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Anne V. Lair (Cedar Falls, Iowa)



Mise en scène culinaire: Le repas de fête de Gervaise dans L'Assommoir



Culinary display: Gervaise's birthday meal in L'Assommoir
Meals and banquets are used to celebrate significant events of life, such as religious rites, birthdays, accomplishments, may be used simply as opportunities to bring people together. In order to make a repast successful, certain criteria have to be observed, regardless of social class. While the ambiance, the décor, the table and the culinary preparations are always a part, these vary according to social class, income and taste. Based on Pierre Bourdieu's study La distinction, Michel de Certeau's work L'Invention du quotidien, and Marcel Mauss' Essai sur le don, this article analyzes the role of Gervaise's birthday meal in Emile Zola's novel, L'Assommoir.



Dans son célèbre aphorisme « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es » (Brillat-Savarin 1982: 19), Brillat-Savarin affirme que ce qu'une personne choisit de manger reflète sa personnalité et ceci plus particulièrement lors de repas ordinaires, point d'ailleurs soutenu par Pierre Bourdieu et Michel de Certeau, sociologues renommés du siècle suivant. Dans l'article suivant, il sera intéressant d'étudier le repas de fête de Gervaise, extrait du roman d'Emile Zola, L'Assommoir.

Dans ce livre, Zola veut avant tout faire une œuvre sur le peuple; « Pour la première fois, il (le peuple) se donnait à voir sous des dehors vrais et pas toujours flatteurs, mêlant petitesses et grandeurs, avouant ses excès de conduite et, plus encore, parlant sa langue » (Zola 1996: 8). L'auteur croit fortement au déterminisme, où les facteurs sont de deux ordres: le milieu et le caractère social, et l'hérédité et la nature physiologique (Zola 1996: 6). Ainsi, ce roman raconte l'histoire d'une famille de la classe populaire du Second Empire, vivant dans le quartier de la Goutte-d'Or. Gervaise, héroïne principale est blanchisseuse, et grâce aux économies et à quelques emprunts, elle ouvre sa propre boutique et devient ainsi propriétaire. Son mari, Coupeau, couvreur, à la suite d'un accident, ne se remet pas au travail, reste à la maison puis finit par se mettre à boire. Au fur et à mesure de l'histoire, le laisser-aller s'installe progressivement pour faire place à la misère. L'idée de devenir riche disparaît.

Dans un premier temps, il sera question des conditions de vie et des quartiers vers lesquels les classes prolétaires sont reléguées, puis de leur obsession pour la nourriture et par conséquent de leur manière de marquer les célébrations. Le repas offert par Gervaise prend particulièrement la forme d'une mise en scène soulignée entre autre par le décor de la salle et celui de la table. Le travail de Pierre Bourdieu, La Distinction: critique social du jugement, celui de Michel de Certeau, L'Invention du quotidien: habiter, cuisiner, ainsi que Essai sur le don de Marcel Mauss, nous permettront de mieux comprendre les différentes habitudes culinaires et mieux saisir comment sont marquées les célébrations.




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La Goutte-d'Or

Sous le Second Empire, les quartiers du centre et de l'ouest de Paris sont aménagés pour la bourgeoisie, tandis que les arrondissements du nord, de l'est et du sud situés en périphérie sont réservés pour la population ouvrière. Celle-ci délaisse les étages supérieurs des logements insalubres du centre de la capitale pour habiter des endroits moins chers, moins congestionnés mais aussi plus éloignés du centre-ville, lequel regroupe les marchés et les lieux d'alimentation, pour être relocalisée près du mur de l'octroi, proche des abattoirs et des hôpitaux, dans des quartiers périphériques tombant loin derrière l'urbanisation des arrondissements du centre et de l'ouest (Shapiro 1985: 43–44). Ces « nouveaux » quartiers qu'occupent les classes ouvrières comme celui de la Goutte-d'Or, restent toujours pauvres, avec de petits logements, et affichent des conditions similaires à celles qu'elles connaissaient auparavant. Malgré les conditions vétustes de ces logements, le milieu prolétaire n'éprouve ni le besoin de changer ni de sortir de son quartier qu'il compare à un village où tout le monde se connaît, se rencontre, et a ses propres habitudes (Certeau 1994: 179). Les commerçants ont leur logement dans la continuité de leur boutique, au rez-de-chaussée, vivant dans des conditions souvent médiévales, ne disposant que d'une sorte de couloir ou d'alcôve, où peu d'air circule (Toussaint-Samat 2001: 158) et malheureusement ces conditions ne varient pas d'un quartier à l'autre. Dans le cas de l'ouvrier à domicile du XIXe siècle, « une pièce unique abritait devant l'âtre, à ras du plancher, toutes les activités quotidiennes, la cuisine, le repas, le sommeil… et même le travail » (Toussaint-Samat 2001: 181). Au XIXe siècle, les canuts de Lyon habitent des appartements très hauts de plafond, par conséquent très difficiles à chauffer, avec une grande pièce, claire servant d'ateliers, et dans laquelle se trouvent les métiers à tisser. A côté, se trouve aussi une cuisine séparée en deux dans sa hauteur avec une petite chambre au-dessus, et par conséquent peu d'hygiène règne dans ces logements très sombres (Certeau1994: 182). Dans cette catégorie de métiers, le travail passe avant la vie de famille, ce qui explique pourquoi le lieu de travail occupe la majeure partie du logement. Contrairement à la plupart des ouvriers, les Coupeau sont propriétaires et leur logement est construit sur le même modèle que ceux décrits plus haut, avec la boutique donnant sur la rue, une grande pièce avec de grandes fenêtres, et avec dans le fond, la chambre.




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En quête de nourriture

Bien que manger soit nécessaire à la survie de l'homme, cette activité ne fut pas toujours possible au cours de l'Histoire. Comme nous le savons, le peuple, affamé, s'est battu pour avoir du pain sous la Révolution et les décennies qui ont suivi. Cette quête de la nourriture devient une obsession pour les pauvres et les travailleurs manuels, puisque manger est l'un des actes les plus importants de la vie privée (Toussaint-Samat 2001: 186). De nouveau en 1845 et 1846, les récoltes sont bien maigres et la maladie des pommes de terre cause une disette dont souffrent durement les classes défavorisées. Les conditions de vie des ouvriers restent très dures sous le Second Empire malgré quelques mesures prises par Napoléon III, et les salaires stagnent contrairement au prix des loyers et au coût de la vie, empêchant ainsi les travailleurs de s'en sortir financièrement. Incapables de mettre de l'argent de côté, ils tombent très vite dans le paupérisme en cas de maladie ou de période difficile (Zola 1996: 34). Absence de nourriture signifie absence de force physique et donc impossibilité de travailler, d'où la grande obsession de la classe populaire pour la nourriture. Représentatifs de cette catégorie sociale, les Coupeau, obsédés par la nourriture, trouvent n'importe quel prétexte pour manger dès qu'ils le peuvent financièrement. « Dès qu'on avait quatre sous, dans le ménage, on les bouffait. On inventait des saints sur l'almanach, histoire de se donner des prétextes de gueuletons » (Zola 1996: 246). Il ne s'agit plus de consommer mais plutôt d'engloutir et de bouffer, si bien que se nourrir apparaît comme une assuétude pour cette catégorie sociale.

Puisque tout est relatif, il est important de situer la classe ouvrière par rapport à la classe bourgeoise et de voir ce que chacune recherche dans l'acte de se nourrir. Dans tous les cas de figures, l'hôte se doit d'être accueillant et s'assurer que personne ne manque de quoi que ce soit, et inversement les convives doivent faire honneur aux plats. Là où les classes se démarquent entre elles, c'est dans les manières de table, la façon de (se) servir, et surtout au niveau de la gourmandise, qualité très appréciée par les classes populaires.


