'est pas
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seulement
Molière, mais tout un ensemble d'auteurs qui se trouvent dans un moment
charnière qui est imprégné de toutes traditions : du Moyen �ge, des
farces, des
comédies, à la fois du théâtre français, du théâtre italien, un peu du
théâtre
espagnol, un peu aussi du théâtre anglais. Il est nourri de tout ça et
il
arrive à faire la synthèse entre toutes ces traditions et l'air du
temps d'une
façon formidable. Molière était doué d'écrire pour le plateau, lui-même
étant
en même temps comédien. Après, on est dans un cas particulier. C'est un
auteur
comme Molie`re qui concentre d'une façon incroyable le passé. C'est
un
auteur du passé qui offre à l'avenir une langue compréhensible – même
si le
texte est composé d'alexandrins – qui s'entend très naturellement.
Ionesco va
être étudié parce qu'on a là quelqu'un qui va travailler sur la langue
et qui
apporte déjà un projet philosophique. Il engage un concept
philosophique du
monde et un témoignage de l'époque : le monde après la bombe nucléaire,
l'état
de la société, l'absurdité de la vie. De surcroît, il rompt avec toutes
les
traditions d'écriture dramatique et invente quelque chose de nouveau.
Cette
matière est commode pour les professeurs parce que ce qui est étudié
anime à faire
des commentaires. Il y a des œuvres qui sont très intéressantes, mais
elles
sont dures à commenter. Là, on peut commenter facilement ce qui se
passe autour
des œuvres. Elles sont naturellement choisies pour l'enseignement à
l'école
parce qu'elles ne prennent pas beaucoup de temps et il y a beaucoup à
dire. Il
y a des textes d'aujourd'hui, aussi des comédies, qui sont souvent
demandés dans
l'enseignement scolaire pour illustrer le théâtre contemporain. Ce
n'est pas
forcement gênant. Ils sont étudiés par rapport à l'encadrement social,
pour
commenter ce qui se passe dans la société.
CML :
Peut-on parler d'un nouveau boom de
la comédie ?
OC :
Non, pas de la comédie. Mais il y a eu un renouvellement des auteurs.
Il y a,
certes, de nouveaux auteurs comme Florian Zeller ou Éric Assous, qui
est un peu
plus âgé, qui vont vers la comédie.
CML :
Mais est-ce que la comédie n'est pas morte après la guerre ? Je pense
surtout
au théâtre de l'absurde qui s'est opposé catégoriquement à la
conception
classique.
OC :
Non, la comédie a toujours été à l'affiche. Regardez par exemple La Cage aux folles de Jean Poiret
[1973]. Elle s'est jouée vingt ans d'affilée. C'est une comédie
emblématique
sur l'homosexualité. Elle fait partie des grands succès de la comédie.
Il y a
aussi Cuisine et Dépendances
d'Agnes
Jaoui et Jean-Pierre Bacri [1992]. Elle a un air très familial. C'est
une
comédie sociale, pas du tout le boulevard. Elles ont beaucoup marchées.
Le dîner de cons [Francis Veber
1993] a
beaucoup marché.
CML :
Comment était la situation pendant la Seconde Guerre mondiale ?
OC : Les
temps de guerre étaient des temps de grand divertissement. Les textes
de Guitry
marchaient très bien.
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CML :
Quand même, il faut avouer que la comédie de nos jours connaît plus de
popularité grâce aux productions de cinéma si vous considérez toutes
les
grandes comédies sorties comme film au cours de ces dernières décennies.
OC :
Pour moi, la situation est la même. Pendant toutes les époques, la
comédie
était majoritaire. Le plus grand succès au théâtre, c'est la comédie.
Le plus grand
succès au cinéma, c'est la comédie.
CML :
Cependant, en raison de la mondialisation, les pièces de théâtre ainsi
que les
films sont devenus des objets d'exportation. Considérant alors le
succès de la
comédie française à l'étranger, peut-on parler d'un nouveau boom du
genre ?
