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Rhéa Delveroudi / Spiros Moschonas (Athen)

 

 

Le purisme de la langue et la langue du purisme*

Language purism and the language of purism.
In this paper a theory of purism is presented within the wider framework of prescriptive linguistic practices. Purism, it is argued, is a discursive practice, by means of which two systems of opposition are intertwined: one concerned with the "We" vs "Others" distinction and another employing the "Correct" vs "Incorrect" system of evaluation. The two systems of opposition are correlated in the praxis of stigmatization. The theory is exemplified by an analysis of the relevant publications in the Greek press during a period of presumed upturn of the Greek purism (1990–94).

 

Introduction

Notre objet est l'étude des pratiques et des conceptions du purisme linguistique à travers ses manifestations dans la presse hellénique.

Nous examinerons le purisme en tant que pratique sociale, mais nous insisterons plus particulièrement sur les éléments qui forment la logique qui lui est spécifique, les constantes conceptuelles, les mentalités qui soutiennent cette pratique et la dévoilent. Nous avons tenté de décrire les manifestations du purisme ; mais nous n'avons pas toujours évité de les juger.

Le purisme ne constitue pas un système d'idées clairement et explicitement formulé (malgré le fait que le rôle de certains intellectuels soit justement sa rationalisation) ; il s'agit plutôt d'une mentalité – et non pas d'une idéologie élaborée – qui découle d'un sens confus de la langue.1 Souvent, il se manifeste en tant que réflexe conditionné. Il se caractérise par la présence de certaines constantes, de certains lieux communs, qui gagnent en cohérence à l'aide de schémas de raisonnement figés, et qui, comme nous allons le voir, sont principalement fondés sur le modèle de la métaphore.

Notre objectif est de présenter une première esquisse théorique du purisme en tant que pratique normative. Le purisme est considéré comme une pratique discursive à travers laquelle deux systèmes d’oppositions se mettent en relation : le premier est fondé sur la distinction « moi » et « autre » et le second sur la distinction « correct » et « faux ». Les deux systèmes en question sont liés à – et se rencontrent dans – l’acte de la stigmatisation. Le phénomène du purisme sera examiné à partir des trois cercles concentriques qui rendent compte de sa propagation et diffusion. En effet, le purisme est un phénomène qui a son origine et trouve sa rationalisation (et l’impulsion première) au sein d’une élite (premier cercle), ensuite il s’étend vers un public restreint (ce deuxième cercle, composé d’un public « lettré », fait écho de l’opinion de l’élite et assure la diffusion des idées puristes) et, finalement, atteint le grand public (le troisième cercle). Au sein de ce dernier cercle le purisme prend la forme d’un réflexe conditionnel, il est – il devient – un purisme affaibli. En vue d’examiner la diffusion du purisme, nous étudions trois types de discours correspondant aux trois cercles concentriques en question ; articles d’opinion dans la presse (représentant l’attitude de l’élite), « articles d’information » ainsi que des lettres adressées à l’éditeur (représentatives du « public  restreint») et interviews selon la méthode aléatoire (représentatives du « grand public »). L’analyse des publications de la presse grecque de la période 1990–94, période considérée par certains comme un apogée dans l’histoire récente du purisme grec, apporte une illustration – et une application – empirique à l’analyse théorique.

 


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Le purisme de la langue

Le purisme est une manifestation (ou pratique) métalinguistique, qui met en relation deux systèmes d'oppositions : nous appellerons le premier dialectique sociale ; le second, dialectique linguistique. La dialectique sociale est fondée sur l'opposition « moi » et « autre ». La dialectique linguistique, elle, se fonde sur l'opposition « correct » et « faux ».

Examinons les éléments de cette définition :

1. Manifestation métalinguistique. L'attitude puriste se manifeste dans une phase d'abstention de parole ou de conversation pour que celui qui converse réfléchisse sur les termes et les présupposés du discours. Le purisme, donc, concerne la langue, et y aboutit. Il s'agit aussi d'une pratique dia-logique. Le puriste toujours dit à l’autre personne ce qu’elle doit dire. Pour cette raison, les idiomes « fermés », comme ceux des soldats ou des homosexuels, ne dérangent pas le puriste ; ils ne « conversent » pas avec les autres idiomes, ils ne peuvent s'étendre. Il se peut même que le puriste les considère comme des curiosités folkloriques. Son attention se concentre, bien évidemment, sur ce qui est plus répandu, en d'autres termes, les idiomes «  ouverts ».

Même lorsque le purisme se manifeste comme une autocensure, il concerne la langue des « autres »: c'est leur langue qui nous offre le modèle selon lequel nous reconnaissons nos propres fautes. Par ailleurs, nous remarquons nos fautes grâce à une distance métalinguistique, autrement dit lorsque nous prenons la place de l' « autre ».

2. Dialectique sociale. Le purisme résulte de la présence de l' « autre », du sentiment de la différence. Le puriste met en évidence la différence d'une manière particulière : il la stigmatise. Les jeunes, les provinciaux, les illettrés, les classes inférieures, ainsi que des groupes confus tels que les « xénomanes », les « matérialistes », les « indifférents » (voir infra) sont les cibles habituelles de cette stigmatisation sociale. Et ce ne sont pas les seules ; les « sexistes », par exemple, sont la cible d'une autre manifestation puriste qui stigmatise l'usage de mots tels que επανδρώνω ( : choisir les cadres de sexe masculin d'une entreprise, tandis que le sens étymologique du mot indique l’acte de choisir les cadres de sexe masculin) ou qui, dans des langues comme l'anglais, impose l'usage parallèle des genres masculin et féminin : he or she ; les « racistes » sont la cible d'un purisme qui interdit l'usage péjoratif de mots tels que « nègre » et ainsi de suite.

3. Dialectique linguistique. La dialectique linguistique représente des oppositions de type « correct » et « faux », qui s'appliquent à la langue parallèlement à l'opposition sociale avec l' « autre ». Il s'agit d'une multitude d'oppositions. Notre conception du « correct » et du « faux » varie selon la règle d'or sociolinguistique : où, quand, qui, à qui, pour quoi, pourquoi (il parle). Nous nous adressons de manière différente à nos supérieurs, à nos intimes, à un enfant, à un touriste, en racontant une histoire drôle ou en donnant une conférence. Selon la situation, notre sentiment de l’approprié est différent.

 


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Ce dernier (appropriatism) doit être distingué du purisme, qui constitue une pratique sociale et linguistique. Le sentiment de l’approprié s'accorde à la variation linguistique, il ne s'y oppose pas ; il constitue même un présupposé pour l'alternance d'idiomes ou de registres, selon la règle sociolinguistique que nous venons de citer. Certes, cette alternance continuelle ne se fait pas sans que nous y pensions, elle exige même une certaine préparation, ou tout au moins des habitudes communicatives disponibles ; elle se fait, en tout cas, sans que nous pensions y penser. En revanche, le purisme annule le sentiment de l’approprié. Il oublie ses présupposés, en d'autres termes, la variation linguistique et, comme nous le verrons, il considère que chaque expression doit appartenir à un seul et unique idiome, à « une » langue, à « la » Langue. En imposant à la variation linguistique la déontologie de « la » Langue, le purisme crée une conscience métalinguistique qui intervient lors de l'alternance d'idiomes. Il ne nous suffit plus de réfléchir sur nos choix linguistiques ; il faut aussi avoir conscience de cette réflexion. (Nous verrons par la suite sur la base de quelle « connaissance », autrement dit, avec quels schémas axiologiques, le purisme annule le sentiment de l’approprié).

Dialectique sociale – dialectique linguistique. Comment sont-elles liées ? Elles sont liées par un élément constitutif et central de la pratique du purisme, à savoir la stigmatisation. Le puriste stigmatise certains éléments du discours. Il reconnaît un « idiome » grâce aux éléments qu'il a stigmatisés. Par la suite, il stigmatise l'idiome par rapport à d'autres « idiomes ». Parallèlement, il stigmatise certaines personnes. Il les classe dans un groupe (social ou national). Et ensuite, il stigmatise le groupe par rapport à d'autres groupes. Le purisme différencie et juge. En d'autres termes, il met en place des relations de prestige entre les usages nobles et vulgaires, entre des usages hauts et bas, entre des variétés (ou « langues ») hautes et basses, ainsi qu'entre des usagers supérieurs et inférieurs.