Absence de manières, absence de retenus

D'habitude, les classes populaires limitent leurs choix à des choses faciles à porter à la bouche et se trouveraient un peu gauches devant certains aliments. Faire preuve de délicatesse devient quelque chose de non-naturel. C'est, plus profondément, tout le schéma corporel, et en particulier la manière de tenir le corps dans l'acte de manger, qui est au principe de la sélection de certaines nourritures. Par exemple, si le poisson est, dans les classes populaires, une nourriture peu convenable pour les hommes, ce n'est pas seulement parce qu'il s'agit d'une nourriture légère ne tenant pas au corps et qu'on ne prépare que pour des raisons hygiéniques, c'est-à-dire pour les malades et pour les enfants; c'est de ce fait que le poisson fait partie, avec les fruits (banane exceptée), de ces choses délicates qui ne peuvent être manipulées par des mains d'homme et devant lesquelles l'homme est comme un enfant (…); mais c'est surtout qu'il demande à être mangé d'une façon qui contredit en tout la manière proprement masculine de manger, c'est-à-dire avec retenue, par petites bouchées, en mastiquant légèrement, avec le devant de la bouche, sur le bout des dents (pour les arêtes) (Bourdieu 1984: 210–211).

En revanche, les membres de cette classe se caractérisent par leur capacité de bien manger et bien boire, leur familiarité dans le langage et leur aspect détendu autour de la table.

Le bon vivant n'est pas seulement celui qui aime à bien manger et bien boire. Il est celui qui sait entrer dans la relation généreuse et familière, c'est-à-dire à la fois simple et libre que le boire et le manger en commun favorisent et symbolisent, et où s'anéantissent les retenues, les réticences, les réserves qui manifestent la distance par le refus de se mêler et de se laisser-aller. (Bourdieu 1984: 200)




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La notion d'abondance est primordiale pour la classe populaire car elle n'impose ni restriction ni retenue au niveau du service avec une préférence pour les larges portions, servies avec une grande cuillère au lieu d'être « mesurées » comme dans le cas des tranches de rôti pouvant être comptées, et est ainsi placée sous le signe de la liberté aussi bien au niveau de l'organisation du repas que dans la quantité servie. Il s'agit donc ici du gourmand qui mange avec excès et qui fait l'admiration des autres.

On pourrait, à propos des classes populaires, parler de franc-manger comme on parle de franc-parler. Le repas est placé sous le signe de l'abondance (qui n'exclut pas les restrictions et les limites) et surtout de la liberté: on fait des plats « élastiques », qui « abondent », comme les soupes ou les sauces, les pâtes ou les pommes de terre (presque toujours associées aux légumes) et qui, servies à la louche ou à la cuillère, évitent d'avoir à trop mesurer et compter – à l'opposé de tout ce qui se découpe, comme les rôtis. Cette impression d'abondance (…) est de règles dans les occasions extraordinaires. (Bourdieu 1984: 216)

Du fait de la simplicité des aliments et du manque de capital culturel, il y a absence de commentaires sur ce qui est servi. En effet, les plats « élastiques » ne sont pas nobles au départ mais simples et par conséquent leurs préparations nécessitent du temps de cuisson, ou doivent être simplement bouillis, ce qui enlève toute mise en valeur. De plus, la simplicité du service est due à l'économie de geste et de l'effort, ce qui efface toute idée de rythme, et implique que tous les plats sont présentés à la fois sur la table, et mangés dans la même assiette utilisée tout au long du repas sous prétexte que tout se mélange dans le corps. Bourdieu remarque la minimisation des manières associées à la présentation ainsi que la façon de servir, le raffinement que ces membres considèrent inutile, voire une perte de temps et par conséquent d'argent qu'ils associent par ailleurs à la féminité et l'homosexualité. Pour cette classe sociale, il y a donc absence de gastronomie. Manger reste d'abord un besoin nutritionnel plutôt qu'un plaisir et plus que tout, une nécessité pour vivre et travailler.


Des préparations copieuses

Les classes populaires disposent d'un capital culturel et économique limité, et ainsi choisissent quoi manger par goûts de nécessité. En quelque sorte, leurs choix les condamnent à certains produits, comme des plats généralement bon marché, lourds, gras, élastiques et plus substantiels tels que la soupe, le porc, la charcuterie, les pâtes ou les pommes de terre, soit une nourriture copieuse, nécessaire, leur permettant de fournir le travail physique auquel elles sont associées. L'apparence physique est de second ordre et elles restent aussi rattachées à tout ce qui est épais et non raffiné du fait qu'elles détiennent peu ou presque aucun savoir-faire au départ acquis à l'école et ensuite renforcé à la maison (Bourdieu 1984: 199–200). D'un pays ou d'une région à l'autre, ces classes se nourrissent toujours de la même façon et certaines conditions doivent être remplies au niveau du dîner. Celui-ci ne peut pas être bon marché, doit être chaud et non froid contrairement au déjeuner, lourd et non léger, copieux et non petit.

Quelques ingrédients sont prioritaires, comme la viande souvent désignée par son terme générique, généralement du bœuf, du porc ou du poulet, et les pommes de terre qui sont de rigueur et une constante au repas du dimanche (Wood 1995: 53–54). Par contre, certains aliments restent exclus parce que rattachés à la féminité, ne collant pas au corps et par conséquent considérés comme superflus et non nécessaires au régime, comme le poisson dont la chair est trop fine et qui nécessite un certain savoir-faire pour extraire les arêtes, les légumes verts trop chers et qui ne rassasient pas, et les desserts, produit de luxe rarement consommé pendant la semaine et marquant le symbole des fêtes.




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Les jours de fêtes

L'exemple de la fête est quelque chose d'inhabituel et par conséquent apparaît comme une rupture qualitative (Certeau 1994: 71). Le rythme des habitudes est cassé pour faire place à un événement extraordinaire que la classe populaire entend célébrer de façon inoubliable, contrairement au milieu aisé qui lui reçoit fréquemment et ainsi le fait de façon moins spectaculaire. La fête pour les classes moins élevées renvoie à un désir d'appartenance àla petite bourgeoisie, ne serait-ce que pour le temps de la célébration, et par conséquent tout concourt à se rehausser socialement.

Hormis les jours de fêtes, inviter arrive rarement, mais en aucun cas ne signifie que celui qui arrive à l'improviste est exclu. Lancer une invitation signifie en avoir le capital économique et demande une grande organisation de la part de cette catégorie sociale, chose à laquelle elle n'est pas habituée. Elle doit dans ce cas s'imposer des formes et un rythme, fait non-naturel pour elle, et les appliquer aussi aux invités. Comme dans toute catégorie sociale, recevoir est aussi synonyme de générosité, d'abondance et de non-limitation puisque l'occasion permet de servir beaucoup plus de plats que nécessaire, avec l'apéritif, une soupe, une ou deux entrées, deux ou trois types de viandes, de la salade et du dessert. Ce grand nombre de mets fait partie du rituel des célébrations et correspond au menu bourgeois du XIXe siècle, avec un potage, une triade carnée (relevé, entrée, rôt), des entremets (légumes, plats sucrés), et des desserts (confiserie, pâtisserie, fruit, fromage) (Aron 1989: 165), menu qui d'ailleurs dominera en France jusque vers 1960.

Inviter signifie également s'élever dans la hiérarchie sociale au moins au niveau du nombre de plats. D'autre part, une quantité importante d'ingrédients a pour but de substituer le raffinement nécessaire à une présentation élaborée. « Dans le fait de recevoir, les ouvriers considèrent le repas comme l'occasion de s'amuser et d'utiliser tous les moyens disponibles pour faire la fête. Ils veulent que le repas comporte tous les éléments qui constituent un vrai repas, allant de l'apéritif jusqu'au dessert mais acceptent la simplification du service » (Bourdieu 1984: 221).

Il est à noter que ces célébrations ne peuvent avoir lieu sans la maîtresse de maison, laquelle joue un rôle primordiale, encore plus particulièrement chez les classes populaires. C'est sur elle que reposent les tâches domestiques, à savoir les courses, le choix du menu, les préparations du repas, et le soin de la maison, et c'est de cette façon que les repas sont pour elle l'occasion de se valoriser. Elle cuisine, met le couvert, accueille les invités, s'assure que rien ne manque sur la table et que le rythme du dîner se déroule au mieux, et fait les derniers préparatifs en cuisine pendant que l'homme reste à table, règle de la société patriarcale. Plus elle passe de temps devant les fourneaux, plus elle est reconnue. Ainsi, son travail est mesuré par rapport au temps passé en cuisine car c'est la preuve qu'elle contribue aussi au ménage. Bien qu'elle cuisine, son choix personnel en matières culinaires rentre peu en ligne de compte étant donné qu'elle fait en fonction des moyens financiers, et tient à s'assurer que tout le monde soit satisfait. En fin de compte, elle aura tendance à se priver pour faire passer les goûts des autres avant les siens, surtout ceux des hommes. Ceci s'explique du fait qu'ils travaillent manuellement et ont besoin de calories, et aussi parce que ce sont eux qui assurent le plus gros revenu à la maison. Ceci illustre pourquoi la consommation de viande est importante dans la classe ouvrière, plus particulièrement chez les hommes que les femmes.