OC :
Peut-être. Oui, les films s'exportent bien. Le film Intouchables
a super bien marché. Le cinéma est plus fort dans
l'efficacité
de la comédie. En dehors d'un succès commercial, en termes de la
réalisation,
il ne s'est pas passé grande chose. Seulement l'industrie du cinéma a
compris
qu'on peut faire le plus d'argent avec la comédie, aussi en concurrence
avec
les comédies américaines. À part cela, je ne vois pas de boom
particulier en
termes de production. Ça a toujours été pareil. La comédie a toujours
été
négligée dans les études. Qui considérait-on
comme de grands auteurs
dramatiques au XIXe siècle ? C'étaient Hugo et
Musset. Mais qui en
fait remplissait les salles de théâtre ? C'était Scribe. Il n'est plus
connu du
tout, mais il avait un succès considérable. Aujourd'hui, on a
l'impression qu'il
a disparu. On a peut-être l'impression qu'il y a un boom de la comédie
parce
que le genre ne se transmet pas aussi facilement que d'autres genres
dramatiques.
CML :
Mais pourquoi ? Parce que c'est comique ?
OC :
Parce que dans la mentalité européenne, depuis l'Antiquité, on a
transmis le
sérieux et le tragique, mais pas le comique. Le comique est horizontal
et le
tragique vertical, donc transmissible. Dans les termes importants de
l'histoire,
on transmet plutôt le dramatique, le tragique. Plus que le temps passe,
plus on
a l'impression qu'il y a plus de drames et de tragédies. Mais ce n'est
pas
vrai. La comédie a toujours été dévalorisée. Molière a écrit dans La Critique de l'École des femmes un
plaidoyer pour l'art de la comédie. Il y a un discrédit de la comédie
qui est
considérable. Il faut voir l'influence de l'Église aussi parce que
l'Église a
nié l'influence de la comédie pendant beaucoup de temps. Il n'y a pas
de sacré
dedans. Donc, dans la tête des gens, la comédie est dévalorisée, même
si, par
rapport à la tragédie et le drame, elle est le genre qui réunit le plus
de
gens.
CML :
Pourtant, au XVIIIe siècle naît la comédie
sérieuse, sentimentale.
Elle laisse tomber les éléments comiques. Par contre, du XIXe
siècle
à nos jours, on trouve une comédie de plus en plus comique. Est-elle
retournée
à une conception plutôt classique ?
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OC :
Même aujourd'hui, il y a des comédies sentimentales, mais on est dans
une logique
économique particulière. Il y a beaucoup de salles de spectacle à Paris
avec
300 spectacles par soir. Il y a une concurrence très forte. Je pense
que c'est
la plus grande concentration mondiale du théâtre. Il y a, malgré tout,
une
légère désaffection du public. Les théâtres ont des frais plus
importants, en
termes de travail, aussi avec les fortifications des contraintes de
sécurité
maintenant. En effet, ils sont contraints à économiser. S'ils
ne font pas
de divertissement, ça devient difficile de remplir la salle. Donc, le
divertissement est aussi un argument économique. Les gens vont au
théâtre aussi
pour être distraits. Il y a peu de gens qui viennent au théâtre cinq,
dix fois
par an. Il y a des gens qui y vont une fois ou deux fois – et ils
attendent du
divertissement. Après, il y a une chose qui est nouvelle dans la
comédie. Il y
a beaucoup d'auteurs de la comédie, comme Matthieu Delaporte et
Alexandre de la
Patellière par exemple, qui viennent de la télévision. C'est vrai, ça a
changé
les choses. On a aujourd'hui des comédies qui s'approchent un peu de ce
que l'on
peut voir à la télévision : une petite banalisation de la comédie et un
peu une
perte de l'écriture dans ces termes-là.
CML : Moi,
je pense que Le Prénom est très
bien
écrit.
OC :
Oui, ils ont bien travaillé. Mais ils sont proches de la réalité. C'est
la
force du théâtre d'aller loin, dans l'absurdité, sans perdre le
spectateur.