Les cibles ordinaires de la stigmatisation linguistique sont les mots étrangers et les emprunts, les néologismes, les dialectalismes, les idiomes sociaux (par exemple la variété linguistique des jeunes), etc. Si le purisme se concentre sur les mots, ceci est dû au fait que les mots sont des cibles plus aisément discernables et plus concises que les phrases. Les phrases qui attirent l'attention du puriste sont habituellement des phrases figées. La mise en évidence – et en cause – de tout élément du discours considéré comme erroné, indécent, inadéquat, informel, laid, pauvre, étranger – en somme, impropre – est la manifestation la plus caractéristique de la pratique puriste.

Le purisme est un phénomène mondial.2 Il apparaît aussi bien dans des langues « faibles » que « fortes ». Mais, contrairement à ce que l'on croit communément,3 la purification de tout élément étranger, autrement dit, des mots empruntés, ne constitue qu'un seul cas, important mais non pas exclusif, de la pratique puriste, qui sert fidèlement l'idéologie nationaliste. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle on constate une tension et un retentissement particuliers du purisme auprès du grand public. Ce purisme est également lié aux tentatives de création d'une langue nationale et aux objectifs idéologiques de la planification linguistique. Nous référons à ce type de purisme par le terme de purisme ethnocentrique.

Cependant, le purisme ethnocentrique n'est qu'une sous-catégorie.

Les mots tabous et les euphémismes sont aussi des produits de la pratique puriste ; on les trouve d'ailleurs dans une relation réciproque : les mots tabous créent le besoin de produire des euphémismes, par exemple « maladie maudite » à la place de « cancer ».4

 


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Les phénomènes de bienséance linguistique qui caractérisent notamment le mouvement de « politically correct » sont une autre manifestation de purisme ; on dit par exemple « handicapés », et non pas « infirmes » ou « culs-de-jatte », qui sont des expressions stigmatisées. Nous pouvons parler de bienséance linguistique graduée ou absolue. La première concerne les relations de prestige entre différents registres ; la seconde, les éléments qui sont stigmatisés indépendamment de leur appartenance à un registre, autrement dit, principalement les mots tabous. La distinction elle-même est relative ; des mouvements tels que le « politically correct » ciblent la conversion du sentiment de bienséance graduée en bienséance absolue : « on ne plaisante pas avec ces choses-là. »

Le sens de la bienséance linguistique existe aussi dans le purisme ethnocentrique. A titre d'exemple, les calques peuvent être considérés comme un moyen d'éviter les termes étrangers. On peut dire que les mots étrangers fonctionnent comme des mots tabous qui engendrent des euphémismes, en d'autres termes, des calques. (Un paradoxe à noter : le purisme lutte contre l'emprunt, source de néologismes, à l'aide d'autres néologismes qui eux sont fondés sur des éléments du « cru », « pur »5). Mais on remarque aussi le phénomène inverse : des termes étrangers sont utilisés en guise d'euphémismes qui donnent du prestige à l'usager, comme par exemple, dans le cas des publicités ou des appellations de produits, etc. Le mécanisme est commun aux deux cas : l'usage du terme « pur » remplit une fonction identificatrice. Cette fonction ne peut qu'être fondée sur une conscience collective : elle nous concerne par rapport à certains « autres ».6 Et c'est d'elle que surgit le sentiment de la bienséance linguistique.

Le purisme s'associe aussi à des jugements esthétiques, qu'il s'agisse d'éléments stylistiques ou de langues dans leur ensemble (cf. « les belles paroles », la langue « élégante », la langue « pompeuse », expressions qui réfèrent soit à un idiolecte, soit à une langue nationale ; ainsi, certains considèrent le français comme une langue « pompeuse », pour d'autres l'allemand est une langue « barbare »).

Le purisme se manifeste aussi en philosophie ; le positivisme logique a tenté de formuler une langue scientifique universelle, purifiée des imprécisions et des « fautes » du discours quotidien. Son modèle social est « la langue des spécialistes ». Par ailleurs, la méthode analytique recherche les « fautes grammaticales » du discours philosophique avec pour référence le « discours ordinaire quotidien » et le « sens commun ». Les deux mouvements constituent des manifestations métalinguistiques étroitement liées à la critique de la pensée métaphysique, à l'aube de la philosophie contemporaine.7

Le purisme est un présupposé de la grammaire normative. Cependant, il est faux de croire que la linguistique théorique moderne se trouve à l'abri des conceptions puristes (ou anti-puristes). Nombreux sont ceux, et certainement parmi eux les sociolinguistiques, pour qui la distinction, fondamentale pour la linguistique, entre langue et parole constitue en même temps une manifestation de la conception fondamentale du purisme, selon laquelle il n'y a qu'une seule et unique « langue » : le système, le code, la « compétence linguistique » (Crowley 1990). Par ailleurs, le reproche habituel du point de vue linguistique – et anti-puriste – contre le puriste est que celui-ci combat le changement linguistique. Ce reproche peut être entendu de la manière suivante : la condition préalable au changement linguistique est qu'il se fasse de manière inconsciente ; il ne se produit pas, il survient.8 Le puriste empêche le changement dans la mesure où, nous le verrons par la suite, il provoque une conscience métalinguistique de l'évolution de la langue. L'important n'est pas de savoir si cette conscience est fausse, erronée et « anti-scientifique », comme semblent le croire les linguistes ; l'important est de savoir que cette conscience se produit et s'oppose à l'expansion collective et inconsciente du changement linguistique.

Même l'anti-purisme est une « réaction puriste aux manifestations du purisme », comme l'affirme le slaviste D. Brozović.9 Par conséquent, l'anti-purisme apparaît toujours avec un retard au moins temporel. Comme il se manifeste en tant qu'opposition, il est normal qu'il méconnaisse les aspects positifs évidents du purisme, notamment son importante contribution à la néologie (calques). D'après notre définition de la dialectique sociale, il découle que le purisme ne peut exister sans réactions anti-puristes. En Grèce, les partisans de la langue katharevousa aussi bien que ceux de la langue démotique étaient des puristes, même si leurs modèles étaient différents, archaïsants pour ceux-ci, ethnographiques pour ceux-là.

 


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Expansion du purisme – corpus métalinguistique

Nous avons recherché les éléments constitutifs des conceptions puristes dans les données suivantes : premièrement et principalement, dans le courrier des lecteurs des journaux grecs ; deuxièmement, dans des chroniques et des reportages relatifs à des questions linguistiques. Ce corpus couvre en fait les années 1990–94. Les lettres, au nombre de 150, proviennent surtout des journaux « H Kαθημερινή », « Eλευθεροτυπία » et « Tο Bήμα της Kυριακής ». L'ensemble de chroniques, nouvelles, reportages, « enquêtes » journalistiques, interviews, commentaires, etc., provient de tous les journaux et magasines diffusés sur tout le territoire grec et dépasse les 350 références enregistrées. Enfin, nous y avons ajouté des interviews de passants que nous avons effectuées dans les rues d'Athènes, ainsi que des interviews réalisées à l'aide de la méthode des appels téléphoniques au hasard.

Pour de nombreux linguistes, l'histoire du purisme n'est que l'histoire des idées puristes. Cependant, à ce niveau d'« idées », la dimension sociale du phénomène resterait invisible ou paraîtrait inversée. L'expression des conceptions puristes nous permet de reconstituer l'organisation sociale du purisme et d'en déduire la manière dont il se diffuse.

Ainsi, les trois types de données (1. articles d’opinion, 2. reportages, « enquêtes » journalistiques, courrier des lecteurs, 3. interviews) constituent un continuum qui reflète, à titre d'hypothèse, l'expansion sociale du purisme. Comme il a été déjà constaté pour d'autres communautés linguistiques (Thomas, 1991: Chap. 6), la propagande et l'expansion des conceptions puristes se manifestent dans l'ordre suivant : élite, public restreint, grand public. Les chroniques des journaux correspondent au discours de l'élite de laquelle provient la conception centrale du purisme ; le courrier correspond au discours du public restreint ; les interviews rapportent l'expansion des conceptions puristes dans le grand public. Compte tenu du fait que la pratique puriste est plus forte parmi les "craft professionals" (Cameron 1995: 38 et suiv.), la séquence élite – public restreint – grand public ne fait que décrire la propagation des idées, – non pas de la pratique – puristes.