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Pierre Bourdieu souligne que la façon de préparer et de servir en indique plus sur les classes sociales que les aliments eux-mêmes. La nourriture prend différentes perspectives et significations en fonction de la classe sociale prise en considération.

(I)l faudrait soumettre à une comparaison systématique la manière populaire et la manière bourgeoise de traiter la nourriture, de la servir, de la présenter, de l'offrir, qui est infiniment plus révélatrice que la nature même des produits concernés (surtout lorsqu'on ignore, comme la plupart des enquêtes de consommation, les différences de qualité). (Bourdieu 1984: 215)

La classe bourgeoise possède à la fois le capital culturel et le capital économique, ce qui lui donne le choix des goûts de luxe, par exemple pour une cuisine légère et moins nourrissante. Celle-ci a le temps et les moyens de se préoccuper de son physique et d'acheter des produits diététiques, soit plus chers parce qu'il s'agit d'une catégorie de préparation particulière. Par conséquent, elle voit dans la nourriture un plaisir autour duquel elle bâtit un rituel caractérisé par des formes, la présentation et le service, le tout rendu possible grâce aux capitaux dont elle dispose. Inversement, les classes moins élevées sont plus restreintes dans leurs choix à cause de moyens économiques plus restreints, et de goûts de nécessité pour leur corps. Se nourrir se limite au départ à la fonction nutritionnelle et par conséquent il ne peut y avoir de théâtralisation lors des repas ordinaires. Cette différence s'explique d'un point de vue culturel et économique.


La table

Pour la classe bourgeoise, peu importe si le repas a lieu dans la salle à manger ou dans la cuisine; s'il s'agit d'un repas ordinaire pendant la semaine, ou d'une grande occasion, les gens observent le même rythme, s'assoient ensemble, attendent que le dernier se soit servi pour pouvoir commencer et se resservent délicatement. De plus, cette catégorie sociale attache une grande importance à la présentation de chaque plat, celle-ci devant être élaborée, afin de représenter une œuvre d'art sur la table et de susciter la surprise et les commentaires avant le simple fait de manger, d'où la nourriture des yeux. Imposer des manières et un rythme à table peut être vu comme des retenues dans d'autres classes alors que dans la bourgeoisie, c'est une manière de respecter l'hôte et l'hôtesse qui ont passé du temps à l'élaboration du repas. L'accent est mis sur les ingrédients plus recherchés et rendant la cuisine plus fine, et non sur le nombre de plats qui d'ailleurs reste le même dans le cas d'un repas ordinaire ou d'une célébration. Les attentes, la découverte, la présentation et les mets créent du plaisir au-delà de la consommation (Bourdieu 1984: 217–219).

Le capital économique contribue aussi à la beauté du couvert, c'est-à-dire un service en porcelaine sur lequel la bourgeoisie fait ainsi inscrire le chiffre de la famille (Toussaint-Samat 2001: 173) et une série d'ustensiles personnels en Christofle, contrairement aux classes populaires qui utilisent habituellement la grosse faïence et se servent d'un minimum de couverts, fourchette et cuillère essentiellement. Quant à la nappe blanche immaculée, elle est présente dans toutes les classes sociales, chaque famille française étant très fière du linge de maison dont elle dispose (Toussaint-Samat 2001: 175).




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Eléments indispensables

Certains ingrédients, la viande entre autre, dominent la table des classes populaires en particulier les jours de fêtes bien que ce fut de tout temps un aliment cher. Au XIXe siècle, elle reste rare du fait de son prix, et est consommée la plupart du temps par la moyenne bourgeoisie qui a les moyens de s'en procurer. Aliment typiquement bourgeois par excellence, elle reflète la force et le pouvoir, d'où cette notion d'en servir plusieurs afin de s'élever socialement les jours de fête (Toussaint-Samat 2001: 185).

Inversement, se procurer un aliment cher ne signifie pas le cuisiner de façon bourgeoise. Dans la classe ouvrière, le manque de capital culturel se reflète dans le manque d'innovation au niveau des préparations. En effet, il existe un manque de curiosité pour d'autres recettes, une peur de changer ses habitudes pour essayer de faire quelque chose de nouveau. Au contraire, elle préfère reproduire des préparations qu'elle connaît ou bien des choses déjà consommées au restaurant, tels que les plats en sauce, comme le coq au vin ou la blanquette de veau, des préparations nécessitant donc un long temps de cuisson, ce qui équivaut à un plus grand investissement de temps et d'intérêt, mettant ainsi en valeur la cuisinière (Bourdieu 1984: 208–209), comme nous l'avons déjà vu. D'autre part, comme au Moyen Age, la sauce sert à lier les aliments entre eux, renforçant l'idée d'une cuisine abondante, nourrissante, tenant au corps, et ainsi améliorant l'ingrédient de base. Elle permet aussi de faire le lien entre l'aliment bourgeois et le milieu populaire puisque la sauce est mangée avec du pain, symbole de la nourriture du pauvre, aliment nécessaire au repas dans n'importe quelle classe sociale.

Le pain est le symbole des duretés de la vie et du travail; il est la mémoire d'un mieux-être durement acquis au cours des générations antérieures. (…) Alors même que les conditions de vie ont considérablement changé en vingt ou trente ans, il reste le témoin ineffaçable d'une « gastronomiede pauvreté »; il est moins une nourriture de base qu'un « symbole culturel » de base, un monument sans cesse restauré pour conjurer la souffrance et la faim. (Certeau 1994: 124)

Rappelons en passant que le peuple s'est battu pour avoir du pain en 1789, base de la nourriture française, et qu'il reste fidèle à celui-ci, peu importe ce qu'il y a d'autre à manger sur la table. Une autre chose souvent présente au repas est le vin; Michel de Certeau fait remarquer que le pain et le vin ne peuvent pas aller l'un à l'autre, le premier étant utilisé tous les jours de façon mesurée d'où une économie de calcul, alors que le second devant figurer en quantité abondante aux célébrations, d'où une économie de dépense. Boire conduit à une plus grande consommation d'alcool et à une plus grande animation.

Le vin est la condition sine qua non de toute célébration: il est ce pour quoi il est possible de dépenser plus pour honorer quelqu'un (un hôte) ou quelque chose (un événement, une fête). C'est dire que le vin contient, du fait des vertus propres qui lui sont attribuées par un consensus culturel, un ressort social que n'a pas le pain: celui-ci est partagé, le vin est offert. D'un côté nous sommes dans une économie de calcul (ne pas gâcher le pain), de l'autre dans une économie de la dépense (que le vin coule à flots!). Le vin est donc par excellence la plaque tournante d'un échange, le pontife de la parole de la reconnaissance, surtout quand il y a des invités. (Certeau 1994: 130)




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Une célébration implique qu'il n'y a pas de retenue, surtout dans la classe ouvrière qui consomme en grande quantité. L'alcool fait partie des fêtes du fait des vertus qu'il contient pour détendre l'atmosphère et renverser certaines situations. C'est pourquoi, il est difficile de marquer les événements sans alcool, sans quoi l'ambiance reste tendue et ressemble moins à une célébration. Pour la classe ouvrière, la qualité importe moins puisqu'elle ne boit pas pour le plaisir de déguster et n'a pas le palais éduqué pour ça, mais le fait surtout pour consommer et aboutir à une vive ambiance, se terminant avec des chansons et des histoires à la fin du repas.

A cela s'ajoute une autre raison pour laquelle les gens boivent. Dès le XIXe siècle, pour oublier les conditions dans lesquelles ils se trouvent, certains ouvriers tombent dans le vice de l'alcool1. En effet, la production de vin se développe surtout sous le Second Empire et la classe populaire y goûte pensant que la boisson peut l'aider à supporter les travaux éreintants qu'elle accomplit douze heures par jour minimum, les misères de l'existence et, bien souvent, laquelle agit souvent en substitut à la nourriture manquante (Zola 1996: 34). Même si les conditions de travail se sont améliorées à notre époque, les jours de paie se fêtent au café.