Avec une chaise on peut faire un bateau. Dans le cinéma, si on filme
une
chaise, on filme une chaise. La force du théâtre est la transfiguration
des
situations et des objets selon la situation. Avec une phrase, un geste,
une
lumière, on peut les amener ailleurs. La comédie aujourd'hui utilise
les
recettes du cinéma : l'efficacité des dialogues, la rapidité des
situations, le
changement des scènes assez rapide – comme un montage. Elle utilise les
recettes du cinéma et elle oublie le pouvoir qu'a le théâtre. C'est un
problème
pour les théâtres. Si je vais au théâtre en payant 50 € pour la place,
je me
dis : « Je peux voir ça à la télévision. Pourquoi devrais-je payer 50 €
pour ça
? » Les directeurs et les auteurs de théâtre doivent faire attention à
ne pas s'approcher
trop de la télé. Aussi les acteurs qui viennent maintenant sont des
acteurs de
télé.
CML : Et
avec cette conception le genre de la comédie domine l'offre théâtrale à
Paris ?
OC : D'abord,
il est essentiel de faire la différence entre les théâtres publics et
les
théâtres privés. C'est une frontière artistique, idéologique et
politique très
marquée. Il y a des brèches, mais pas beaucoup. À Paris, il y a cinq
théâtres
nationaux et ceux qu'on appelle les centres dramatiques nationaux, les
CDN, qui
sont autour de Paris. Ils invitent des artistes majeurs européens et
mondiaux.
Si on recherche un théâtre national, on ne va pas forcement tomber sur
une
comédie – sur un Feydeau, un Labiche, un Molière peut-être – mais pas
sur une
comédie contemporaine. À part les théâtres nationaux, on est dans les
théâtres
privés. Là, la plupart sont des comédies. La comédie est partout dans
les
grandes salles. Il y a des mélanges comme Le Théâtre du Rond-Point sous
la
direction de Jean-Michel Ribes. C'est un théâtre public, mais pas de la
ville
de Paris. Là, on peut aussi observer un croisement de la comédie. Il y
a un
échange d'éléments esthétiques entre les théâtres. Parfois, il y a
des
réalisateurs de théâtres publics qui viennent aux privés, aussi pour
des
questions financières. Un directeur du privé qui vient au public est
extrêmement rare. Si on est familier avec ce paysage, on comprend qu'il
y a
vraiment une dissociation entre les théâtres publics et les théâtres
privés. En
province, c'est moins marqué. Les salles privées sont beaucoup moins
nombreuses. Là, le programme est un peu plus ouvert. Mais à Paris, si
vous
recherchez les programmations des théâtres publics, de la Comédie-Française, de
l'Odéon, on voit bien qu'il n'y a pas de concession. Mais c'est bien.
Au moins,
on a des lieux qui programment des artistes très intéressants. J'étais
à la
Comédie-Française, il y a peu de temps, dans une pièce du réalisateur
Ivo van
Hove, un Belge, Les Damnés. C'était
très bien. C'est aussi nous qui éditons ça.
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CML :
Considérant que la comédie en France a beaucoup plus d'importance qu'en
Allemagne, peut-on, peut-être, aussi parler d'un humour qui est
particulièrement français ? Si vous regardez, par exemple, des comédies
américaines. Si vous les confrontez à un Delaporte, pouvez-vous dire
que ce
dernier semble un peu plus familier, même plus « français »?
OC :
Oui. Il y a, à vrai dire, quelque chose de français dedans. Je dirais
qu'il y a
une acidité, une dimension satirique plus forte.
CML : Il
y a plus d'humour noir ?
OC :
Non, pas forcément. Mais il y a un peu de cynisme, parfois un peu
d'arrogance. Il
y a parfois une certaine préciosité avec un petit côté intellectuel.
CML : La
comédie de boulevard avec le cocu, l'amant, le triangle amoureux enfin,
est-ce
aussi de l'art plutôt « français »? Ce sont peut-être trop de clichés.
OC :
Mais non, c'est vrai que la vie de couple occupe beaucoup de gens. Je
ne sais
pas comment c'est ailleurs et je ne veux pas généraliser, mais
particulièrement
en France c'est une préoccupation importante. L'adultère s'est répandu.