Le mode d'expansion du purisme est lié à son organisation sociale. D'après les indications dont nous disposons (profession, mode d'expression), le public restreint est constitué de personnes ayant un niveau d'éducation élevé ainsi qu'une certaine conception de ce qui est « légitime » dans la langue.10 L'élite est formée d'intellectuels (universitaires, linguistes, poètes, scientifiques, académiciens, artistes, journalistes – en tout cas, des auteurs) et elle peut organiser (et / ou s'organiser dans) des « clubs de langue », des centres de protection de la langue, etc. (Sprachgesellschaften ; voir Association Grecque pour la Langue, 1984). La fonction de l'élite n'est pas uniquement la rationalisation de l'idéologie puriste ; ce n'est pas seulement de repérer les cibles et de forger les armes pour les conceptions puristes individuelles, en d'autres termes, de les rendre publiques. L'élite exerce aussi une fonction légitimante en conférant du prestige aux conceptions puristes, de manière à ce qu'elles trouvent dans les deux couches suivantes, à savoir le public restreint et le grand public, le retentissement nécessaire. Quand l'élite sonne, le public restreint retentit, le grand public résonne. Plus le purisme se répand, plus il s'affaiblit, comme s'il constituait une onde sonore.

 


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Le courrier relatif aux problèmes de la langue connaît des périodes de flux et de reflux. L'intérêt du public (grand et restreint) explose ou hiberne en fonction de l'actualité (cf. la « proposition Lamassour11 », et antérieurement, la loi Toubon, l'enseignement du grec ancien – manuel pédagogique pour « les formes anciennes de la langue grecque » –, la « langue slavo-macédonienne » – l'exposé Killiléa12 –, la transcription de l'histoire de Paparrigopoulos,13 et autres ; mais aussi à une époque précédant celle que nous examinons : la mise en vigueur du système « monotonique », les termes « ευδοκίμηση » et « αρωγή»,14 etc.).15 Quoiqu'il en soit, la participation du public restreint à chaque « question linguistique » est active ; en revanche celle du grand public est passive et résonnante. Cependant, quand on le lui demande, le grand public s'exprimera (plutôt qu'exprimera) en utilisant les lieux communs des conceptions puristes ; ceci bien entendu ne veut pas dire qu'il s'adonne à une pratique puriste, en d'autres termes qu'il est dominé par une mentalité puriste. C'est pour cela que l'anti-puriste invoque habituellement le grand public ; le puriste, le public restreint (et « éclairé »).

Élite – public restreint – grand public ne forment peut-être pas des cercles sociaux concentriques, mais ils expriment des conceptions concentriques. Chaque cercle reflète le précédent en le déformant. Ce qui est reflété n'est pas une image, c'est une caricature, esquissée à l'aide de métaphores abusives qui expriment des schémas conceptuels figés et qui sont exprimées par des types d'arguments réitératifs. Ce sont ces schémas qui confèrent au purisme l'automatisme d'un réflexe conditionné. Et, en fait, c'est grâce à eux que l'on est en mesure de le reconnaître. Notre attention se focalisera sur le discours du public restreint, ce qui va nous permettre de court-circuiter le discours d'apparence rationnelle de l'élite, en d'autres termes, le discours de l'autorité qui, cependant, devient plus familier justement grâce à ses résonances. Le public restreint est un point idéal de focalisation puisqu'il nous permet d'opérer un double contrôle, l'un vers le haut et l'autre vers le bas.

Avant de voir les éléments qui forment la caricature, il serait utile que nous donnions les contours de l'image en essayant de proposer quelques généralités, ne serait-ce que sous la forme d'hypothèses.16 Le purisme mis en évidence par notre corpus est principalement ethnocentrique et plus particulièrement :

    a) xénophobe quant à son stimulus,
    b) conservateur dans sa réaction,
    c) rétrospectif dans ses choix,
    d) pédagogique dans son application,
    e) discontinu dans ses manifestations,
    f) calme ou « défensif » dans son intensité.

Ces généralités nécessitent des explications. Les caractéristiques ont été prises après sélection dans les divers systèmes de classement des conceptions puristes que traite le linguiste canadien George Thomas (1991 : Chap. 4, 10 et 11).

a) « xénophobe » signifie que le purisme lutte contre les éléments étrangers dans la langue. D'après les exemples tirés du courrier des lecteurs, la cible principale qui parfois reste implicite, semble être les mots anglais. Le purisme est gêné par l'usage des emprunts plutôt dans la langue courante que dans les idiomes techniques ou professionnels ; par exemple, la « langue des ordinateurs » qui fourmille de mots empruntés est une découverte relativement récente – et tardive.

b) face aux stimuli des mots étrangers, le purisme réagit de manière conservatrice : il préserve ; il hésite à recevoir, parce qu'il a peur de perdre ce qu'il possède déjà ; il ne rejette pas le référent, mais le mot ; il préfère corriger plutôt que ne pas écouter (et ne pas voir).

 


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c) les choix du puriste – concernant par exemple l'adaptation phonologique et morphologique des mots empruntés – sont fondés sur des formes « savantes » de la langue, et sont souvent archaïsants (nous verrons des exemples par la suite).

d) son modèle d'application est celui de la « culture » ; nous le verrons alors se préoccuper principalement de questions pédagogiques dont découle peut-être son intérêt particulier pour « la langue des jeunes ».

e) le purisme n'apparaît pas de manière constante, il se manifeste en fonction de l'actualité « linguistique ». La mise en évidence des fautes grammaticales est son activité la plus stable, puisque par définition intemporelle.

f) malgré le fait qu'il soulève d'intenses joutes verbales, le purisme est calme : dans ses pratiques correctives, il ne semble pas remarquer les internationalismes (par exemple : « téléphone »),17 il accepte sans aucune réserve les calques et réagit principalement contre les mots étrangers non-assimilés en proposant un substitut plutôt qu'une adaptation ; il réagit aussi aux éléments passagers de l'argot. Sa tactique est curative et non pas préventive (la tactique préventive proposée par certains linguistes18 pourrait être jugée comme une forme extrême de purisme par rapport à la tactique curative qui se manifeste toujours après l'apparition du symptôme) et elle ne semble pas être organisée (si l'on en juge par le courrier qui demande justement l'organisation des « défenseurs » de la langue).

Chacune de ces caractéristiques n'a qu'une application partielle : il existe bien sûr des manifestations non-xénophobes de purisme. Leur combinaison en tout cas saisit l'image du public restreint. Dans l'échantillon de lettres, nous avons relevé quelques manifestations anti-puristes. Elles se font de plus en plus nombreuses cependant dans l'échantillon des chroniques.

A supposer que ces six caractéristiques composent l'image du purisme dans la Grèce contemporaine, nous voyons déjà une différenciation par rapport au profil puriste des partisans de la langue démotique et ce, tout au moins sur trois points : le courant démotique n'était ni xénophobe, ni conservateur, ni rétrospectif (il n'était assurément pas archaïsant) ; il était plutôt ethnographique, géographique et esthétique dans ses choix.19 Ceux qui avancent que le modèle de la langue katharevousa revient, ont probablement raison. Cependant, cette fois-ci (ou de nouveau) de manière calme et modérée ; et en produisant de fortes réactions.20

 

La langue du purisme

Nous avons recherché dans notre corpus les deux coordonnées du purisme que notre définition a mises en évidence, à savoir la dialectique sociale et la dialectique linguistique.

 

Dialectique sociale

Comment le puriste conçoit-il la dialectique sociale ?

Nous avons vu que dans la conception du purisme, il existe toujours la notion de l' « autre ». Premier élément de la conception puriste : l' « autre » est considéré comme un ennemi. Le puriste conçoit sa pratique à travers une métaphore polémique.21 Ainsi, à l'occasion de l'« affaire Lamassour », le journal H Kαθημερινή (30-12-94 : 1) lance « un appel aux armes pour la langue ». Un correspondant conseille : « le combat doit se faire au sein des organes institutionnels de l'Union Européenne de manière à ce que la proposition française soit rejetée avant qu'elle ne puisse se faire des alliés » (Kath. Cour., 5-1-95 : 12).22 Et dans un texte plus ancien :

Je note un autre phénomène de capitulation linguistique. [...] nous cédons aux langues étrangères des expressions typiquement grecques que nous décrétons certes admissibles mais cependant étrangères. [...] j'aurais été en désaccord avec la plupart d'entre elles parce que je ne peux pas admettre une trahison linguistique de cette étendue. A titre d'exemple, je cite : « Chant du cygne ». Son origine n'est pas française mais provient du grec ancien. (Oικονομικός Tαχυδρόμος, Chr., 4-10-90 : 49)

 


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L'attitude polémique ne se manifeste pas uniquement contre les étrangers. Les partisans d'opinions contraires, eux aussi, sont des ennemis :

Je crois que dans ces cas-là, il s'impose de ne mettre en application qu'une seule condition. Celle qu'imposent dans les grandes guerres les vainqueurs aux vaincus : que [le grec ancien à l'école] soit réhabilité « sans conditions ». (Kath., Cour., 5-9-92 : 9)

Souvent, les correspondants et les auteurs des chroniques demandent une « expédition », une « croisade », une « mobilisation pour la langue ».

– ... il faut que nous fassions la guerre aux dangers qui menacent de détériorer la langue. (Kath., Cour., 12-9-92 : 9)
– ... une croisade de salut dans laquelle seront recrutés tous ceux qui portent en eux l'amour de notre langue [...] tous organisés de manière permanente en associations adéquates, doués d'une science éclairante mais aussi d'une combativité correspondante. (Kath., Cour., 13-12-94 : 12)

A partir du moment où l' « autre » est considéré en tant qu'ennemi, il représente une menace : « Notre langue est menacée », « notre langue est en danger ».

Nous devons donc tous prendre conscience du danger que court notre23 langue. (Kath., Cour., 10-4-92 : 9)

Le danger se situe dans des données du présent, mais comme le problème est projeté dans l'avenir, il s'accroît. Une occupation chère au puriste est la spéculation sur l'avenir :

– Nous avons une invasion unilatérale d'éléments linguistiques étrangers dans notre langue nationale, éléments qui l'expulsent ou qui la dénaturent. Si cette « déshellénisation » linguistique venait à se prolonger, la plupart des Grecs, après un certain laps de temps parleront – avec la prononciation grecque peut-être – un ramassis de mots étrangers mêlés à quelques mots grecs communs. (Kath., Cour., 10-4-92 : 9)
– Si les grecs cultivés ne comprennent même pas les textes anciens les plus simples, s'ils ne peuvent constater l'évolution de la langue, à un moment donné dans l'avenir, nous en arriverons à l'orthographe phonétique qui probablement constituera un pas vers la latinisation de la graphie grecque pour des raisons pratiques. (Kath., Cour., 6-10-92 : 12)
– Quand se trouvera-t-il, pour rendre la vie plus facile [à nos voisins], un Kemal...opoulos pour abolir aussi l'alphabet grec ? (Kath., Cour., 10-10-92 : 9)
– Cette constatation [d'indigence linguistique] conduit obligatoirement à des pensées bien pessimistes et nous donne à voir l'image du jeune qui dans l'avenir communiquera avec ses compatriotes à l'aide de langues étrangères, particulièrement l'anglais, d'un discours chiffré et de nombreuses gesticulations. (El., Chr., 19-6-93 : 53)
– La langue sera la première à se perdre. Si nous ne prenons pas des mesures à temps, dans dix ans nous entendrons un jeune se dire : « Heureusement que je suis né en Grèce. Je ne parle pas un mot de ... grec !» (Πολιτικά Θέματα, Chr., 28-9-90: 22)

 


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Bien évidemment, contre cette menace nous devons nous protéger surtout à l'aide de moyens militaires :

– Il est indispensable de soutenir et de blinder la langue grecque de manière coordonnée. (Kath., Chr., 1-2-95 : 5)
– ... l'un des graves problèmes auquel est confronté le gouvernement grec (et la société grecque) est la protection efficace de la langue grecque. (Aντί, Cour., 20-1-95 : 45)
– Pour sauver la langue grecque au sein de l'Union Européenne, nous avons à notre disposition une arme unique et toute puissante, que je viens de mentionner [le grec ancien]. (Kath., Cour., 5-1-95 : 12)
– L'italien, l'allemand, le français survivront pour de nombreuses raisons et surtout parce qu'ils se défendent. Nous, nous ne nous défendons pas. (Πολιτικά Θέματα, Chr., 28-9-90 : 20)

Nous voyons ici le caractère défensif de la métaphore polémique. de plus, cette métaphore polémique est la manifestation d'un purisme calme, comme on peut le constater dans l'exemple suivant :

Ce danger peut et doit disparaître ou tout au moins être limité. (Kath., Cour., 10-4-92 : 9)

Or, le danger peut être extérieur, autrement dit, provenir d'une autre langue. L'ennemi reconnu de nos jours est l'anglais, bien que le courrier considère que tous les mots étrangers (et les langues) sont dangereux.

– ... des mots étrangers ou importés, des barbarismes purs [...] assassinent la langue. (Kath., Cour., 12-9-92 : 9)
– De nos jours, où l'avalanche de termes étrangers tend à déshelléniser notre langue. (Vima, Cour., 8-4-90 : 13)
– Notre langue n'a pas été menacée au cours des siècles par les conquérants. Elle est cependant sérieusement menacée par l'invasion des langues étrangères qui bientôt auront conquis la Grèce entière. (Kath., Cour., 13-10-92 : 8)

Dans les exemples apparaît le caractère xénophobe du purisme ; le sentiment de l'ennemi extérieur domine :

Déjà que dans la rue, partout où l'on s'arrête, on entend autour de soi parler polonais, albanais et toutes les langues de l'Arabie, on devrait au moins entendre parler correctement le grec par nous, les Grecs, et par nos journaux. (Kath., Cour., 12-9-92 : 9)

Car le danger est aussi intérieur. Le puriste se tourne alors surtout contre les dialectes sociaux. La « langue des jeunes » est un exemple caractéristique ; des amalgames confus tels que la « langue des mass médias », la « langue de bois », la « langue des intellectuels », etc., constituent des exemples supplémentaires.

– ... il y a de cela déjà quelques années, les soi-disant intellectuels [...] ont dégradé [la langue grecque] en une langue de solécismes et de barbarismes. (Kath., Cour., 8-8-90 : 7)
– La crise est complétée et prend tout son relief par les magouilles linguistiques des mass média et l'indigence linguistique, surtout par l'indifférence provocante des jeunes quant à la qualité et la quantité de leur communication linguistique... Cette indigence linguistique ne serait-elle pas le fruit de l'idéologie de la facilité et le miroir du vide intérieur ? (Mεσημβρινή, Chr., 19-2-90 : 16)

 


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– Dans son ensemble, le discours des séries télévisées est bien meilleur que le discours de l'ensemble du monde politique du pays, dans lequel domine la langue de bois et la langue-cassette qui renvoient du néant au nulle part. (Aπογευματινή, Chr., 25-9-93 : 32)
– Il s'ensuit que les jeunes limitent leur univers d'expression à des locutions désastreuses du type « παμ' πλατεία » [ : on s'taille]. (Vima, Chr., 16-5-93 : A56)
– Les jeunes violentent [la langue] de manière systématiquement sauvage en connaissance de cause ou pas. Ils l'« étranglent » quotidiennement sous les prétextes de la modernisation et de la xénomanie, mais avec pour raison, unique et réelle, le manque d'éducation. (Aπογευματινή, Chr., 28-2-94 : 48)

Les deux « dangers », intérieur et extérieur, comme cela arrive toujours dans l'idéologie nationaliste, sont liés de manière indissoluble. Dans les interviews que nous avons prises (1-11-94, 30-12-94), une réponse très fréquente – un réflexe conditionné – à la question « Pensez-vous que la langue grecque est menacée ? » a été : « La langue est menacée, tout d'abord et surtout par nous-mêmes ». Le même refrain apparaît aussi dans les lettres où, de manière systématique, le danger se situe dans l'usage « quotidien » de la langue.

– ... notre éducation défectueuse, la brutalisation de notre langue par certains imprimés d'un niveau très bas et par les mass média contribuent de manière décisive à la déformation de notre langue qui désormais est menacée par nous-mêmes. (Kath., Cour., 13-10-92 : 8)
– ... nous n'avons pas le droit de nous étonner de cette initiative de la part des étrangers, quand nous-mêmes nous chassons notre langue de nos conversations quotidiennes, de nos écrits, émissions de radio et de télévision, par les divers et multiples embargo, reporters, « κουλτούρες »,24 love sorry,25 etc., etc. (El., Cour., 18-1-95 : 10)
– Évidemment nous sommes nous aussi dans cette question nationale [l'« affaire Lamassour »] lourdement responsables. Avons-nous, quant à nous, soutenu autant qu'il aurait fallu notre langue durant les dernières années ? Ne sommes-nous pas les premiers à la mépriser, quand nous évitons de l'utiliser dans nos relations quotidiennes les plus simples, dans nos activités professionnelles, mais aussi dans les manifestations officielles du gouvernement ? (Kath., Cour., 5-1-95 : 12)

Comment les dangers intérieur et extérieur sont-ils liés ? Dans le cadre de la métaphore polémique, il faut livrer un combat pour affronter le danger extérieur. Et son issue ne sera heureuse que si ce combat est livré avec un front intérieur ferme.

 


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– « rassemblement pour la langue », « tous ensemble pour la langue »
– ... et nous, que faisons-nous ? Prenons-nous soin de notre langue pour qu'elle survive ? [...] Mais la question est de savoir ce qui se passe quand s'effondre le front intérieur. (Kath., Chr., 8-1-95 : 4)
– Toutes les voix donc, doivent se rallier à des démarches institutionnelles afin de ne pas finir par prêcher dans le désert. (KEl. Cour., 15-1-95 : 46)
– Cependant, unies, les voix de chacun d'entre nous, les voix des simples citoyens, ainsi que celles des intellectuels et des membres du gouvernement [...] peuvent et doivent écarter ce fait « déplacé » et injuste qui est en train de se produire... (Kath., Cour., 13-1-95 : 12)

Afin de créer le front intérieur, le puriste réclame l'application de ses idées à l'enseignement, application qui va de pair avec son attitude conservatrice à l'égard de la « langue des jeunes » :

– De fait, la mine d'or que constituent les textes de notre langue reste inconnue et bien évidemment hors de portée de la nouvelle génération. (Kath., Cour., 6-12-94 : 12)
– Cet objectif [de conserver la pureté de la langue] délègue une charge très lourde à toutes les personnes cultivées, mais plus particulièrement aux jeunes [...]. Nous avons absolument besoin d'une éducation parfaite, mais aussi d'une attention sans faille, afin que notre langue soit correctement rendue. (Kath., Cour., 13-10-92 : 8)
– La rupture avec les racines de notre langue a privé les jeunes des sources de notre richesse linguistique et de la pensée de l'esprit, avec comme conséquence le rétrécissement de leurs facultés expressives et intellectuelles. (Kath., Cour., 5-9-92 : 9)

Dès lors que le front intérieur n'est pas ferme, à cause de l'existence des variétés linguistiques ou des individus et des groupes ayant une opinion différente de la sienne, le puriste se sent en droit d'être inquiet et de se mettre en colère.

– ... quant à la langue grecque, à cause de l'esprit pseudo-démotique, elle est devenue l'ombre d'elle-même. Ont contribué à ceci les politiciens de toute sorte, fascistes et populistes, les « littérateurs », prétendus « amis du peuple » et leur cortège de corps de métier, ainsi que les journalistes, les Grecs incultes diplômés des facultés dites de Lettres (ou de ... Philosophie ! ! !), ceux qui encadrent des éditions (soi-disant) encyclopédiques. [...] s'assistent [...] de divers faux-savants, qui ne s'arrêtent devant rien pour mieux s'assurer une popularité, même au risque de commettre le crime de déshellénisation de notre langue, le grec moderne.26 (KEl., Cour., 14-10-90 : 54)
– C'est à juste titre que les étrangers veulent abolir [notre langue] quand nous-mêmes l'avons déjà abolie dans notre pays. (Kath., Cour., 11-1-95 : 12)

Cependant, le sentiment du danger intérieur, par opposition au sentiment du danger extérieur, est souvent vague. Il ne s'agit pas d'un péril déterminé, mais de tout et de tous, exactement comme chez un maniaque de la persécution :

 


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– ... qui a décidé l'abolition de l'accent [sur les majuscules accentuées] et pour quelle raison ? Qui ? Les journalistes, les dactylographes ou les manipulateurs d'ordinateur, les correcteurs ? Qui ? Pour quelle raison ? (Kath., Cour., 25-2-92 : 9)
– Les mass média ne comprennent-elles pas que lorsqu'elles se servent du mot « light » des dizaines de fois quotidiennement pour des dizaines de produits [...] elles commettent un sabotage linguistique et, lentement mais sûrement, une trahison nationale ? [...] Qui est celui qui veut assujettir et détruire notre langue ? (Vima, Cour., 29-1-95 : A16)

L'analyse de la dialectique linguistique à laquelle nous allons maintenant passer, nous aidera à mieux comprendre le caractère vague du danger intérieur.

 

Dialectique linguistique

La métaphore polémique décrit principalement la pratique sociale du puriste. Nous arrivons maintenant au cœur de notre analyse qui va nous permettre de voir la manière dont la dialectique sociale (opposition entre le « moi » – ou plutôt, comme nous l'avons vu, le « nous » – et l'ennemi) se rattache à la dialectique linguistique. Le chaînon qui lie la dialectique sociale à la dialectique linguistique est, selon notre définition, l'acte de stigmatisation qui transfère sur la langue l'opposition sociale.

L'acte de stigmatisation intervient dans la formation du sentiment linguistique. Le cas des emprunts est caractéristique. Le grammairien grec Manolis Triandaphyllidis (1963 : 15) fait une distinction entre « les mots de notre langue que nous jugeons étrangers » et « ceux que nous sentons étrangers27 ». Ainsi, le puriste cherche à créer le sentiment d'étrangeté à l'égard des mots jugés étrangers. Et encore : le sentiment d'incorrection à l'égard des expressions jugées incorrectes, le sentiment de l'informel à l'égard des formulations jugées informelles, le sentiment de l'indécence à l'égard des formulations jugées indécentes et ainsi de suite. En bref, le purisme, en pratiquant la stigmatisation, cherche à créer et crée dans la langue des éléments marqués.28 Et cette pratique ne concerne pas uniquement les éléments d'une langue mais aussi la relation entre les langues. D'où, l'idéologie des « bonnes » et des « mauvaises » langues, des langues culturellement « supérieures » et « inférieures », etc. Dans tous les cas, le puriste construit une sorte de conscience métalinguistique :

Et ceux qui parmi nous ont une certaine connaissance de notre propre langue sont capables de distinguer le mot grec du mot étranger et de tolérer (le mot étranger) ou de le rejeter. Cependant, les jeunes et ceux qui sont considérés comme pourvus d'un degré d'éducation moyen ou inférieur acceptent sans trop y penser le mot étranger parce qu'ils ignorent le mot grec ou s'en fichent complètement. (Kath., Cour., 10-4-92 : 9)29

A quel point cette conscience métalinguistique peut être aiguë, nous pouvons le constater à l'écrit, où les guillemets sont recrutés en tant que marques purifiantes ; le premier exemple qui suit montre cet usage des guillemets, le second, une attitude métalinguistique envers cet usage :

– Il ne faut donc pas accuser les « σεισοπυγίδες » [ : allumeuses] et les « ματσουκανίδηδες » [ : reporteurs] des chaînes télévisées ainsi que les divers « talkshowmen » – pardonnez-nous les barbarismes, mais nous ne résistons pas à la tentation. (Kath., Chr., 29-12-94 : 20)

 


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– Mais alors les guillemets : [...] Quand nous croyons (fausse monnaie) qu'il s'agit d'un terme ou d'un mot trop démotique ou trop marqué de katharevousa (les limites sont à trouver) ? Quand nous considérons que le mot ou même la phrase échappent à notre style ? Quand le mot choque et les guillemets jouent alors un rôle expiatoire, moralisateur ou pudibond ? Quand le mot est étranger ou importé par nous-mêmes ou bien a un sens qui ne jouit pas de notre approbation ? [...] Les guillemets en bref, sont aussi des notes guidant le mauvais lecteur grec. (Kath., Cour., 10-1-95 : 12)

Comment se manifeste la stigmatisation dans notre corpus ? De deux manières.

Face au front extérieur : la stigmatisation signale la « supériorité culturelle » de la langue grecque en stigmatisant l'« infériorité culturelle » des autres langues. Les exemples à l'occasion de la proposition Lamassour sont abondants, nous ne nous y attarderons pas.

La pratique de la stigmatisation aboutit à trois attitudes différentes à l'égard des mots étrangers :

    a) rejet (le mot est rejeté avec son référent) ;
    b) remplacement (« nous avons aussi ce mot en grec ») ;
    c) élaboration (« nous n'avons pas ce mot, mais nous pouvons le construire »).

Une quatrième possibilité est l'adaptation phonologique et morphologique – par exemple σινεμάς au lieu de σινεμά (cinéma), τρακτέρι au lieu de τρακτέρ (tracteur). Le puriste, soit ne la considère même pas, parce qu'elle se fait de manière inconsciente et ne s'inscrit donc pas dans sa conscience métalinguistique, soit la stigmatise en tant que solution mais avec pour argument, dans ce cas-là, la pureté de la langue étrangère. Un correspondant écrit à propos de la simplification de la graphie des noms étrangers :

... [la simplification] constitue [...] un irrespect envers la langue d'où ils proviennent et envers son Peuple, qui la respecte vraiment. (Kath., Cour., 16-6-94 : 12)

Or, dans une chronique nous rencontrons une réaction à l'abandon de l'adaptation :

A part ça on a aussi abandonné l'effort de vêtir d'habits grecs le mot étranger adopté. Autrement dit de l'intégrer dans notre propre discipline linguistique, dans notre propre philosophie linguistique. On ne dit plus το τρακτέρι, τα τρακτέρια. On préfère τρακτέρ. (Oικονομικός Tαχυδρόμος, Chr., 4-10-90 : 49)

Cependant, si l'élaboration constitue une activité propre à l'élite (par exemple, le Bureau des Termes Scientifiques et des Néologismes de l'Académie d'Athènes, 1988), le public restreint adopte le plus souvent la pratique du remplacement.

 


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– Si quelqu'un vous invitait à manger dans le ταχυφαγείο [ : mange-vite] du quartier, vous le regarderiez certainement sans comprendre et quand plus tard il vous aurait proposé de partir avec lui le week-end pour faire de ανεμηλασία [ : de l'éventation], alors vous seriez probablement ébahis. Il ne vous viendrait certainement pas à l'esprit que l'invitation à déjeuner était dans le fast-food du quartier et que derrière le terme grec de ανεμηλασία se cache votre windsurfing bien-aimé. [...] Qu'est-ce qui est juste, qu'est-ce qui est faux ? Ces termes étrangers sont-ils enregistrés dans des dictionnaires, sont-ils interprétés, sont-ils remplacés, chaque fois que c'est possible, par des termes grecs ? Que se passe-t-il en fin de compte dans cette langue [...]. Qu'est-ce qui est grec, qu'est-ce qui est étranger, comment cela est-il rendu, comment l'écrit-on à chaque fois ? (El., Chr., 1-11-93 : 50)
– ... cette « manie » d'utiliser tant de mots étrangers quand existent des mots grecs correspondants ou quand la plupart peuvent être traduits. (Kath., Cour., 10-4-92 : 9)
– N'y a-t-il donc pas dans notre si riche langue des mots adéquats pour rendre de manière correcte l'« ανφέαρ » [ : unfair]30 et le « μάνατζμεντ » [ : management] ? (El., Cour., 30-8-93 : 52)
– A l'aide des moyens radiotélévisés, on note l'expulsion progressive de la forme grecque correspondante. [...] C'est ainsi que se produit une inertie dans les matrices fabriquant la langue et que leur faculté de reproduction se limite. [...] A titre indicatif, je cite : au lieu de « σουπερμάρκετ » [ : supermarket] nous pouvons dire παντοπώλιο ou encore παντοπωλείο, un mot qu'utilisait Platon [...]. Au lieu de « κλαμπ » [ : club], λέσχη, mot consacré également depuis longtemps [...], le « ρέφερη » [ : referee] διαιτητή, le « γκολ » [ : goal] τέρμα, le γκαζόν [ : gazon] χλόη, le μπρέκφαστ [ : breakfast] πρωινό. (Oικονομικός Tαχυδρόμος, Chr., 4-10-90 : 49)

Notons que les deux pratiques, celle du remplacement et celle de l'élaboration, mettent en évidence le caractère rétrospectif et conservateur du purisme. Enfin, les changements des noms de lieu (par exemple, St. Nicolas au lieu du nom slave Sélinitsa) sont aussi des produits de remplacement, issus de la politique nationale de l’État. Dans l'extrait suivant on retrouve un exemple extrême d'incitation au changement de nom de famille cette fois-ci :

... pendant la procédure de renouvellement de papiers d'identité, le ministère devra profiter de l'occasion pour donner à de nombreux noms de famille grecs un caractère plus hellénique. Il existe de nombreux Grecs, qui sont originaires des Patries inoubliables (et non pas perdues) [...] qui [...] ont ajouté le « oglou » dissonant à leur nom de famille grec.31 (KEl. Cour., 30-12-90 : 23)

 


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Face au front intérieur : la pratique de la stigmatisation se manifeste principalement par l'indication et l'enregistrement des fautes linguistiques. Une très grande partie du courrier se préoccupe justement de cette question, la juste application de la grammaire et de l'orthographe, surtout en ce qui concerne les formes savantes. La « pêche aux perles » est le sport préféré de la plupart des correspondants (environ 30% du courrier). Les remèdes qui y sont proposés mettent aussi en évidence le profil conservateur et rétrospectif du purisme.

– Mauvaise éducation qui s'aggrave à cause de la maladie incurable dont souffre la langue grecque, [...] elle contribue grandement à la croissance fulgurante de la « richesse » des produits de la pêche aux perles. (Kath., Cour., 15-1-92 : 9)
– Notre tâche aujourd'hui est de repérer de fautes grammaticales que nous couvrons en tant qu'exceptions. [...] Une tentation est l'augment des verbes tels que αμφισβητώ, ημφεσβήτουν, ημφεσβήτησα. Nous disons qu'il s'agit d'une faute commise même par les Grecs anciens et nous allons le démontrer. (Kath., Cour., 13-2-92 : 9)32
– ... une petite faute a réussi à s'infiltrer [...]. Il s'agit du verbe ηνοχλήθη : la forme correcte est ηνωχλήθη avec deux augments comme c'est le cas avec certains autres verbes (αμφισβητώ – ημφεσβήτουν, ανέχομαι – ηνειχόμην, etc. (Kath., Cour., 24-10-92 : 9)
– Nous sommes nombreux à ne pas être enthousiastes et fiers des constructions telles que ο νοικοκύρης του σπιτιού [ : le maître de maison] ou ο καραβοκύρης του καραβιού [ : le batelier du bateau] et autres tautologies insensées [...] l'inimitable οι πλοιοκτήτες των πλοίων [ : les armateurs des navires...] le sensationnel ο πυργοδεσπότης του πύργου [ : le châtelain du château]. (Kath., Cour., 5-1-92 : 9)

Et voici un exemple de purisme un peu moins calme :

Qu'il y ait donc une croisade. [...] Que l'on rende publics les noms de ceux qui éreintent la grammaire. [...] Qu'avant tout, il y ait une loi qui interdise la diffusion de documents qui ne respectent pas les règles fondamentales du fonctionnement de la langue. (Mεσημβρινή, Chr., 5-3-90 : 30)

Comme le puriste – c'est ainsi qu'il conçoit sa mission sociale – tente de créer un front intérieur ferme, il se montre captif du préjugé probablement le plus fondamental du purisme : le préjugé que la langue est (doit être) une, seule et unique.

– ... nous devons voir dans notre langue grecque unique et éternelle la réussite esthétique de l'âme et de l'esprit de notre peuple. (Kath., Cour., 28-1-95 : 12)
– ... la nécessité de réhabiliter le système « polytonique », indispensable aussi pour lier de nouveau de manière élémentaire la langue contemporaine aux formes plus anciennes de l'unique langue grecque séculaire. (Kath., Cour., 16-6-94 : 12)

 


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Il s'agit de ce que les linguistes appellent « le mythe de l'homogénéité de la langue » (Lyons 1981: 24–27). Or, la langue unique n'a jamais et nulle part existé. La langue unique est quelque chose que l'on pose, non quelque chose qui existe, comme l'a d'ailleurs souligné Bakhtin (1981 : 270).

Le puriste ne « lutte » pas uniquement contre la dimension diachronique de la variation linguistique mais aussi contre sa dimension synchronique ; en d'autres termes, contre la variation sociale de la langue. Les exemples suivants sont caractéristiques :

– ... [notre langue] morcelée en une multitude de dialectes, parlés et écrits, abandonnée aux caprices de tout un chacun ! (Kath., Cour., 15-1-92 : 9)
– On avait jusqu'alors le grec ancien et la katharevousa, la démotique et la langue courante, et enfin (c'est ce que nous croyions) la μαλλιαρή. Désormais, nous avons (en reine absolue) la langue des illettrés. (Kath., Cour., 10-10-92 : 9)

La réaction contre la variation et sa stigmatisation va de pair avec la réaction contre n'importe quel changement de la langue. Le changement est perçu à travers des métaphores négatives parmi lesquelles le rôle principal est joué par la métaphore de la « détérioration ».

– Bien évidemment, nous ne devons pas ignorer que les langues évoluent à travers le temps, mais de là à se détériorer il y a un grand pas à franchir. (Kath., Cour., 12-9-92 : 9)
– La question qui me préoccupe est de savoir ce qui va se passer avec l'identité nationale [...] quand l'élément constitutif de notre langue aura subi une telle détérioration qu'elle sera réduite à un état monstrueusement étranger et méconnaissable, qualitativement cocasse de point de vue lexicologique, de style autonome, de structure et d'articulation phonétique, ainsi que d'équilibre [sic]. (Kath., Cour., 13-12-94 : 18)
– La détérioration de la langue est un symptôme de la détérioration de la Nation. (Aπογευματινή, Chr., 28-2-94 : 48)

Avec le changement, la langue « s'anéantit », « s'éteint », « s'éteint à petit feu », « se meurt », « est falsifiée », « s'altère », « se souille », « s'appauvrit », « saigne », « se perd », « rétrécit », « s'effeuille », « est sciée à la souche », « est corrodée », « est déformée », « se tord », « dégénère », « est contrefaite », « est sapée », « est maltraitée », « est violée », « est fouettée », « est blessée », « est assassinée », « est étranglée », « s'engouffre » ; mais aussi :

Donc, notre langue s'appauvrit et est maltraitée, elle devient barbare, elle se tord par une absurdité, dirait-on, ... schizophrénique ! Son vocabulaire rétrécit, se déshydrate [...]. « Nous balbutions la langue... » comme l'écrivait en 1789, D. Katartzis... La syntaxe souffre. Le système tonique s'édente. La grammaire est simplifiée et l'orthographe se replie à la débandade... Désordre et confusion, écroulement et dégénérescence, c'est ce que constatent les gens de lettres. (Mεσημβρινή, Chr., 19-2-90 : 16)

 


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Dans la figure métaphorique extrêmement productive de la détérioration, on rencontre deux groupes centraux de métaphores, qui se trouvent en relation complémentaire. D'une part, les métaphores de l'invasion, qui montrent une orientation conservatrice contre l'élément nouveau de la langue, principalement contre l'élément étranger :

– La langue grecque est sûrement (depuis longtemps) conquise [...] une corrosion linguistique diffuse que nous subissons dans la pratique quotidienne. (KEl., Cour., 15-1-95 : 46)
– ... les éléments linguistiques étrangers qui pénètrent sans cesse de manière « pacifique » et sous diverses formes dans notre langue [...]. L'« incursion » linguistique étrangère domine partout. (Kath., Cour., 10-4-92 : 9)
– Cependant, cette détérioration, due à l'usure des mots est inadmissible, de même que la tentative délibérée et systématique d'altération et, progressivement, de sa substitution. (Πολιτικά Θέματα, Chr., 28-9-90 : 22)

(Notons, une fois de plus, la nuance polémique et xénophobe de ces conceptions.) D'autre part, les métaphores de la disparition qui montrent une orientation conservatrice en faveur de la préservation de l'élément ancien :

– Notre langue n'est pas seulement falsifiée, elle n'est pas uniquement altérée. Au sens propre du terme, elle s'anéantit jour après jour. (Kath., Cour., 13-12-94 : 12)
– Depuis quelques années déjà, [...] on essaie de remplacer l'alphabet grec par l'alphabet latin. Ce fait marquera la disparition intégrale de la Langue Grecque. « En une seule nuit », des milliers de mots homonymes seront jetés aux oubliettes. (Πολιτικά Θέματα, Chr., 28-9-90 : 22)

Métaphores de la disparition : en faveur de la préservation de l'élément ancien ; métaphores de l'invasion : contre la survie de l'élément nouveau.

Une troisième métaphore, celle de la contamination (ou de la pollution), vient renforcer les deux précédentes. Un élément étranger, « malade », impur, menace de contaminer la langue. La métaphore de la contamination se prête à montrer le lien qui unit la partie au tout. Simultanément, elle constitue un mécanisme simpliste pour comprendre le changement linguistique en tant qu'expansion de la partie vers le tout.

– Des mots et des expressions qui sont non seulement grammaticalement et syntaxiquement inadmissibles mais qui sont surtout contagieux du point de vue intellectuel et psychique, déferlent, tels un ouragan, autour de nous. (Mεσημβρινή, Chr., 19-2-90 : 17)
– Nuage de pollution à la télévision aussi. Mais ici ce nuage est linguistique et invisible. [...] L'Histoire du nuage de pollution linguistique tôt ou tard deviendra une tragédie grecque. (Aπογευματινή, Chr., 25-9-93 : 32)
– ... [on] étouffe de plus en plus dans la pollution linguistique ambiante des mass média. (El., Chr., 30-13-91 : 9)
– Et de plus, nous acceptons des mots qui sont si insupportablement étrangers dans notre langue, puisqu'ils ne s'offrent à aucune adaptation de phonétique ou de déclinaison. La pollution n'a pas commencé par attaquer l'environnement, mais bien notre langue. (Πολιτικά Θέματα, Chr., 28-9-90: 20)

 


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Les trois groupes de métaphores (disparition, invasion, contamination) présupposent le mythe de l'homogénéité de la langue.

Cependant, pour le puriste, la langue n'est pas simplement unique ; elle forme une entité compacte. Ce présupposé implicite explique le préjugé caractéristique qui apparaît dans notre corpus à la manière directe d'un réflexe conditionné : si un élément de la langue est menacé, alors toute la langue l'est aussi (par exemple, si on ne met pas d'accent sur les majuscules accentuées, voir supra). C'est de cette manière que sont aussi envisagés les phénomènes d'interférence entre les langues. Si un élément est introduit dans une langue, toute la langue est menacée. Si un élément disparaît, toute la langue disparaît.33

Nous constatons ici une conception métonymique de la langue. La langue, un tout, s'identifie avec la partie, avec les éléments qui ont été stigmatisés. L'apparition d'un seul mot, d'un mode d'expression suffit à repérer un idiome entier et stigmatiser son usager. La stigmatisation peut être conçue ici comme une tactique de reconnaissance des idiomes, qui eux aussi sont considérés comme des touts compacts : « La langue des jeunes », « La langue de la gauche », « La langue des politiciens », « La langue des média ». Le dernier cas est un exemple caractéristique de métonymie. Il est évident que les média se caractérisent par une importante variation linguistique (nombreux genres d'émissions, langue orale et langue écrite, etc.), cependant, nous nous obstinons à méconnaître cette variation en insistant sur ses formes stigmatisées. Enfin, à cette conception métonymique, obéit aussi l'identification plus globale : « Notre langue ».

La conception que la langue est une explique pourquoi le puriste souffre de la phobie du mutisme. Il y a une opposition totale : d'un côté la langue, un tout compact, de l'autre, le mutisme complet. Voici un refrain caractéristique du courrier :

... [on] ne peut éviter ni l'amertume, ni la peur à l'approche de l'ère des mimiques et des gestes [...]. Et après les mimiques, qu'y aura-t-il ? Les rugissements ? Le silence absolu ? Allez savoir. (H Aυγή, Chr., 20-1-85 : 22, titre : « Après la langue, les mimiques ? »)

Dix ans plus tard, nous reconnaissons, dans un chronique, la même phobie :

... les sons vides qui se multiplient en remplaçant le discours, les mugissements qui se croient articulés. (Kath., Chr., 8-1-95 : 4 ; cf. aussi KEl., Chr., 8-1-95 : 44, « Résignés et privés de langue »)

Comme le tout, l'entité compacte n'existe pas, le puriste le localise à la sphère transgressée de l'esprit. Il devient ainsi le défenseur de la spiritualité de la langue : la « magie de la langue », l'« esprit de la langue », sa « dimension culturelle », la « langue en tant que valeur », la « langue sacrée », « la langue est notre âme ». En commentant l'indigence linguistique, un chroniqueur rapporte :

Une société attachée exclusivement à la matière, n'a pas besoin de la langue qui exprime l'esprit. (Vima, Chr., 20-10-91 : B4)

Des expressions se référant à l'attitude à l'égard de l'élément spirituel sont du même ordre ; attitude religieuse pour une grande part : nous devons « adorer » notre langue (« les adorateurs de la langue grecque, les linguistes », El., Chr., 28-3-94 : 44), la « respecter », la « servir », la « guérir ».

 


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Nous arrivons ici à la dernière métaphore puriste, qui ne concerne plus la langue mais l'image que le puriste se fait de lui-même (self-image) : la langue souffre et le puriste est là pour la guérir. La langue « se fane » et le puriste doit la cultiver.

– Il n'y a pas de questions linguistiques négligeables. Tout ce qui concerne la langue exige notre attention et nos soins. (Kath., Cour., 25-2-92 : 9)
– Surgit alors un devoir national, suprême et impérieux, qui est de conserver le profil de notre langue pur et inaltéré. De l'épurer des parasites divers et de la protéger de la corrosion et des déformations. (Kath., Cour., 13-10-92 : 8)

Nous ne nous étendrons pourtant pas davantage sur les métaphores intéressantes de la pathologie (à titre indicatif : « handicap linguistique », « langue tuberculeuse », « maladie incurable », « infection », « ulcère linguistique »). Signalons simplement que la conception de la langue en tant qu'« organisme vivant » (susceptible par conséquent d'être en bonne ou en mauvaise santé) offre des arguments tant aux puristes qu'aux anti-puristes :

– La langue évolue en fonction des besoins qui se présentent au fur et à mesure, elle est modelée par le peuple lui-même qui seul connaît ses besoins. (Kath., Cour., 13-2-92 : 9)
– ... la langue est un moyen de communication vivant, elle ne reste pas fossilisée comme un « objet de musée ». Par conséquent, les significations que nous donnons aux mots se modifient en fonction de l'usage, du temps, mais aussi en fonction du niveau – du niveau éducatif – de ceux qui l'utilisent. [...] la langue et les mots ne sont pas des inanimés, au contraire, ils vivent, ils se modifient ; et ce que nous devons faire sérieusement est de noter ces évolutions, les contrôler et les enregistrer dans les dictionnaires. Parce que c'est ainsi que nous veillons véritablement à notre langue et que nous l'honorons. (Kath., Chr., 29-12-94 : 20)

 

Conclusion

Nous avons vu que le puriste transfère sur la langue une opposition sociale qu'il tente d'exprimer par des formulations métalinguistiques binaires (du type « correct » et « faux », « haut » et « bas », « langue » et « mutisme », etc.). Sa pratique suit le modèle de la stigmatisation : l'un des deux termes de cette opposition est toujours stigmatisé, négatif. Par cette pratique, le puriste essaie de former le sentiment linguistique, en propageant ses « indications » (à l'aide de métaphores abusives) à des cercles de récepteurs qui se multiplient. Son rôle social – cela personne ne le conteste – est de créer une certaine conscience métalinguistique. Cependant, comme il est prisonnier de la conception axiologique selon laquelle la langue est unique, homogène et compacte, le puriste est pris dans une contradiction qu'il n'arrive pas à contourner. Il tente de guérir les oppositions que lui-même a posé. Parce que c'est à lui que l'on doit la diffusion de la conscience métalinguistique de la faute, de l'indécence, de l'infériorité.

Le puriste n'est bien évidemment pas le responsable de la « maladie », mais en indiquant le symptôme, il le crée. On peut lui rétorquer – dans le cadre de la même métaphore – que ce qu'il indique comme symptôme d'une maladie apparaît dans toutes les langues de manière tout à fait « naturelle », « saine », « vivante ».

 


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Cette contradiction, à savoir que c'est le puriste même qui jusqu'à un certain degré est l'instigateur du symptôme qu'il se donne pour mission de guérir, décrit, croyons-nous, de la manière la plus caractéristique les travaux du puriste Sisyphe.

 

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Journaux recensées

El. = Eλευθεροτυπία, 1990–1994.

Kath. = H Kαθημερινή, 1990–1994.

KEl. = Kυριακάτικη Eλευθεροτυπία, 1990–1994.

Vima = Tο Bήμα της Kυριακής, 1990–1994.

 

Notes

* Le présent article est une version élaborée d’un travail présenté au colloque « La langue grecque dans l'Union Européenne élargie : pluralisme et ethnocentrisme linguistiques » organisé par l'Institut Français d'Athènes et la revue Aντί (Athènes 3-5 février 1995). Cette communication fut publiée en grec dans la revue Σύγχρονα Θέματα 62 (1997) : 79-91. La publication en français nous a donné l’occasion de mêttre à jour et reviser le texte grec.

1 Aitchison (1991: 13) : « [the puristic attitude] is illogical, and impossible to pin down to any firm base ».

2 Dans toutes les langues normalisées la question du purisme est, d’une manière ou d’une autre, posée. Le purisme fait partie de l’histoire intime de la « normalisation » d’une langue. Dans l'ouvrage en cinq tomes La réforme des langues : histoire et avenir (Fodor & Hagège, éds, 1983/1984, 1989, 1990) la question du purisme n’est pas systématiquement traitée. Néanmoins, nous avons pu calculer 151 passages ayant comme objet le purisme dans plus de 60 langues. L’ouvrage collectif Jernudd & Shapiro (1989) est composé d’études de cas consacrées au purisme.

3 Voir, en titre d’exemple, Thomas (1991: 81) : « purism as a whole should be widely identified with xenophobic purism, the archetypal puristic orientation » ; cf. Thomas (1991: 133).

4 Concernant les mots tabous, les injures, les euphémismes, etc., cf. Andersson & Trudgill (1990).

5 Il s'agit d'une pratique que la science même de la linguistique revêt de son autorité ; Thomas (1975 : 23) dit de manière représentative : « The calque [...] serves as a healthy compromise between linguistic chauvinism on the one hand and the unnecessary use of modish foreign words on the other. » ; cf. Thomas (1991 : 70).

 


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6 Il est à noter que des groupes sociaux spécifiques tels que les jeunes ou des groupes marginaux, tels que les toxicomanes exercent un purisme intérieur : leurs membres sont stigmatisés s'ils n'utilisent pas l'« allolecte » du groupe.

7 Cf. Kondylis (1983: 20) : « Le centre de gravité est la langue et les tentatives de formulation d'une métaphysique sont considérées comme un abus dû aux imperfections d'expression de la langue ou bien comme une infraction à ses lois. [...] Cette origine ancienne de la critique de la métaphysique en tant que critique de la langue métaphysique mérite d'être soulignée afin de réfuter la conception répandue selon laquelle ce type de critique apparaît pour la première fois avec la philosophie analytique de notre siècle ». (traduit par nous)

8 Vološinov (1973: 56) : « The logic of the history of language – the logic of individual errors or deviations (the shift from "  ich was  " to "  ich war  ") – operates beyond the range of the individual consciousness. The shift is unintentional and unnoticed and only as such can it come about ».

9 Cité par Thomas (1991: 81), qui commente : « Anti-purism should, of course, be carefully distinguished from apuristic attitudes, which proceed without reference to purism and from rational critiques of purism, which, although seeking to undermine its credibility and expose its lack of rationality, do not attempt to undo its effects ». Nous avons tenté d'adopter dans notre étude cette attitude non-puriste, et ce, même en allant à l'encontre de nos habitudes puristes et / ou anti-puristes et de nos principes idéologiques (tout locuteur d'ailleurs, possède son propre répertoire puriste).

10 Le public restreint est à mi-chemin entre le renom et l'anonymat ; les mêmes noms reviennent souvent dans nos références enregistrées, les correspondants aux journaux renvoient souvent à leurs anciennes lettres ou commentent le courrier des autres (avec peut-être une plus grande fréquence que les chroniques). Ils n'écrivent pas uniquement pour formuler leur opinion personnelle, mais aussi pour partager les opinions des autres ou s'en distinguer.

11 La proposition du ministre français A. Lamassour, faite en décembre 1994, abaissait à cinq le nombre des langues de travail de l'Union Européenne, en écartant bien évidemment la langue grecque. Cette proposition a suscité le phénomène de "moral panic"(Cameron, 1995: 82 et suiv.) dans les médias grecs. Pour une analyse détaillée de publications de presse sur cette question, voir Moschonas (2001: 109–116).

12 Exposé du député irlandais M. