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Bernard Mulo Farenkia (Sydney, Canada)



Exploitations argumentatives des termes de parenté au Cameroun



Argumentative use of kinship terms in Cameroon
This article investigates the use of kinship terms as markers of positive and/or negative politeness in Cameroon (French). While the analysis of a corpus of oral and written data shows that the pluralistic conception and perception of kinship in Cameroon impacts on the frequency as well as the functions of kinship terms, the discussion in this study focuses on how kinship terms are used to mitigate and/or intensify the illocutionary force of speech acts like request, apologies, greetings, etc., in combination with other speech strategies and depending on the perception of these speech events as face threatening or face enhancing acts for the addressee and/or the addresser.


1 Introduction

L’objectif de cette étude est de présenter quelques valeurs argumentatives des termes de parenté (désormais TP) en français au Cameroun. Il sera notamment question de montrer comment les TP sont mobilisés en tant que stratégies de politesse et d’argumentation, en association avec d’autres procédés, pour faire partager ou imposer une certaine vision du monde, faire agir l’autre ou le persuader du bien fondé de l’intention communicative à la base de l’acte de langage exécuté.

Le corpus sur lequel nous nous appuyons est hybride: il est constitué de données orales et écrites. Pour la cueillette des données orales nous avons eu recours à l’enquête sur le terrain s’articulant autour de l’observation directe et indirecte dans plusieurs espaces (conversations familières, aires de jeux, transport en commun, milieux scolaires et académiques, etc.). Nous puisons aussi dans quelques entretiens informels avec plusieurs informateurs. A cela s’ajoutent des extraits de dialogues romanesques et nos connaissances des pratiques langagières et sociales au Cameroun.

Après une brève présentation du cadre théorique dans lequel le lien entre les formes d’adresse (les TP en particulier), la politesse et l’argumentation sera expliqué, nous proposons une analyse de quelques valeurs argumentatives des TP attestées dans notre corpus.



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2 Constructions/perceptions plurielles de la parenté, politesse et argumentation

Une observation attentive des échanges quotidiens au Cameroun révèle la récurrence des TP comme mon frère, ma sœur, (le) père, (la) mère, mon beau, tonton, tata, etc. Ce qui pourrait amener un observateur non averti à se demander si toutes ces interactions ne mettent aux prises que des membres d’une même famille. La réalité est que ces comportements d’adresse résultent souvent de la transposition sur d’autres types d’interactions des normes régissant les interactions familiales. En outre, le terme de parenté au Cameroun ne se limite pas à la dimension biologique mais désigne aussi des liens socioculturels, économiques, politiques, ethniques, etc. Ces constructions et perceptions plurielles de la parenté semblent donc expliquer l’avalanche des TP dans les interactions formelles et informelles dans lesquelles deux fonctions majeures se trouvent ainsi actualisées: la construction des liens parentaux (biologiques, économiques, socioculturels, ethniques, socioprofessionnels, etc.), et l’atténuation et/ou l’intensification des actes menaçants ou valorisants.

Considérés comme des moyens de construction des relations parentales plurielles, les TP seront pris comme des actes de politesse dans la mesure où ils permettent de tisser et de maintenir des liens sociaux et de respecter des normes en vigueur dans la société. Sur le plan interpersonnel, les TP s’appréhendent comme des actes de politesse parce qu’ils servent à valoriser les faces positives de l’interlocuteur et du locuteur. Rappelons avec Kerbrat-Orecchioni (1992: 168) que la face positive « correspond en gros au narcissisme, et à l’ensemble des images valorisantes que les interlocuteurs construisent et tentent d’imposer d’eux-mêmes dans l’interaction ». Dans d’autres cas, les TP servent au ménagement de la face négative, au respect de tout ce qui relève de la sphère privée à laquelle l’autre se saurait accéder sans l’autorisation de son propriétaire, c’est-à-dire le territoire (corporel, spatial ou temporel), (Kerbrat-Orecchioni 1992: 167). Dans leur classification des super-stratégies de la politesse, Brown et Levinson (1987: 101–227) présentent les termes d’adresse en général comme des stratégies de la politesse positive du type 4, comme des « marqueurs d’identité “in-group” notamment (1987: 107–109), et comme des stratégies de la politesse négative du type 5, notamment comme des marqueurs de la déférence envers autrui (1987: 178–187). Une analyse plus attentionnée montre que les termes d’adresse en général et les TP en particulier peuvent fonctionner comme des indicateurs de la politesse positive et négative au sens plus large. Kerbrat-Orecchioni (2005: 198) dira que

la politesse négative peut être de nature abstentionniste ou compensatoire: elle consiste à éviter de produire un [acte menaçant la face], ou en adoucir par quelque procédé la réalisation […] La politesse positive est de nature productionniste au contraire: elle consiste à accomplir quelque [acte valorisant pour la face], éventuellement renforcé […] La politesse positive consiste à produire un [acte valorisant pour la face] qui n’a pas de fonction réparatrice évidente. [Italique dans le texte]



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D’après le modèle brown-levinsonien, les TP fonctionnent en effet comme des stratégies de politesse positive du type 1 [manifester à l’interlocuteur attention et prévenance] ; du type 2 [exagérer votre approbation, intérêt, sympathie envers l’interlocuteur] ; du type 3 [intensifier/manifeste de l'intérêt envers l’interlocuteur] et du type 15 [faire à l’autre des cadeaux (sous forme de biens, ou marques de sympathie, compréhension, coopération)]. S’agissant de la politesse négative, les TP peuvent servir, comme nous allons le voir, à adoucir des actes directifs [politesse négative du type 4], à intensifier le discours impersonnel (stratégie 7) et à réaliser des actes de langage indirects [stratégie off-record]. Les TP sont donc porteurs de valeurs multiples: ils jouent un rôle – et Kerbrat-Orecchioni (2010: 6) l’a si bien relevé – dans l’organisation de l’interaction, la gestion de la relation interpersonnelle et ils fonctionnent comme renforçateurs de l’acte de langage. Cette polyvalence est aussi attestée dans notre corpus où plusieurs exemples confirment la propension des locuteurs à exploiter particulièrement les TP pour atténuer les actes menaçants, et amplifier des actes valorisants.