Le potlatch2

Cette notion d'échange correspond à l'obligation de donner, de recevoir et de rendre, et dominait au Moyen Age en Europe, marquant ainsi l'honneur et le pacte.

Il importait, en effet, de faire connaître son rang et sa richesse et de se traiter réciproquement avec égards, ce qui se concrétisait essentiellement par l'échange de présents. Ces modalités étaient immuables et connues de tous, au point que les sources médiévales se contentent souvent de cette simple formule: « Ils se rencontrèrent ad convivium et munera. » Les gens de l'époque savaient alors qu'il s'agissait là de la conclusion d'une alliance. Au même titre que manger et boire ensemble, accepter des présents signifiait que l'on reconnaissait publiquement des obligations. Les cadeaux appelaient en retour de nouveaux cadeaux, ou d'autres contreparties. (Althoff 1996: 308)

Cette notion d'échanges existe toujours dans les sociétés archaïques actuelles, comme chez les peuples mélanésiens, polynésiens et indiens. Sur le continent nord-ouest américain, quatre sociétés indiennes d'Alaska et de Colombie britannique, Tlingit, Haïda, Tsimshian et Kwakiutl, utilisent encore le potlatch car très attachées à l'honneur et au crédit. Elles doivent constamment donner, recevoir et échanger avec d'autres tribus pour être respectées et ne pas manquer d'honneur, au point de se sentir toujours redevables. Refuser ou manquer de rendre en temps et en heure manifeste un manque de respect et mettrait en doute les richesses de cette famille ou de la tribu. Par conséquent, il n'existe pas d'autre choix que de toujours échanger.

La vie matérielle et morale, l'échange, y fonctionnent sous une forme désintéressée et obligatoire en même temps. De plus, cette obligation s'exprime de façon mythique, imaginaire ou, si l'on veut symbolique et collective: elle prend l'aspect de l'intérêt attaché aux choses échangées: celles-ci ne sont jamais complètement détachées de leurs échangistes; la communion et l'alliance qu'elles établissent sont relativement indissolubles. En réalité, ce symbole de la vie sociale – la permanence d'influence des choses échangées – ne fait que traduire assez directement la manière dont les sous-groupes de ces sociétés segmentées, de type archaïques, sont constamment imbriqués les uns dans les autres, et sentent qu'ils se doivent tout. (Mauss 1923–1924: 49–50)




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Ces tribus extrêmement riches vivent de la mer et de la chasse de la fin du printemps jusqu'à la fin de l'automne. L'hiver se passe à l'intérieur, et reste une période de vie sociale intense pendant laquelle elles se reçoivent pour n'importe quelle occasion, aussi bien un mariage que pour partager une pêche. Mises dans un état d'effervescence perpétuelle, elles dépensent sans compter tout ce qu'elles ont accumulé pendant l'année, organisant fête après fête, consommant et détruisant toutes les richesses et ne gardant absolument rien. Par exemple, elles brûlent leurs canots, soit leur moyen de locomotion pour la pêche, et leurs couvertures lors de ces fêtes au point de ne plus rien avoir pendant l'hiver et de mourir de froid. La notion de prestige est liée d'une part à la richesse, dépenser sans compter allant même jusqu'à tout sacrifier afin de gagner le respect des autres, et d'autre part à l'exactitude de rendre le don. Qui veut devenir chef ou conserver son autorité, doit posséder une fortune et la dépenser sur les autres, sans compter. Plus on est dépensier, plus on gagne le respect. Il s'agit donc d'échanges perpétuels, comme dans une lutte de richesse entre tribus, de manière à constamment rivaliser et humilier les autres pour montrer sa supériorité (Mauss 1923–1924: 59).

Nulle part le prestige individuel d'un chef et le prestige de son clan ne sont plus liés à la dépense, et à l'exactitude à rendre usurairement les dons acceptés, de façon à transformer en obligés ceux qui vous ont obligés. La consommation et la destruction y sont réellement sans bornes. Dans certains potlatchs on doit dépenser tout ce que l'on a et ne rien garder. C'est à qui sera le plus riche et aussi le plus follement dépensier. Le principe de l'antagonisme et de la rivalité fonde tout. (Mauss 1923–1924: 54)

Le potlatch signifie donc redistribuer tout ce qui vient d'un premier potlatch, ne rien garder pour soi, d'où le sentiment d'obligation de partager et d'inviter. Pour un donataire, accepter tout don entraîne l'obligation de s'engager à rendre n'importe quel service ou bien matériel au donateur de façon supérieure au don qu'il a reçu. La manière de recevoir doit aussi être enthousiaste pour faire honneur, autrement ce serait faire preuve d'impolitesse et traduirait un manque de respect. C'est ainsi que participer à un dîner ou une célébration signifie qu' ‘on s'engage à avaler des quantités de vivre, à « faire honneur » de façon grotesque à celui qui vous invite' (Mauss 1923–1924: 63).

Cette série d'échanges implique rivalité et humiliation de manière à afficher sa supériorité. Ainsi, il existe une similarité entre les pratiques du potlatch et les habitudes de la table dans la classe ouvrière française du XIXe siècle. Comme les participants au potlatch, ceux qui assistent à un dîner doivent faire honneur aux hôtes en acceptant tous les plats qui leur sont présentés avec abondance. Constamment offrir affiche qu'il n'y a aucune limite et que tout afflue en grande quantité, et trop manger et trop boire est une façon de montrer son appréciation.

Ces différentes observations sont donc nécessaires pour mieux comprendre la signification que prend le dîner de fête dans la classe ouvrière, non seulement du point de vue de la maîtresse de maison mais aussi de la part des invités.




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L'Assommoir

La fête de Gervaise tient une place symbolique dans l'œuvre puisqu'elle se situe juste au milieu du livre, montrant ainsi le destin de Gervaise jusqu'à l'apothéose de la fête et glisse ensuite vers la déchéance finale (Zola 1996: 9). L'héroïne entend bien marquer sa fête et par conséquent fait tout le nécessaire pour que rien ne manque, ce qui n'empêchera pas ce festin de tourner à la tragédie.

Représentatifs de la classe ouvrière en quête de nourriture au lendemain de la Révolution, les Coupeau ne perdent pas une occasion de célébrer et de vivre pleinement l'événement comme s'il n'y avait pas de lendemain, « Les jours de fête chez les Coupeau, on mettait les petits plats dans les grands; c'étaient des noces dont on sortait ronds comme des balles, le ventre plein pour la semaine. Il y avait un nettoyage général de la monnaie » (Zola 1996: 246). Gervaise commence les préparatifs un mois à l'avance, mettant ainsi tout le monde dans l'ambiance de la fête, et cette fois-ci encore plus que plus que d'habitude, tient à impressionner le quartier et rendre jalouse sa belle-famille, c'est-à-dire offrir quelque chose d'extraordinaire dont tout le monde se souviendra et parlera pendant longtemps dans le quartier. Tous ont dans l'idée de faire la fête et d'en profiter au maximum. « Cette année-là, un mois à l'avance, on causa de la fête. On cherchait des plats, on s'en léchait les lèvres. Toute la boutique avait une sacrée envie de nocer. Il fallait une rigolade à mort, quelque chose de ne pas ordinaire et de réussi, mon Dieu! on ne prenait pas tous les jours du bon temps » (Zola 1996: 247). Avoir un grand nombre de convives est aussi une manière d'en imposer, de ne pas être dans le besoin et faire preuve de générosité que de nourrir autant de personnes. C'est également une façon de se démarquer. Donc, plus il y a de convives, plus Gervaise se sent glorieuse, soit douze couverts à l'origine.


Le double emploi

Boutique et logement forment un tout et par conséquent reproduisent ainsi le double usage d'un même endroit. De plus, ayant peu de place et du fait que l'habitation des Coupeau soit exiguë, chaque pièce a une double utilité, combinant à la fois les activités du jour comme le travail dans la salle principale, et la cuisine dans la chambre, et celles de la nuit avec le repas du soir installé dans la blanchisserie, et la chambre pour dormir. Leur mobilier est vétuste, puisqu'il s'agit de celui de Gervaise quand elle est montée à Paris avec Lantier, et des biens de Coupeau avant de se marier. A l'occasion de la fête, Gervaise emprunte un fourneau en terre aux voisins, invités bien sûr, pour la cuisson des plats, ainsi qu'une marmite au restaurant d'à côté pour faire rôtir l'oie, ce qui complète les deux fourneaux installés dans la chambre/cuisine.

D'autre part, Gervaise transforme l'espace public, la boutique, en espace plus ou moins privé, la salle où manger. L'envie d'écraser le quartier l'incite à laisser voir ce qui se passe chez elle, par l'intermédiaire de la porte qui restera ouverte au milieu du repas et sera une invitation au public. Encore une fois, le repas devient prétexte de mise en scène, soit un lieu décoré de rideaux en mousseline accrochés aux fenêtres pour protéger des regards curieux des voisins et également rendre l'endroit plus intime, à savoir dans le but de faire distingué et se rehausser socialement: « Les rideaux pendus devant les vitres laissaient tomber une grande lumière blanche, égale, sans une ombre, dans laquelle baignait la table, avec ses couverts encore symétriques, ses pots de fleurs habillés de hautes collerettes de papier; et cette clarté pâle, ce lent crépuscule donnait à la société un air distingué » (Zola 1996: 263). Mais l'endroit est trop pur pour rester ainsi toute la soirée et puisqu'il est question d'une scène, celle-ci sera donc transformée.




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Pour ce qui est de la table, Gervaise reconvertit l'établi sur lequel les femmes repassent pendant la semaine pour le poser sur des tréteaux en guise de table sur laquelle le couvert est mis, d'où un retour au Moyen Age.


Le décor de table

Cette fête est l'occasion pour Gervaise de se faire plaisir, de se surélever et de se sentir, ne serait-ce que pour une soirée, comme une bourgeoise. Quatorze personnes sont attendues, soit deux de plus que prévues. La table est recouverte d'une grande nappe blanche, impeccablement repassée, soit le fruit de son travail, avec des serviettes dont deux damassées qu'elle réserve tout spécialement aux Lorilleux. Tout le monde dispose d'un verre, des couverts de la petite ménagère et d'une assiette en faïence, sauf les Lorilleux à qui Gervaise met deux assiettes en porcelaine. Elle tient à leur porter un coup et par conséquent leur réserve ce qu'elle a de plus grande valeur, sachant qu'ils en seront médusés et jaloux. Bien que la blanchisseuse possède quelques éléments de vaisselle raffinés qui pourraient la rattacher à la bourgeoisie, ceux-ci ne sont pas en nombre suffisant, telles les salières, les carafes que tout le monde devra partager et donnant ainsi le ton au partage dans le milieu prolétaire. Ces objets sont considérés comme des trésors, étant donnée la façon dont les personnes réagissent après en avoir posé un sur la table. Cette table, avec ces quatorze couverts, donne un gonflement d'orgueil à ces deux femmes qui trouvent que l'ensemble donne l'effet d'une chapelle au milieu de la boutique (Zola 1996: 253). Les pots de fleurs que les invités apportent complètent le décor de table. Hormis Virginie qui trouve l'arrangement de la salle mignon (Zola 1996: 263), personne ne remarque le couvert ou le travail des deux femmes vu qu'il s'agit de quelque chose de non-comestible, mais le tour est joué puisque l'ensemble porte un coup aux Lorilleux en entrant dans la boutique.

Elles (Maman Coupeau et Gervaise) avaient accroché de grands rideaux dans la vitrine; mais, comme il faisait chaud, la porte restait ouverte, la rue entière passait devant la table. Les deux femmes ne posaient pas une carafe, une bouteille, une salière, sans chercher à y glisser une intention vexatoire pour les Lorilleux. Elles les avaient placés de manière à ce qu'ils pussent voir le développement superbe du couvert, et elles leur réservaient la belle vaisselle, sachant bien que les assiettes de porcelaine leur porteraient un coup.
« Non, non, maman, cria Gervaise, ne leur donnez pas ces serviettes-là! J'en ai deux qui sont damassées.
–Ah bien! murmura la vieille femme, ils en crèveront, c'est sûr. »
Et elles se sourirent, debout aux deux côtés de cette grande table blanche, où les quatorze couverts alignés leur causaient un gonflement d'orgueil. (Zola 1996: 253)


Les préparations culinaires

Pour cette classe sociale, ce sont les mets qui impressionnent et surtout leur nombre, représentatif d'une élévation sociale. Puisqu'il s'agit de quelque chose d'événementiel, Gervaise opte pour un repas de type bourgeois de par la structure, avec un potage, une trilogie de viandes, des entremets, et du dessert (Aron 1989: 165), parmi lesquels doivent figurer des préparations « distinguées » (Zola 1996: 248).

Ainsi, pour se mettre en appétit, les convives commencent par du pot-au-feu, c'est-à-dire un plat typique de la classe populaire au lendemain de la Révolution, et servi également à la table de Napoléon III (Castelot 1972: 441), nécessitant un long temps de cuisson pour que la viande soit tendre et ne montrant aucune difficulté de préparation pour la cuisinière qui choisit ce plat parce que tout le monde aime ça et que c'est toujours bon (Zola 1996: 248). C'est servi cette fois avec des pâtes d'Italie pour changer un peu, mais cette préparation ne suscite aucun commentaire, soit parce qu'elle reste consommée par tous de façon hebdomadaire et qu'ils n'y prêtent aucune attention, soit parce qu'ils se nourrissent, tout simplement, en faisant taper leur cuillère au fond de leur assiette (Zola 1996: 262).




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Pour la triade de viande, Gervaise désire deux plats en sauce, dont une blanquette de veau, c'est-à-dire une viande blanche coupée en morceaux mise à bouillotter à très petit feu pendant une heure et demie, avec juste assez d'eau, des carottes, des aromates, des champignons et des petits oignons. La sauce consiste en un roux blanc à la crème et au jus de citron, liée au jaune d'œuf comme une sauce poulette (Toussaint-Samat 2001: 240) et ne présente aucune difficulté, sauf que cette fois-là, la sauce est trop salée et par conséquent nécessite plusieurs litres de vin pour étancher la soif. Dès que les convives voient arriver ce premier plat de viande sur la table, ils s'exclament et remarquent que la cuisine commence à devenir sérieuse (Zola 1996: 263). En effet, il s'agit du premier aliment qui « tienne au corps ».

Tous sont concentrés sur ce qu'ils mangent, et le restent tout au long du repas, si bien qu'ils ne parlent pas, sauf pour faire remarquer que le saladier se vide et que la sauce est un peu trop salée, mais il n'empêche que le plat continue de passer de main en main, chacun reprenant de la viande, de la sauce et des champignons, le tout consommé avec du pain, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de viande. « La sauce était un peu trop salée, il fallut quatre litres pour noyercette bougresse de blanquette, qui s'avalait comme une crème et qui vous mettait un incendie dans le ventre » (Zola 1996: 264).

Le deuxième plat de viande consiste en une épinée de cochon, soit une échine de porc en ragoût, servie avec des pommes de terre. Bien que la viande soit chère au XIXe siècle (Aron 1967: 93), ces plats ne sont pas coûteux, impressionnent, et ne présentent rien de compliqué dans la préparation si ce n'est du temps puisqu'ils sont meilleurs réchauffés et que la sauce se fait au dernier moment. Ainsi, Gervaise est sûre de faire plaisir aux invités qui se régaleront avec la sauce qui leur calera l'estomac, et se sent tout à fait capable de réussir ces préparations, mettant ainsi en valeur ses talents de cuisinière et la rendant importante du fait que cette cuisine prend beaucoup de temps, caractéristique de la cuisine populaire. La troisième viande est un rôt, plat majeur figurant parmi tous les grands repas. Il s'agit d'une grosse oie à la peau rude, ballonnée de graisse jaune et dont le poids, douze livres et demie, provoque la surprise et déclenche les plaisanteries autour de la table. Les Parisiens sont friands de volaille et plus elle est grosse, plus le prix est élevé.

Bien que les légumes verts soient rares et par conséquent très onéreux, Gervaise opte pour des petits pois, légume farineux, qu'elle prépare avec des lardons qui par conséquent enlèvent la finesse de ce légume, mais qui en fin de compte font justement le régal des invités. Ce légume compte parmi les légumes de luxe que l'on retrouve à la table du bourgeois (Aron 1967: 135), cuit avec un peu de sucre pour accentuer son goût fondant. Elle sert aussi des pommes de terre, autre légume farineux, qui a bien eu du mal à faire son entrée en France au XVIIIe siècle.




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En effet, les gens se méfient de ce tubercule à l'allure douteuse si bien qu'ils en nourrissent les bêtes, et même en temps de disette, ils n'en veulent pas. En 1769, un dénommé Parmentier s'acharne à montrer les bienfaits du tubercule et découvre comment l'utiliser pour faire du pain de pomme de terre sans farine. L'aristocratie trouve qu'elle a un goût pâteux, est insipide, indigeste et flatulente et le refile au peuple pensant qu'il en voudra puisqu'il a un palais plus grossier et est capable de tout avaler pour apaiser sa faim. Pour encourager le peuple à consommer des pommes de terre, Louis XVI, convaincu par les idées de Parmentier, fait planter un champ qu'il fait garder par les soldats qui ont pour ordre de laisser les gens voler les tubercules la nuit. Le fruit défendu finit par être mieux apprécié et accepté par le peuple pendant les périodes de disette de la Révolution3. Quelques années plus tard, ce tubercule devient une constante sur les tables les plus simples, comme l'illustrent Germinal de Zola et Les Mangeurs de pommes de Terre de Vincent Van Gogh.

Le reste du repas de fête comporte de la salade, et en dessert du gâteau de Savoie en forme de temple, forme significative de vouloir s'élever, du fromage blanc, à cette époque-là servi après les gâteaux, et des fraises. Rappelons que les milieux simples voient les desserts comme quelque chose de superflu, un élément du décor pour terminer le repas. Entre la Révolution et jusqu'à la fin de l'Empire, le sucre est rare en France4. Benjamin Delessert établit une fabrique pour extraire le sucre de betterave et remédier à la pénurie de sucre, mais ce n'est que sous Louis XVIII qu'il y aura un équilibre entre les sucres coloniaux et l'industrie du sucre de betterave.

Inversement, et contrairement à la table bourgeoise, ce soir-là il n'y a pas de poisson, ce qui pourtant serait une façon de se surélever socialement, mais les femmes ne trouvent que des choses négatives à dire sur cet aliment probablement du fait que les classes les plus simples ne savent pas comment le manger. La bourgeoisie n'offrirait qu'un plat en sauce tandis que dans le cas présent, il y en a deux. Il est important de noter que les ingrédients choisis pour ce dîner sont nobles à l'origine, et ce n'est qu'ensuite dans la manière dont ils sont cuisinés qu'ils perdent leur affiliation bourgeoise. Ainsi, la cuisine de Gervaise manque de subtilité et de créativité, mais n'empêche en aucun cas la classe populaire de se régaler pour les grandes occasions.


Faire honneur

Bien que le dîner ne commence pas avant six heures, les invités arrivent à partir de cinq heures, affamés, et endimanchés pour l'occasion, les femmes sanglées dans un corsage sous leur robe, un châle, un bonnet, les cheveux pommadés, luisants, et les hommes en gilet et redingote. S'habiller fait partie du rituel de la fête. Seul, Coupeau, hôte, porte la blouse parce qu'il ne faut pas se gêner entre amis et que c'est le vêtement de l'ouvrier même si ironiquement lui, avec le père Bru, est le seul homme à ne pas travailler autour de la table. Sa tenue vestimentaire signale que le dîner doit être détendu. Seules Gervaise et sa belle-mère s'affairent en cuisine, avec les dernières préparations comme celle du pot-au-feu, et la sauce de la blanquette pendant que l'oie continue de cuire. Gervaise remplit à la fois deux fonctions, celle d'être en cuisine, et celle de distraire ses invités bien que celle-ci soit laissée de côté, expliquant ainsi pourquoi les gens font le va-et-vient entre les deux pièces. Heureusement, tout le monde se connaît, rit, saute en criant, se sent détendu, ce qui provoque les blagues sur la manière dont les invités ont peu ou presque pas déjeuné pour faire honneur à la cuisinière.




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La blanchisseuse éprouve une certaine fierté de savoir qu'ils ont faim et qu'ils vont tout manger, avoir une telle envie de manger est lui faire honneur. « (L)a politesse veut qu'on mange, lorsqu'on est invité à dîner. On ne met pas du veau, et du cochon, et de l'oie pour les chats. Oh! la patronne pouvait être tranquille: on allait lui nettoyer ça si proprement, qu'elle n'aurait même pas besoin de laver la vaisselle le lendemain » (Zola 1996: 256). Dévorer devient l'habitude des gens qui ont été privés de nourriture auparavant; ils sont tous venus avec l'idée de manger, prennent la nourriture au sérieux, et ne disent pas de paroles en l'air en affirmant qu'il n'y aura pas besoin de faire la vaisselle le lendemain puisque tout sera consommé et les assiettes seront nettoyées. Hormis manger, ils ne savent pas quoi faire d'autre, et ceci se constate lorsque, par exemple, Virginie, Gervaise, et Goujet sortent à la recherche de Coupeau, le reste de la société attend, affamé, faisant les cent pas autour de la table, bâillant légèrement et s'ennuyant (Zola 1996: 259). Seule Virginie comprend ce qui va se produire, « Quand je pense que vous travaillez depuis trois jours à toute cette nourriture, et qu'on va rafler ça en un rien de temps! » (Zola 1996: 256).

Enfin, tout le monde se prépare «physiquement» à monter sur scène, c'est-à-dire s'attabler; les femmes se débarrassent de choses inutiles tels que les châles et les bonnets, et pour ne pas se salir, relèvent leur jupe avec des épingles, tout comme le « jury-dégustation5 » se préparait avant de passer aux choses sérieuses. Une fois attablés, les invités sont réservés, se faisant des politesses, pour en fin de compte devenir tels qu'ils sont habituellement, leurs manières se relâchant petit à petit au cours de la soirée. Cela peut être attribué d'une part au logement exigu, au va-et-vient entre la chambre et la boutique provoquant une gaîté, une excitation des corps et de la parole, également à la cuisine et à la boisson échauffant les esprits, et d'autre part à la nature même de la fête se devant d'être vécue pleinement. Ce relâchement se confirme au cours du repas, au fur et à mesure que les plats arrivent sur la table.


Une montée en crescendo

Tous se concentrent sur ce qu'ils mangent, mais le développement ne commence vraiment qu'avec le premier plat de viande, et non avec le pot-au-feu, un liquide en quelque sorte. Seule la viande est le premier «vrai» plat. Personne ne parle6, trop occupé à manger, sauf pour faire remarquer que le saladier se vide et que la blanquette descend parfaitement.

Apprécier se traduit par consommer et «faire la fête» aux préparations et non déguster et prendre son temps; le dernier en fait signifierait perdre sa deuxième part qui serait mangée par quelqu'un d'autre. C'est comme s'il y avait un rapport de force entre les mangeurs et la viande, plat de résistance. Ce plat doit être découpé pour être mangé, d'où l'idée de résistance, renforcée ici avec le terme « bougresse », expression péjorative pour espèce, et qui n'indique donc pas de plaisir. Le vin bon marché que servent les Coupeau est là pour faire passer la sauce de la blanquette et l'échine de porc, quatre litres à chaque fois, donc peu importe la qualité des préparations. Mais en fin de compte, nous devons nous demander pourquoi l'estomac est en feu. Est-ce à cause de la sauce, du vin, du mélange des deux, ou le fait qu'ils mangent rapidement, sans s'arrêter, sauf pour se resservir? Inversement, avoir le ventre en feu ne pose aucun problème pour la suite du repas.




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Le crescendo progresse avec le deuxième plat de résistance servi une fois qu'ils ont fini de « tuer » le veau. Gervaise continue de nourrir son monde et fait passer l'épinée de cochon sur la table, avec de grosses pommes de terre rondes, que tout le monde se prépare à attaquer, chacun surveillant le plat, attendant son tour pour se servir. La blanquette semble avoir creusé l'appétit, l'alcool aidant, il y a plus de commentaires pour l'échine, et l'ambiance autour de la table se relâche. La lutte entre la nourriture et les dîneurs semble un peu apaisée, tout le monde commence à se rassasier.La viande de porc fondante suscite surtout le plus de plaisir ainsi que les pommes de terre, le tout poussant à ouvrir de nouvelles bouteilles. Est-ce parce que les pommes de terre considérées comme un légume ne sont pas ce que la société préfère, contrairement à la viande et qu'il faut donc faire couler? Quoiqu'il en soit, le cochon, plat lourd et gras, plaît beaucoup. Les assiettes sont si bien nettoyées qu'il n'est pas nécessaire d'en changer pour consommer les petits pois, ceux-ci d'ailleurs passant inaperçus contrairement aux deux plats en sauce. Leur petitesse explique leur finesse mais les empêche d'être appréciés, étant mangés à la cuillère, soit en quantité. Il est donc possible de constater l'attrait de la classe ouvrière pour les plats carnivores et son rejet pour les choses fines. Le passage suivant illustre bien ce que pensent les gens à propos du repas et l'ambiance qui règne à table. Les invités sont détendus, s'expriment naturellement, mangent et boivent de façon gloutonne, soit à l'état de nature.

Puis, lorsqu'on se fut servi, on se poussa du coude, on parla la bouche pleine. Hein? quel beurre cette échinée! quelque chose de doux et de solide qu'on sentait couler le long de son boyau, jusque dans ses bottes. Les pommes de terre étaient un sucre. Ca n'était pas trop salé; mais juste à cause des pommes de terre, ça demandait un coup d'arrosoir toutes les minutes. On cassa le goulot à quatre nouveaux litres. Les assiettes furent si proprement torchées, qu'on n'en changea pas pour manger les pois au lard. Oh! les légumes ne tiraient pas à conséquence. On gobait ça à pleine cuiller, en s'amusant. De la vraie gourmandise enfin, comme qui dirait le plaisir des dames. Le meilleur, dans les pois, c'étaient les lardons grillés à point, puant le sabot de cheval. Deux litres suffirent. (Zola 1996: 264)

Le mot « gourmandise » se rattache aux femmes, à une cuisine plus fine, comme les légumes verts pour elles, tandis que les hommes mangent des petits pois parce qu'ils sont offerts, soit en se forçant et à pleine cuillère, mais le font surtout à cause des lardons qui transforment les légumes en matière carnée. L'utilisation de « gourmandise » correspond bien d'ailleurs à l'état d'esprit des invités, soit sans retenue. Manger en grande quantité est ce qui importe, contrairement à être gourmet, faisant référence à la qualité et la finesse, et que nous pouvons attribuer aux classes aristocratiques.

A l'idée d'assuétude peut s'ajouter l'image d'un combat épique entre la classe populaire et la nourriture, et tout consommer signifie que les ouvriers remportent le défi, peu importe la manière. Revenons à la pièce de résistance à laquelle il faut rattacher l'apparence de la table, comparable à un champ de bataille, avec la nappe tachée de vin, couverte de miettes, les assiettes et les fourchettes pleines de gras (Zola 1996: 265), avant même d'y avoir apporté l'oie pour laquelle tout le monde se réserve. Un petit interlude ou entracte entre la scène des plats en sauce et celle de la volaille permet aux mangeurs de se remettre physiquement de l'offensive faite aux préparations précédentes. Le relâchement s'installe un peu plus, les femmes s'essuient la figure avec leur serviette, les hommes déboutonnent leur gilet, et tout le monde se met à l'aise avant d'attaquer la bête, volaille considérée longtemps comme étant le rôt des célébrations à cause de sa taille et de sa viande tendre (Toussaint-Samat 2001: 350), et devenant une drogue, sensibilisant les mangeurs et étant bombardée par les connotations philosophiques, esthétiques et morales (Aron 1989: 130).




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La tragédie de l'oie

Le repas atteint son apogée avec la bête tant attendue, énorme, dorée, ruisselante de jus, envoûtant les mangeurs (Zola 1996: 266), scène comparable au chapitre trois de Candide, avec des Te Deum et la bénédiction avant le massacre (Voltaire 1987: 142–144). Avant d'être découpée, elle est admirée, personnifiée, comparée à une femme du fait de ses belles cuisses, de son ventre, et de sa peau de blonde, apparence physique. Sur un plan sexuel, elle est en effet désirable, ce qui amène les hommes à faire des plaisanteries polissonnes et révèle la personnalité de certains autour de la table. Clémence, femme célibataire attirée par les hommes et se laissant toucher par eux, demande le croupion, tandis que Boche, coureur de femmes, aimerait que l'une d'entre elles lui verse dans la bouche le même flot de jus que lâche l'oie de son derrière (Zola 1996: 267). Cette bête, à la viande blanche, savoureuse, grasse et à la peau dorée, éveille les sens de chacun, l'homme devenant le coq du village répondant au caquètement féminin. Peu importe s'il est question du troisième plat de viandes, les mangeurs se jettent sur cette volaille au point d'en avoir une indigestion, et tout le monde continue d'avaler, rongeant les os jusqu'à la moelle; il n'est plus question de gourmandise, mais plutôt de ne rien perdre, comme s'il s'agissait du dernier repas, la Cène, ou d'une machine incapable de s'arrêter.

Par exemple, il y eut là un fameux coup de fourchette; c'est-à-dire que personne de la société ne se souvenait de s'être jamais collé une pareille indigestion sur la conscience. Gervaise, énorme, tassée sur les coudes, mangeait de gros morceaux de blanc, ne parlant pas, de peur de perdre une bouchée; et elle était seulement un peu honteuse devant Goujet, ennuyéede se montrer ainsi, gloutonne comme une chatte. Goujet, d'ailleurs, s'emplissait trop lui-même, à la voir tout rose de nourriture. (Zola 1996: 268)

Gervaise se met en position de volatile, appuyée sur les coudes, en train de se gaver comme une oie, ne voulant pas perdre une bouchée, et ne pouvant pas résister à la nourriture, et Goujet en fait de même chose en la voyant. L'oie gavée remplit à son tour les mangeurs. Cet épisode est aussi une invitation aux femmes à se mettre à l'aise si bien qu'elles n'hésitent pas à défaire leur corset, se préparant pour être prises. Clémence se transforme en volaille, glousse, tandis que Virginie mange le haut d'une cuisse pleine de peau puisqu'elle raffole de la peau! Cette partie du festin a donc un côté orgiaque.

La blanchisseuse s'est fixée pour but d'impressionner le quartier et de rendre les Lorilleux jaloux. Mais attention, ce repas de fête est aussi l'occasion pour tout le monde de faire bombance et de tout engloutir. Pour les Lorilleux en particulier c'est le prétexte de tout consommer pour qu'il ne reste rien aux Coupeau et ils « passaient leur rage sur le rôti; ils en prenaient pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la table et la boutique, afin de ruiner la Banban du coup » (Zola 1996: 268). En fait, tout le monde agit de la sorte, et illustre l'idée du « nettoyage général de la monnaie » si propre aux Coupeau et aux classes populaires de l'époque.




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Notion d'abondance

Pour certains, comme Coupeau, fortement sous l'influence de la boisson, l'épisode de l'oie est l'occasion de prendre la parole et de participer.Le maître de maison intervient une fois qu'il a suffisamment bu, pour faire tomber toute retenue, vêtu d'une chemise pour indiquer qu'entre amis, il ne faut pas se gêner (Zola 1996: 263). En tant qu'hôte, il impose ses règles en incitant les femmes à agir comme elles l'entendent, à se mettre à l'aise, ce qui les pousse à dégrafer leur corset et à manger autant qu'elles le veulent, n'ayant que faire des maris.

Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé; et, pour crâner, il s'enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant, Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences. Ah! nom de Dieu! oui, on s'en flanqua une bosse! Quand on y est, on y est, n'est-ce pas? et si l'on ne se paie qu'un gueuleton par-ci, par-là, on serait joliment godiche de ne pas s'en fourrer jusqu'aux oreilles. (Zola 1996: 269)

Coupeau montre son côté macho, en se mettant un pilon entier dans la bouche, indiquant qu'il est robuste et qu'il peut manger de la volaille toute la nuit sans tomber malade. Il a déjà bien bu, ne conçoit rien d'autre chose à boire que du vin et se donne en spectacle en le servant de haut pour voir le jet rouge, et retire les carafes d'eau de la table (Zola 1996: 269). Alors qu'au début, la scène est privée avec la porte du magasin fermée pour garder l'intimité, le repas finit par s'étaler dehors, soit se transformer en scène publique. L'hôte ouvre grand la porte, afin de montrer au quartier ce qui se passe chez lui, d'afficher comment la noce s'amuse ce soir-là, et de rendre les autres jaloux, chose réussie puisque le voisinage, alias les spectateurs, s'installe au pas de la porte, attiré par les odeurs d'oie et l'ambiance.

Gervaise pousse elle aussi à la consommation en resservant tout le monde et en insistant pour qu'on termine la salade de la même façon qu'on a fini la blanquette et le cochon. Comme dans le potlatch, elle sacrifie tout, ne gardant rien, façon de montrer qu'elle ne compte pas et qu'elle est généreuse. L'idée que tout doit être mangé est aussi dans la nature du pauvre d'avaler jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus; tout comme il n'y a pas de capital économique il ne peut y avoir d'économie de quoi que ce soit. Elle agit pareil en nourrissant ce mythe, en offrant toujours davantage, alors que les gens ne demandent rien. Elle sait qu'en offrant le vin qu'elle s'était pourtant promise de garder, celui-ci va être consommé puisqu'à partir du moment où les choses sont offertes, elles doivent être entièrement consommées, même si personne n'a besoin de plus d'alcool.

Il existe donc dans ce milieu une escalade entre nourriture et boisson qui va jusqu'à n'en plus pouvoir. Les ingrédients appellent à l'alcool, même dans le cas du bouillon, puisque le vin est nécessaire pour faire couler les pâtes d'Italie! A partir du moment où le vin est sur la table, il faut le consommer. Il est utilisé pour noyer cette « bougresse de blanquette » trop salée, puis pour faire passer les pommes de terre, mais n'est jamais bu pour le plaisir, d'une part parce qu'il n'est pas de bonne qualité, mais aussi parce que consommé en trop grande quantité, trop rapidement, ce qui enlève toute notion de plaisir. Le solide appelle le liquide, l'un entraînant l'autre jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de quoi que ce soit. Cet abus de tout aboutit à une ambiance très détendue, un langage très familier, voire même grossier qui montre que l'homme revient à l'état de nature.

La lutte entre la nourriture et les humains ressort à la fin, comme un trophée de chasse, avec le nombre de bouteilles descendues, et les épluchures du dîner, entassées dans un coin pour « mesurer » ce qui s'est consommé au cours de la soirée. Mais Gervaise en voulant se surélever socialement l'instant d'un dîner agit comme dans le potlatch et ne peut y résister.




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En ce qui concerne la consommation, même dans le cas où les classes populaires peuvent choisir des ingrédients de luxe, l'impact de l'habitus reste si fort qu'elles éprouvent toujours le besoin de préparer ces aliments à leur façon, faute de manque d'intérêt et de curiosité pour en découvrir une autre, et d'ajouter un aliment affilié à leur catégorie sociale. L'exemple des petits pois montre bien que servir des préparations ou des ingrédients chers n'est pas apprécié, d'une part parce qu'il s'agit de légumes verts et non de viande, et d'autre part parce que « engloutir » est ce que recherchent les dîneurs. Ils mangent des petits pois pour manger des lardons, les premiers devenant ainsi de la viande par contiguïté. Le niveau d'appréciation dans le cas des réceptions révèle un intérêt pour ce qui se consomme physiquement et qui concerne la survie, le reste correspond au superflu non nécessaire pour vivre. En fin de compte, la fête est l'occasion de manger et de boire jusqu'à n'en plus pouvoir, idée de vivre jusqu'à l'extrême, surtout au XIXe siècle, du fait des événements historiques précédents, et qui restent la hantise ancestrale de la disette et des grandes famines. Il s'agit là aussi de l'économie de la rareté.

Pierre Bourdieu explique qu'il est très difficile d'échapper à son habitus et à l'idée de classe; un moyen de s'en sortir est le capital culturel véhiculé par l'éducation reçue qui elle-même dépend du milieu social. Dans le cas de la classe populaire du XIXe siècle, celle-ci a pour principale préoccupation de gagner suffisamment d'argent pour pouvoir manger et survivre; d'autre part, elle ignore l'importance du capital culturel étant privée financièrement et culturellement et n'en comprend pas les buts du fait de son manque d'éducation. Elle est donc condamnée à « reproduire » l'habitus dans lequel elle a grandi malgré une grande volonté de s'en sortir, comme dans le cas de Gervaise. Le fait d'avoir économisé pour acheter un fond de commerce montre une grande volonté de vouloir s'élever socialement. Quoiqu'il en soit, cette classe sociale n'arrive pas à faire totalement partie d'une classe plus élevée, ne serait-ce que pour un temps, puisque l'habitus, composé de processus inconscients et semi-conscients, détermine la trajectoire sociale d'une personne dans son attitude et ses manières de faire. Ce qui est servi peut donner le sentiment d'appartenir à la petite bourgeoisie, mais en réalité le naturel des habitudes revient pour dominer, comme par exemple, les chansons et les histoires racontées en fin de repas.


Bibliographie

Althoff, Gerd (1996): « Manger oblige: repas, banquets et fêtes », in: Flandrin, Jean Louis / Montanari, Massimo / Sonnenfeld, Albert (ed.): Histoire de l'alimentation. Paris: Fayard, 305–316.

Aron, Jean-Paul (1967): Essai sur la sensibilité alimentaire à Paris au 19e siècle. Paris: Armand Colin. [Cahier des Annales, 25]

Aron, Jean-Paul (1989): Le Mangeur du XIXe siècle. Paris: Laffont.




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Bourdieu, Pierre (1984): La Distinction: critique sociale du jugement. Paris: Editions de Minuit.

Brillat-Savarin, Jean Anthelme (1982): Physiologie du goût. Paris: Flammarion.

Castelot, André (1972): L'Histoire à table«Si la cuisine m'était contée…». Paris: Plon-Perrin.

Certeau, Michel de / Giard, Luce / Mayol, Pierre (1994): L'Invention du quotidien: habiter, cuisiner. Paris: Gallimard.

Mauss, Marcel (2007): Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés primitives. Paris: PUF. [1923–1924]

Parienté, Henriette / Ternant, Geneviève de (1994): Histoire de la cuisine française. Paris: La Martinière.

Shapiro, Ann-Louise (1985): Housing the Poor of Paris 18501902. Madison: U of Wisconsin P.

Toussaint-Samat, Maguelonne (1992): A History of Food. Cambridge: Blackwell.

Toussaint-Samat, Maguelonne (2001): Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours. Paris: Albin Michel.

Wood, Roy (1995): The Sociology of the Meal. Edinburgh: Edinburgh UP.

Zola, Emile (1996): L'Assommoir. Paris: Le Livre de Poche.


Annotations

1 Les alcools forts et surtout l'absinthe sont les boissons favorites des ouvriers sous le Second Empire; l'absinthe finira par devenir interdite étant donnés les ravages qu'elle cause.

2 Plusieurs orthographes sont possibles, potlach/potlatch.

3 En 1789, Parmentier publie son Traité sur la culture et les usages de la pomme de terre, de la patate et du topinambour. La disette devient sa meilleure alliée pendant la Révolution. (Parienté 1994: 222–23)

4 En 1806, les Anglais décident d'empêcher les navires français de quitter les Antilles et d'importer du sucre en Europe. Napoléon décide de bloquer les importations anglaises, d'où le blocus du sucre qui durera jusqu'à la fin de l'Empire (Parienté, Henriette et Geneviève de Ternant, Histoire de la cuisine française, Paris, La Martinière, 1994, 262–63)




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5 Jury créé par Grimod de la Reynière pour « rendre des arrêts sur la qualité des denrées et leur savante préparation » (Parienté, Henriette et Geneviève de Ternant, Histoire de la cuisine française, Paris, La Martinière, 1994, 250). Ce groupe qui rassemble entre autre Cambacérès, l'un des rédacteurs du Code civil et archichancelier de Napoléon Bonaparte, et Brillat-Savarin, se réunit une fois par mois chez l'un des amphitryons pour déguster et noter des mets nouveaux au début du XIXe siècle (Parienté, Henriette et Geneviève de Ternant, Histoire de la cuisine française, Paris, La Martinière, 1994, 250–51).

6 Pour les gastronomes, ne pas parler signifie aussi apprécier et rendre hommage.