Donc,
ça touche beaucoup de gens. Surtout dans les grandes villes, c'est un
peu
volage. Donc, oui, le boulevard parle beaucoup aux gens : des
mensonges, des
dissimulations, des doubles vies.
CML : On
entend souvent que le théâtre est un miroir de la société.
OC :
Oui, bien sûr. C'est une forme de catharsis, comme le dit Aristote. Il
y a beaucoup
de changements dans la vie conjugale en France. Même sans parler de
mariage
gay. Aujourd'hui, c'est très urbain, il y a une espèce de valorisation
de la
famille recomposée. Si vous regardez la presse féminine, des magazines
comme Elle, vous avez une espèce de
légitimation de l'adultère. L'adultère n'est pas une faute. C'est une
bonne
chose. Il faut le faire, en fait. Ça fait du bien au couple. Il n'y a
pas de
jugement moral là-dessus. Vous avez aussi une nouvelle notion qui
s'appelle la flexi-fidelité. Ça
veut dire, avoir une
aventure avec un homme ou avec une femme, ce n'est pas vraiment de
l'infidélité.
On dit : si on garde l'affection pour la personne avec qui on vit, ça
ne compte
pas puisque on se définit par l'amour, pas par le corps. Ce sont des
choses qui sont bien diffusées dans la société qui créent un
sentiment d'angoisse.
Il faut être honnête. On n'a pas envie d'être celui qui est trompé. Du
coup, je
pense que la comédie marche aussi parce qu'elle parle des angoisses. On
n'est
pas forcément concerné par les faits. Mais on est concerné par le fait
que ça
se passe plus fréquemment. Je pense que ça excite les auteurs comme les
spectateurs. Je ne sais pas si c'est particulièrement français. Mais je
pense
que la société française est assez marquée surtout dans les grandes
villes.
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CML :
Oui, au théâtre on peut discuter de ce qui se passe dans la société. En
Allemagne, je sens, par contre, une sorte de « ré-traditionalisation »
dans le
couple.
OC : Je
pense que c'est une réaction à des angoisses qui ont été réveillées par
Tinder et des choses comme ça.
C'est une
réaction due au fait que les gens sont à la fois libérés – « Ah je
suis libre,
je peux tout faire » – mais après ils se disent « mais mon partenaire,
lui aussi.
» C'est le problème. « Je peux tout faire, c'est génial. Mais toi aussi,
tu peux
tout faire, merde ! » C'est l'angoisse qui arrive là. C'est la
souffrance qui
arrive.
CML : C'est
la tragédie qui arrive ?
OC :
Oui, c'est le drame. Toutes ces choses sont minimisées dans certains
coins de
la presse qui ne voient pas l'impact. C'est une espèce de visions
tronquées.
Les gens ont de vraies angoisses par rapport à cela. Le choix d'un
retour à une
forme plus traditionnelle va arriver en France. C'est marrant parce
qu'on a
inventé le PACS. Donc, il y a une espèce de substitut de mariage parce
qu'il y
a des gens qui ont une désaffection à l'égard du mariage. Mais le
mariage
revient.
CML :
Peut-être que ça arrive aussi parce que la famille devient plus
importante dans
un monde accéléré.
OC :
Oui, pas très fiable, incertain. Oui, je pense qu'il y a un retour à la
tradition. Toutes ces choses-là sont mises au théâtre. Prenez Mariage et châtiment. On est là-dedans.
CML : C'est
une sorte de catharsis ?
OC :
Oui, mais ce n'est pas une catharsis très noble. Ce n'est pas Antigone. On réfléchit, on se pose des
questions sur soi. C'est un processus de catharsis. C'est du
divertissement,
mais ça n'empêche pas une forme de catharsis. Même si la comédie ne se
pose pas
de questions extrêmement fondamentales sur la nature humaine, elle
réfléchit
sur la vie quotidienne.
CML : Je
pense que c'est Woody Allen qui a désigné le théâtre comme thérapie.
OC : C'est
tout à fait ça.
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