Il faut relever cependant que les TP considérés en soi ne suffisent pas pour atténuer ou adoucir les actes de langage. Pour mieux comprendre leurs vertus adoucissantes et/ou intensificatrices, il faut les analyser dans un cadre plus large  où elles fonctionnent comme « guides de lecture ou guides d’interprétation » et où elles « accompagnent un/des acte(s) illocutoire(s) dont [elles] orientent l’interprétation » (Rodríguez Somolinos 2003: 81). Cette approche holistique permet de concevoir les TP comme des stratégies de politesse négative ou positive qui servent, en fonction des actes auxquels ils sont associés, à l’adoucissement et/ou à l’intensification. Ainsi s’établit un lien inextricable entre la politesse et l’argumentation dans la mesure où « à tout énoncé porteur de marque d’atténuation [comme les TP] correspond un point de vue sous-jacent qui constitue un argument orienté vers une conclusion » (Foullioux 2007: 405). Autrement dit, tout énoncé porteur de marque d’atténuation ou d’intensification s’avère au service d’un enjeu argumentatif donné, c’est-à-dire s’interprète comme une stratégie d’influence discursive. Et nous concevons l’argumentation, à la suite de Charaudeau (2007: 14),

comme une pratique sociale qui doit […] être envisagée, non du seul point de vue du raisonnement (et de sa supposée rigueur), mais du point de vue de la relation sociale qui s’instaure entre les partenaires de l’acte de langage, de ses visées stratégiques, de ses possibilités interprétatives et donc de ce que l’on appellera les conditions de mise en scène discursive de l’activité argumentative.

Et puisque l’activité argumentative « s’inscrit dans une problématique générale d’influence » (Charaudeau 2007: 14), il est tout à fait logique de considérer les formes d’adresse, de part leurs vertus adoucissantes et intensificatrices, comme des « stratégies d’influences discursives » qui « visent à satisfaire [différents] types d’enjeu relationnel: [entre autres], un enjeu de légitimation, un enjeu de crédibilité, un enjeu de captation » (Charaudeau 2007: 19). On peut déduire d’un tel constat que les TP sont dotés de connotations sociales positives ou négatives, d’arguments susceptibles d’activer simultanément des prémisses et des conclusions. Par conséquent, l’analyse des actes de discours entrelardés de TP devrait accorder une attention particulière à l’enjeu relationnel exprimé par lesdits termes. Il convient ici de faire allusion à la distinction dégagée par Amossy (2006: 32–34) entre la dimension argumentative et la visée argumentative du discours. Une distinction qui ne devrait toutefois pas faire perdre de vue que « toute parole est nécessairement argumentative […] Tout énoncé vise à agir sur son destinataire, sur autrui et à transformer son système de pensée. Tout énoncé oblige ou incite autrui à croire, à voir, à faire, autrement (Plantin 1996: 18). Autrement dit, l’emploi des TP dans une situation de communication donnée « comporte toujours une dimension argumentative, même quand il n’y a pas de projet avoué ni de stratégies immédiatement perceptibles » (Amossy 2006: 33).



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Il faut aussi noter que les perceptions plurielles de la parenté au Cameroun et les valeurs argumentatives que les TP semblent porter ne sont pas sans conséquence sur la manière de dire/sémiotiser la parenté, c’est-à-dire sur les structures des TP. En effet, les TP sont à quelques exceptions près, des constructions résultant d’opérations formelles et sémantiques diverses comme la composition, la dérivation et l’extension sémantique. Parmi les nombreux cas observés on peut citer:

– l’emploi des TP du français standard: fils, fiston, père, mère, cousin, frère, oncle, tonton, grand-mère.

– les TP dérivés ou issus du verlan: sita (dérivé du terme anglais sister), répé (père) ; rémé (mère), réfré (frère), résé (sœur), etc.

– les TP empruntés à d’autres langues: Big-mamy (grand-mère), pater (père), mater (mère), etc.

– les constructions du type TP + PRENOM (diminutif): Tonton Ben, tata Elise, etc.

– les constructions du type ADJECTIF (POSSESSIF) + TP: mon frère, mes frères, mon père, mon beau, mon cousin, ma sœur, mes coépouses, etc.

– les constructions du type ADJECTIF QUALIFICATIF + TP: petit frère, petite sœur, grand frère, grande sœur, petit cousin, petit neveu, chers frères, etc.

– les constructions du type ADJECTIF (POSSESSIF) + ADJECTIF + TP: mon cher cousin, mon petit cousin, ma chère fille, etc.

– les constructions du type ARTICLE DEFINI + TP: le père, la mère, le frère, etc.

– les constructions du type ADJECTIF + ADJECTIF + TP: cher petit cousin

– les constructions du type ADJECTIF (POSSESSIF) + ADJECTIF + TP + PATRONYME: ma chère fille Mangwa, etc.

– les constructions du type ADJECTIF (POSSESSIF) + TP + PRENOM: mon frère Jean Marie

– les termes collectifs du type femmes de chez nous, fils de mes ancêtres, mes frères/sœurs du village, etc.

– les constructions du type TP (DIMINUTIF) + PRENOM/NOM (DIMINUTIF): Mama/Ma Mado (Maman Madeleine ; Ma Hé, (Maman Hélène), Pa King, (Papa King), etc.

– le nom collectif famille (suivi le plus souvent de l’interjection appellative oh).



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Par ailleurs, la plupart des TP résultent de la l’extension sémantique des termes du français standard; laquelle extension est dictée par une conception de la parenté au confluent, comme nous l’avons déjà mentionné, du biologique et du social. Ce qui donne lieu aux valeurs réelles ou fictives des TP qui connaissent, dans certains cas, des emplois inversés stratégiques au moyen desquels « le parent plus âgé s’adresse au plus jeune en utilisant le terme qui dénote la relation du plus jeune envers son parent plus âgé (que le plus jeune devrait utiliser pour s’adresser à lui » (Traverso 2006: 110). On observe aussi des cas de construction de la parenté par alliance exprimée par les appellatifs mon beau, (mon) beau-fils, beau-frère, belle-sœur, belle-mère, beau-père, etc. qui s’emploient aussi à titre fictif et ludique, c’est-à-dire dans une situation où il n’existe pas de véritables liens de parenté par alliance. L’usage le plus intéressant à ce propos est celui observé entre deux interlocuteurs originaires de deux villages ou groupes ethniques différents, dont le conjoint de l’un est originaire du village ou de l’ethnie de l’autre. Les termes employés dans ce cas symbolisent l’union entre deux villages, régions ou ethnies. Cela s’apparente à cette pratique ou conception courante dans la région bamiléké de l’Ouest-Cameroun, que Kuitche Fonkou (2001: 154) explique comme suit:

au village, la femme qui allait en mariage dans tel quartier devenait théoriquement la femme de tous les hommes de ce quartier. Et l’homme qui prenait femme dans un quartier considérait tous les habitants de ce quartier comme faisant partie de sa belle-famille. C’était en somme deux quartiers qui se mariaient, et les rapports entre eux s’exprimaient désormais en termes de beaux-frères, belles-sœurs, belles-mères, gendres, beaux-pères, etc. [Nous soulignons]

Notre corpus atteste aussi de l’emploi ludique ou fictif des TP mon beau, beau fils, belle fille dans les situations où les deux interlocuteurs sont liés par le (simple) fait que l’un entretient des relations amicales ou intimes (sans aucun projet déclaré de mariage) avec une personne de la famille de l’autre. Ces termes s’appliquent généralement aux amis (intimes) du fils/cousin/neveu ou de la fille/cousine/nièce du locuteur.

D’une manière générale, ces différentes déclinaisons de la parenté trahissent l’intention non seulement d’établir un rapport particulier avec l’adressé, mais les TP soulignent aussi et surtout le souci de convertir la parenté indiquée en argument susceptible d’atténuer ou d’amplifier d’autres actes de discours et d’obtenir, en fin de compte, l’adhésion de l’adressé, comme le montrent les analyses dans la section suivante.



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3 Analyses et discussions

Notre présentation ici sera consacrée aux valeurs argumentatives des TP dans la requête (3.1), la demande d’excuse (3.2), les salutations solennelles et les allocutions (3.3) et l’appel à la raison (3.4).


3.1 Les termes de parenté dans la requête

La requête est l’acte directif par excellence et est parmi les actes de langage qui ont les plus bénéficié de l’attention des chercheurs (cf. Márquez Reiter 2000; Fukushima 2003). Son intérêt pour la recherche dans le cadre de la politesse linguistique résulte du fait que la requête est une intrusion dans le territoire d’autrui ; une atteinte à la liberté d’action de celui-ci, donc un acte menaçant pour la face négative de l’interlocuteur. Ce qui amène les locuteurs soucieux d’une communication harmonieuse à adoucir l’acte afin de ménager la face de l’autre. Les locuteurs exploitent à cet effet plusieurs types de procédés parmi lesquels l’indirection, les adoucisseurs lexicaux, les formulations implicites, etc. Les TP appartiennent bel et bien à cette liste d’atténuateurs. Et leurs vertus adoucissantes sont tributaires des connotations sociales que ces termes charrient dans une société collectiviste comme le Cameroun. Ainsi, l’atténuation de la requête est due au fait que l’interlocuteur interprète l’action à accomplir (l’objet de la requête) comme un élément qui consolide plutôt la relation définie par les TP employés. Autrement dit, le locuteur construit, par le biais d’un TP, un type de relation précis et indique que la requête ne saurait être considérée comme une imposition, mais plutôt comme un acte valorisant et validant la relation (fraternelle) ainsi définie. Ce qui rend le refus parfois impossible ; l’allocutaire subit pour ainsi dire une certaine pression morale, comme le montre l’exemple ci-dessous.

L’interaction met aux prises un homme âgé d’environ cinquante ans (H) qui vient d’être affecté à Yaoundé. Celui-ci désire faire inscrire ses enfants dans un collège privé de la place. Il s’adresse à cet effet à la secrétaire (S) de ladite institution. Celle-ci semble moins âgée que l’usager.

H: bonjour madame !

S: bonjour monsieur ! / vous désirez [...]

H: oui mama / j’ai beaucoup de problèmes / j’aimerais que vous me veniez en aide / en fait j’ai été affecté ici à Yaoundé / et je voudrais que les enfants fréquentent votre école

S: monsieur c’est tard / nous sommes déjà au deuxième trimestre

H: c’est vrai / c’est privé non?

S: oui mais le fondateur ne recrute plus

M: EEEH EEEH! mama pardon faites quelque chose pour nos enfants / vous êtes de la maison / vous pouvez toujours faire quelque chose

S: ehm […] je verrai / je vais vous aider / mais sachez que c’est votre chance / vous pouvez déjà faire la copie d’acte et autres pièces à fournir

M: EEEH merci merci beaucoup mama / c’est Dieu [....] / je ferrai tout cela aujourd’hui / merci encore (Yaoundé, 29 janvier 2003).



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Le TP mama est exploité à but argumentatif. On constate en effet que le locuteur emploie madame, à l’ouverture de l’interaction, comme marque de respect de la distance sociale. Mais le recours au terme affectif et respectueux mama pour introduire la requête participe de la stratégie de faire aboutir son projet discursif: amener la secrétaire à inscrire les enfants. En vertu de cet enjeu, le locuteur mobilise une stratégie discursive caractérisée par sa complexité phrastique et la présence de plusieurs marqueurs de politesse: au-delà de l’emploi de vous et du conditionnel, le locuteur annonce qu’il a des problèmes (« j’ai beaucoup de problèmes ») ; indique qu’il sollicite poliment l’aide de la secrétaire (« j’aimerais que vous me veniez en aide ») ; décrit ce qui est à l’origine du problème (« en fait, j’ai été affecté ici à Yaoundé ») ; avant d’expliciter le type d’aide qu’il sollicite (« et je voudrais que les enfants fréquentent votre école »). En outre, la formulation complexe est précédée du terme de parenté mama qui connait ici un emploi inversé, c’est-à-dire que le locuteur donne du mama à une interlocutrice moins âgée. Compte tenu de la connotation sociale positive de ce terme, la stratégie appellative du locuteur attribue à la secrétaire une identité sociale honorée (être mère) qui prend le pas sur son rôle institutionnel (être secrétaire). Le pouvoir argumentatif du terme mama consiste en ce qu’il est supposé activer l’instinct maternel de la secrétaire et de (re)définir l’orientation de la décision de celle-ci. Par ailleurs, l’appel à l’instinct maternel investi dans l’énoncé « EEEH EEEH! mama pardon faites quelque chose pour nos enfants » est renforcé par la présence du syntagme nos enfants qui a pour fonction ici de rappeler les véritables bénéficiaires de l’action sollicitée: les enfants. Le choix de la variante possessive nos en lieu et place de mes (enfants) présente l’intérêt de transformer l’action requise en projet qui concerne aussi la secrétaire. C’est-à-dire que le rapport transactionnel est transformé en rapport familial: la secrétaire acquiert symboliquement, à la faveur des termes nos enfants, la place d’un membre de la famille dont elle devrait contribuer à défendre les intérêts. Une stratégie argumentative qui marche d’ailleurs fort bien: les enfants seront inscrits.


3.2 Les termes de parenté dans la demande d’excuse

Selon Goffman (1973: 113), le locuteur qui amorce un échange réparateur (excuse – réaction à l’excuse) vise à « changer la signification attribuable à un acte, de transformer ce qu’on pourrait considérer comme offensant en ce qu’on peut tenir pour acceptable ». L’excuse est un enchainement (préféré) à une offense envers une norme sociale, une attente individuelle, un arrangement au sein d’un groupe, etc. Kerbrat-Orecchioni (1998: 150) dira qu’en s’excusant « l’offenseur indique à l’offensé qu’en dépit de l’offense commise (pour telle ou telle raison), il désire malgré tout que l’interaction puisse se poursuivre sur un mode relativement harmonieux ».



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Deux questions se posent. La demande d’excuse est-elle un acte menaçant ou valorisant et pour qui ? Quel aspect (menace ou flatterie) les TP peuvent-ils adoucir ou intensifier dans une demande d’excuse ? Pour Brown et Levinson, l’excuse menace la face du locuteur, puisque que celui-ci se voit obligé de reconnaître et de regretter d’avoir commis une offense envers l’interlocuteur. Demander des excuses c’est donc s’auto-humilier (Brown et Levinson 1987: 68). D’un autre coté, l’excuse constitue un acte réparateur visant à ré-valoriser la face de l’interlocuteur qui vient de subir l’offense et à réhabiliter la relation mise en mal. La façon dont l’excuse est réalisée modifie souvent le type/degré de menace pour les faces des interlocuteurs. Si l’excuse s’accompagne par exemple de justifications, celles-ci « atténuent ce qui, dans l’excuse, peut constituer une atteinte à l’image du locuteur » (Araújo Carreira 1997: 159). La demande d’excuse se présente comme un « acte complexe de rééquilibre des « faces » des interlocuteurs ». Il est donc plausible d’interpréter les TP qui y sont mobilisés comme des procédés d’atténuation de la menace et d’intensification de la valorisation. L’exemple ci-après permet d’illustrer ces deux aspects. Il s’agit d’un échange entre un passager et un chauffeur de taxi, enregistré sur le vif à Douala.

Cl: excuse-moi, mon frère / j’ai oublié de te dire que j’avais un billet de Mille [francs CFA]

Cf: vous les gens-ci quand le taxi est fort vous entrez d’abord / parce que tu savais qu’en me disant que tu n’avais pas la monnaie j’allais te laisser

Cl: mbom a beg you ne dis pas ça [mon ami je t’en supplie ne dis pas ça] / je suis quand même un vieux / tu penses que je viens vraiment en route pour jouer à ce jeu ? [Tout énervé] / et puis si tu ne peux pas me faire la monnaie tu me rembourses, non ? / je ne prends pas ton taxi njoh [sans payer] (Feussi 2008: 39).

Le passager a oublié de dire au chauffeur qu’il n’a qu’un billet de mille francs CFA, avant de prendre place dans le véhicule. En effet, il semble prévaloir dans les transports en commun au Cameroun (cars de transport, taxi, mototaxi, etc.) une norme (tacite) qui voudrait que les passagers informent le chauffeur, le cas échéant, à l’avance qu’ils n’ont pas la monnaie. Le chauffeur ne disposant pas toujours de monnaie, il est souhaitable que les passagers disent à celui-ci qu’ils ont un billet afin d’éviter des querelles inutiles à destination. Contrairement à certains passagers qui mettent les chauffeurs devant le fait accompli une fois arrivés à destination, le passager dans cet exemple s’est rappelé de l’oubli, étant déjà à bord du taxi. En même temps qu’il en informe le chauffeur, il s’en excuse. Ce qui est intéressant ici c’est le fait que le locuteur choisit une (macro)stratégie discursive constituée de deux micro-actes: la demande d’excuse « excuse-moi » comportant le terme de parenté mon frère et la thématisation de l’offense « j’ai oublié de te dire que j’avais un billet de mille ». Ce dernier segment constitue une forme de reconnaissance de la faute, une demande d’excuse en vertu de la doxa « faute avouée est à moitié pardonnée ».



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L’enjeu argumentatif de mon frère est multiple. Il sert d’une part à encastrer l’échange réparateur dans une modalité affective destinée à créer un climat de convivialité familiale susceptible de minimiser le degré de l’offense. On assiste ainsi à la « pragmatisation » du terme d’adresse qui passe d’une simple apostrophe à un « désarmeur» par lequel le client « anticipe, en tentant du même coup de la désarmer, une éventuelle réaction négative du destinataire » (Kerbrat-Orecchioni 2005: 211). Le terme mon frère sert à valoriser la face de l’interlocuteur en lui manifestant de la considération ; laquelle va au-delà du cadre de la prestation de services. Autrement dit, la relation chauffeur-passager est diluée dans une relation sociale plus large et plus valorisée: la fratrie à la camerounaise. Cette mise en relief des rapports plus affectifs que transactionnels constitue une forme de réparation, d’atténuation du moins, de l’offense.

Mais l’offre d’affection semble ne pas émouvoir le chauffeur qui, apparemment, en veut (comme plusieurs chauffeurs d’ailleurs) non seulement à son interlocuteur, mais à tout un groupe ; un groupe qu’il décrit et décrie par le biais d’une forme d’adresse discriminative vous les gens-ci. Ce mode d’adresse est un marqueur de mise à distance au travers duquel le chauffeur s’inscrit en faux contre l’oubli du passager. Le chauffeur n’est pas impressionné par l’excuse fraternelle de son client et semble appréhender l’oubli plutôt comme une tactique dont le passager a fait usage pour éviter une longue attente en route. A travers vous les gens-ci, le chauffeur érige l’oubli du client en mauvaise foi/habitude généralisée et qualifie implicitement la demande d’excuse de farce ou d’hypocrite: « vous les gens-ci quand le taxi est fort vous entrez d’abord parce que tu savais qu’en me disant que tu n’avais pas la monnaie j’allais te laisser ». Ce qui constitue un rejet de l’excuse, un acte tout naturellement menaçant pour le client. Celui-ci se doit alors, pour ne pas perdre (définitivement) la face, de se montrer (plus) sincère. Il doit réitérer et renforcer sa demande d’excuse.

Ce qu’il entreprend justement dans sa seconde tentative. Cette fois-ci, il s’appuie sur un autre appellatif mbom (mon ami) qu’il intègre dans la supplication formulée au travers d’un mélange de français et de pidgin English. En dehors de la demande de faveur qui caractérise la supplication, l’alternance codique constitue ici une ressource stratégique pour marquer l’appartenance à la même communauté linguistique et sociale que le conducteur. Pour rendre sa demande d’excuse plus sincère et pour « obtenir une approbation sociale » (Zheng 1998: 75), le client reformule ses excuses dans un code plus amical et fraternel pris en charge par la connotation sociale de l’appellatif mbom. D’autant plus que le pidgin English est considéré comme la langue des vendeurs à la sauvette, des ouvriers et des chauffeurs de taxi. L’appellatif mbom se trouve donc renforcé par le recours à un code populaire. Cette combinaison de stratégies discursives a pour but de désamorcer la perception négative dont le client fait l’objet. Le choix du pidgin English s’analyse donc comme une tentative de rapprochement ; une extension paraphrastique du terme mon frère dans la mesure où cette langue a pour fonction ici de créer un climat de complicité. Le locuteur semble effectuer ici un travail de réparation plus laborieux que la première tentative. En effet, la deuxième demande d’excuse est renforcée par d’autres stratégies discursives comme l’allusion à l’âge (la topique du sérieux) et au fait qu’il ne demande aucune (autre) faveur que de se faire transporter jusqu’à la destination désirée. La demande d’excuse ainsi formulée ménage la face positive du locuteur qui défend ainsi sa bonne foi. Les procédés de réalisation de cet acte ménagent aussi la face du chauffeur que le passager présente comme un individu dont la fonction va au-delà de la prestation de service. En présentant l’oubli comme une offense dont la gravité n’entame pas les rapports fraternels, le locuteur ménage sa face et celle de l’allocutaire.



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3.3 Les termes de parenté dans les salutations / allocutions

Partons de l’exemple suivant:

Fils de mes ancêtres, je vous salue !

Moooh ! Mooooh ! Moooooh… cette fois, la foule beuglait.

Voilà, vous me faites plaisir comme cela. Je vous aime bien. Nos ancêtres aussi me demandent de vous adresser leur salut… Je vous ai fait venir ici aujourd’hui parce que je ne suis pas content de vous. Gens de Bakamtsché, ne suis-je pas votre roi et votre dieu ?” (Ndachi-Tagne 1986: 150).

Nous avons affaire à un roi s’adressant à son peuple. Le terme fils de mes ancêtres qui introduit son discours est un appellatif collectif s’appliquant à un auditoire composé d’hommes et de femmes. La preuve: il est remplacé par gens de Bakamtsché dans la suite du discours royal. Ce terme a une double fonction phatique et argumentative. Il permet tout d’abord de construire l’auditoire cible du discours et d’établir le contact avec celui-ci. Ensuite, l’appellatif collectif sert à exalter l’origine commune des membres de l’auditoire, de souligner les liens du sang entre ceux-ci et le locuteur et de faire d’eux des véritables complices. Autrement dit, c’est une stratégie de « stéréotypage de l’auditoire » (Amossy 2006: 45) qui plonge l’auditoire dans l’univers d’une identité collective renforcée. Le but ultime étant d’amplifier la force des marques de politesse positive (salutation, expression de l’affection, etc.), d’une part, et d’adoucir les actes menaçants comme les reproches du roi, d’autre part.

Les TP comme chers frères, petit cousin, frère sont aussi fréquents dans les énoncés suivants dans lesquels ils fonctionnent comme capteurs d’attention et comme ressources argumentatives. Dans ces contextes ils introduisant une annonce (ex. 4), une suggestion (ex. 5), une question (ex. 6), etc. La relation parentale réelle ou fictive ainsi construite est l’argument nécessaire pour désamorcer toute menace que l’acte de langage constitue pour la face de l’autre. Dans cet emploi, les TP renforcent aussi la fonction phatique de la particule discursive écoute ou les appels à la collaboration écoute ; écoutez-moi:

Écoutez-moi bien, chers frères. Écoutez-moi bien et apprenez mon bonheur. Ce jeune homme que vous pouvez voir assis près de moi n’est autre que mon cousin de la ville, ce prodige dont je vous ai si souvent parlé. (Mongo Beti 1957: 51).

Écoute, petit cousin, déclara Zambo comme je me déshabillais, tu ferais certainement mieux de laisser les vieux dormir tranquillement et de te coucher toi-même: tu pourrais aussi bien ne les rencontrer que demain ; qu’est-ce que tu y perds ? (Mongo Beti 1957: 61–62).

Frère, dit l’homme qui ne devait donc pas être vieux, frère, quel genre de travail feras-tu après tes études ? Et en général, quel genre de travail feront tous les jeunes gens qui sont à l’école avec toi ? (Mongo Beti 1957: 115).



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3.4 Les termes de parenté dans l’appel à la raison

L’appel à la raison est souvent précédé des particules comme écoute, voyons, non, etc. Cet acte sert généralement à négocier un désaccord entre les interlocuteurs, en demandant à l’allocutaire d’avoir recours à sa raison ou à sa compréhension afin d’accepter un état de choses, un contenu ou un acte illocutoire » (Rodriguez Somolinos 2003: 76)

Les formes d’adresse qui accompagnent l’appel à la raison servent avant tout à atténuer la menace de l’acte pour la face de l’interlocuteur. C’est le cas des TP dans l’exemple ci-après qui met aux prises une jeune reine, Marie Louise Mangwa et sa marraine-coépouse, Yayou. Dans cet échange, Mangwa fait part entre autres, de sa détresse, et de son désir de quitter le palais royal ou bien de se donner la mort. Son allocutaire tente de l’en dissuader. Lisons plutôt:

Mère, il y a mille pensées qui m’accablent depuis ce soir où nous étions allées consulter le devin Sokoundjou. Que fais-je ici, si je n’étais pas faite pour être l’épouse de Dji Djà ? Vous chantez si bien qu’une femme sans enfant n’a pas de raison de vivre. Et puis… Tout me donne envie de disparaître, de me donner la mort ou bien de partir d’ici, par une nuit obscure.

Non, ma fille. Sois sérieuse. Tu sais bien qu’à cause du serment de fidélité qui te lie au roi, tu ne dois connaître d’autre homme que lui. Il y a quelques années, une de nos coépouses mourait ici, parce qu’elle avait osé… Et tu parles de te donner la mort ! Tu sais bien que les cadavres de ceux qui se donnent la mort sont laissés aux corbeaux, maudits. C’est si sale, si lâche. Finalement, tu ne peux que supporter (Ndachi-Tagne 1986: 89).

A la suite du discours de complaintes dans lequel la jeune reine Mangwa déclare ne plus savoir à quel Saint se vouer, la reine-marraine Yayou appelle sa jeune coépouse à la raison au travers d’une stratégie discursive complexe caractérisée surtout par la présence du terme affectif ma fille. Ce terme est précédé de la particule non destinée à marquer ouvertement le désaccord de Yayou ; lequel désaccord s’explicite dans l’énoncé « sois sérieuse ». Cet appel à la raison est renforcé par le recours à un discours que l’on pourrait qualifier de pathémique et pédagogique. D’autant plus que la reine Yayou convoque des tabous sociaux pour jouer sur les émotions de la jeune reine et mettre en évidence l’inaliénabilité des traditions ancestrales. Elle évoque à cet effet quelques traditions ancestrales que Mangwa, comme toutes les autres reines d’ailleurs, devrait respecter à la lettre: la fidélité, les dangers encourus en cas d’infidélité ou de divorce unilatéral, et le traitement réservé à la dépouille de ceux/celles qui se suicident. Ensuite, elle exhorte sa jeune coépouse à supporter cette situation, même si celle-ci se trouve inconfortable: cet acte étant d’ailleurs le seul envisageable, compte tenu de leur statut de reines. Par le biais du terme ma fille la reine Yayou met l’emphase sur la relation mère-fille au détriment du rapport coépouse-coépouse. Et la construction de l’ethos maternel auquel on assiste vise justement à établir la position d’autorité et d’affectivité de la locutrice vis-à-vis de la jeune reine, une position à partir de laquelle l’appel à la raison acquiert toute sa légitimité, sa crédibilité et son efficacité argumentative. A cela s’ajoute le fait que le TP, en tant que marque d’affection, projette de la reine Yayou l’image d’une conseillère dont le souci n’est pas de faire peur à sa jeune interlocutrice, mais plutôt de lui faire prendre conscience des dangers des décisions que celle-ci est sur le point de prendre. D’où l’appel à « être sérieuse ».



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Dans le prochain exemple, l’appel à la raison est réalisé off-record à travers l’énoncé « tu es folle, ma fille ». Le TP y joue un rôle primordial:

Tu veux alors dire que la femme doit demeurer toujours l’ordure qu’elle est dans ce village ? […] Les temps doivent changer. Vous devez vous dire que celui qui veut traverser une rivière à gué ne doit pas avoir peur de se mouiller. Dites-vous que, quand on change de roi, on change aussi de serviteurs. Les temps changent ; vous devez chercher à vivre avec votre époque. Les pauvres […] Tu es folle, ma fille. Qui a jamais eu l’audace de changer le cours d’une rivière ? Tu es folle. Je me demande si toi-même, tu arrives à te comprendre. Où vas-tu sortir tout cela ? Que t’arrive-t-il ? (Ndachi-Tagne 1986: 127–128).

L’appel à la raison s’atténue à la faveur de la mise en relief du rapport affectif qui investit les énoncés destinés à thématiser l’incongruité des points de vue de la jeune reine. Si, de manière générale, les termes de parenté servent à adoucir l’appel à la raison, leur vertu d’atténuateurs est véritablement activée grâce à la présence d’autres stratégies d’influence discursive, comme l’illustrent les échanges ci-dessous entre les protagonistes de l’exemple précédent:

Rappelons que la reine Yayou, vingtième reine des Bakamtsché, se présente comme une défenseuse acharnée des traditions ancestrales ; alors que la reine Mangwa, plus jeune, défend des idées révolutionnaires et est surtout en faveur de l’émancipation de la femme. Comme nous l’avons déjà mentionné, la reine Yayou avait été investie de la mission de veiller, en tant que marraine, à l’intégration de sa coépouse Mangwa dans la cours royale en particulier et la société Bakamtsché en général. Mais, « l’esprit révolté, trop intellectuel de [la reine Mangwa] n’avaient pas tardé à couper les deux femmes d’une existence commune » (Ndachi-Tagne 1986: 68). Et l’entêtement de la jeune reine lui avait valu des châtiments corporels. En effet:

Quelques jours plutôt, Mangwa était venue la [Yayou] voir, le corps criblé de blessures et lui avait présenté des excuses, les larmes aux yeux: « Yayou, je ne sais que faire […] Mère, je suis rentré à l’hôpital, après avoir été malmenée par les serviteurs du palais. J’y suis rentrée, plus pour faire soigner mes blessures que pour le problème qui, depuis, me tracasse […]. Oh ! Mâ Yayou, je n’ai que toi. » Yayou l’avait écoutée, ce soir là dans sa case, après avoir fait sortir ses marmots turbulents. On lui avait annoncé quelques jours auparavant que les serviteurs du palais avaient violemment battu Mangwa. […] Mangwa se retrouva si seule qu’elle pensa un moment à se donner la mort. Elle se souvint cependant que jadis, elle avait eu une marraine, une femme forte en expérience. Mangwa l’avait traitée de déphasée, d’amorphe et de déprimée, avant de mettre une marge entre elle et sa marraine. Yayou était fière de sa condition, mais Mangwa pensait autrement: « Il faut quitter cet état de femme-objet, de femme exploitée. Comment avez-vous pu supporter jusqu’ici une pareille existence ? (Ndachi-Tagne1986: 68–69).

En réaction à l’entêtement de sa protégée, Yayou déroule l’argumentaire suivant:



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Ma chère fille, je sais que les oiseaux chantent de différentes manières et que dans une assemblée il y a souvent autant d’opinions que de gens présents. Nos anciens disent que l’on doit danser au même rythme que l’hôte chez qui on se trouve. Les sages disent qu’au village ne chantent pas les hymnes de la ville. A Bakamtsché, nous savons bien qu’il faut varier les pas de danse, à mesure que les musiciens changent les rythmes sur les tam-tams, les balafons et les castagnettes. Je sais qu’à Tishon, l’école est utile pour une femme, car les maisons ont gagné toutes les terres et il n’y a pas d’espace à cultiver. Je sais que l’école y est une nécessité pour une jeune fille, car aucun citadin ne voudrait épouser une femme illettrée ; ils veulent tous des filles qui travaillent aussi au bureau et qui apportent leur contribution financière à la bonne marche du foyer.

Il y a quelques temps, tu lançais « l’école-sous-l’arbre » dans ce village, Marie Louise. J’ai appris par là que Bakamtsché ne faisait que poursuivre sa course dans l’engrenage de la mutation. Nous y avons déjà appris un peu de « ABC ». Je trouve cela utile, car déjà les commerçants ambulants qui alimentent nos marchés en produits des villes ne sont pas de notre tribu. Ils ne parlent que le Français. On sait bien que pour s’entendre avec quelqu’un dans un marché, il faut parler avec lui le même langage. Les vieux sont en train de quitter l’école-sous-l’arbre. Ils te demandent de leur apprendre cette sacrée langue en leur donnant du vin de palme à boire, de la noix de kola à manger et en allumant un grand feu dans la salle pour qu’ils puissent chauffer leurs membres las. Ils accusent aussi leur âge. C’est pour cela qu’ils partent en claquant la porte.

Quant à nous autres les femmes, nous nous y rendons autant que possible. Je crois que le bourgeon d’aujourd’hui sera l’arbre de demain. Même si j’apprends leur langue, je sais quand même qu’à Bakamtsché, la place de la femme est dans les champs, dans la cuisine, partout où les ordres de son époux orienteront ses pas. Alors, ma fille Mangwa, tu dois oublier que tu fus en ville, que tu fus une grande élève ; tu appartiens au roi Dji-Djà, tu es une femme et tu dois suivre celles qui t’ont précédée car, même chez les animaux, les pattes de derrière suivent toujours celles de devant (Ndachi-Tagne 1986: 69-71).

La visée illocutoire du macro-acte ci-dessus est claire: persuader Mangwa à se départir de ses idées révolutionnaires. Ce discours se réalise au moyen d’une combinaison de plusieurs procédés énonciatifs parmi lesquels les appellatifs ma chère fille et ma fille Mangwa. À travers ces termes d’adresse, la reine Yayou construit en effet deux types de relation susceptibles d’aiguiser la force argumentative de son appel à la raison: une relation horizontale (affection et solidarité) et une relation verticale axée sur les éléments comme la différence d’âge, la sagesse, et l’autorité.



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Un regard rétrospectif permet de constater que la jeune reine avait auparavant traité Yayou de « déphasée d’amorphe et de déprimée », ce qui avait tout naturellement brouillé leur relation. Par la suite, un travail de réparation (des excuses, entre autres) enclenché par celle-ci leur avait permis un rapprochement graduel jusqu’à la normalisation de leurs rapports. C’est sur la base de ce nouveau départ que Mangwa s’est présentée chez sa marraine pour lui faire part de ses déboires: « Yayou, je ne sais que faire » ; « Mère, je suis rentré à l’hôpital, après avoir été malmenée par les serviteurs du palais » ; « Oh ! Mâ Yayou, je n’ai que toi. » Fait marquant: la reine Mangwa emploie les appellatifs affectifs mère et mâ Yayou (mère Yayou) pour mettre du relief sur le statut social de son interlocutrice. On peut donc interpréter ces deux appellatifs comme une demande d’excuse (supplémentaire) et la volonté de reconnaissance du rapport affectif et respectueux qui les lie. Sous cet angle, l’on pourrait aussi interpréter les appellatifs dont la marraine fait usage, ma chère fille et ma fille Mangwa, comme des réponses positives au virage affectif et respectueux amorcé par la jeune reine. De manière générale, l’argumentation de la reine Yayou commence avec l’appellatif ma chère fille qui établit simultanément les deux types de relation qu’elle entend construire tout au long de l’échange: l’affection/la solidarité et l’autorité conférée par son âge et son expérience.

Elle s’appuie aussi sur d’autres procédés énonciatifs pour renforcer la valeur argumentative de l’appellatif. Elle recourt par exemple à l’utilisation répétée de la tournure je sais que pour assumer et valider l’importance des arguments présentés ; projette l’ethos d’une mère sage et expérimentée ; convoque à cet effet des dictons, proverbes et sagesses ancestraux pour faire prendre la mesure de sa forte expérience ainsi que son ralliement aux valeurs culturelles énoncées. Celles-ci sont d’autant plus valorisées qu’elles favorisent l’ouverture d’esprit et la flexibilité par rapport au monde extérieur/moderne. En outre, les énoncés parémiques sont introduits par des formules comme nos anciens disent que, les sages disent que, A Bakamtsché, nous savons bien que, etc. ; des tournures par le biais desquelles la reine Yayou se fait le porte-parole de la sagesse des Bakamtsché et invite Mangwa, sa chère fille, à accepter les valeurs énoncées et à les placer définitivement au cœur de toutes ses actions. Ces mécanismes énonciatifs lui permettent ainsi de satisfaire l’enjeu de crédibilité inhérent à son discours, d’affirmer sa pleine connaissance/conviction de ce qu’elle dit et de faire jouer son expérience et son affection afin de donner un poids argumentatif accru à l’appellatif ma chère fille.

Le pouvoir argumentatif des TP ma chère fille et ma fille Mangwa résulte aussi du fait que ces deux termes exaltent l’ethos prédiscursif des deux protagonistes. En effet, la reine Yayou argumente à partir de deux postures conférées par la société: d’une part, elle est plus âgée et pourrait être la mère de la jeune reine, d’autre part Yayou a été désignée par les sages comme marraine de la reine Mangwa. Ce qui implique que les deux reines se devraient dorénavant d’entretenir une relation mère-fille tout en reléguant celle de coépouses (rivales) au second plan. L’emploi de ces appellatifs est donc une forme d’affirmation ou de réhabilitation de cette relation établie par les autorités traditionnelles. C’est dire que ma chère fille et ma fille Mangwa expriment aussi bien l’affection que la position d’autorité conférée par la nature et la loi.



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En évoquant sa conscience d’une lente mutation de la société traditionnelle, la reine Yayou fait allusion aux limites des projets révolutionnaires (alphabétisation, émancipation de la femme) de son interlocutrice. Aussi formule-t-elle une critique adoucie à l’égard de la reine Mangwa pour son manque de réalisme. Mais le reproche porte moins sur l’incompétence de la jeune reine que sur l’inadéquation avec les besoins immédiats de la population. C’est au vu de tout cela que Yayou va explicitement prodiguer des conseils à Mangwa ; des actes directifs qui se réalisent sur un ton d’ultime appel affectueux à la raison (ma fille Mangwa). Donc les appellatifs ma chère fille et ma fille Mangwa résument en quelque sorte tout le projet discursif de Yayou consistant à combiner affection et exhortation: l’affection qu’elle éprouve pour sa protégée et exhortation de « sa chère fille » peu expérimentée à faire preuve de réalisme, même si la vision du monde de celle-ci mérite d’être prise en compte. Les appellatifs ma fille, ma chère fille, ma fille Mangwa permettent donc à la reine Yayou d’avoir une influence discursive sur l’allocutaire et d’amener celle-ci à un changement d’attitude, et ce au travers de la construction d’un ethos affectueux, solidaire, autoritaire, et compréhensif.


5 Conclusion

On pourrait multiplier les analyses ci-dessus à l’infini en les appliquant à d’autres types d’actes de langage et d’autres genres de discours. On aboutira certainement à la conclusion que les TP présentent des valeurs diverses susceptibles d’être converties en arguments destinés à atténuer ou intensifier l’intension communicative.

Il appert des réflexions développées dans cette étude que l’exploitation argumentative des TP se déploie généralement dans le cadre d’un environnement énonciatif plus large dans lequel d’autres stratégies discursives permettent d’activer ou de renforcer la vertu argumentative des termes usités. S’il ne faut pas perdre de vue que le poids argumentatif des TP résulte en général des connotations sociales que ces termes charrient dans la société camerounaise, il serait aussi intéressant d’avoir une idée plus exacte des autres procédés discursifs avec lesquels les TP présentent des affinités.


Conventions de transcription

/Rupture dans le déroulement discursif
?Intonation montante
Entre []Manifestations non verbales, comportement prosodique, etc.
[…]Passages omis ou inaudibles
EEEHHLes mots ou syllabes en majuscules sont produits avec une intensité vocale plus élevée




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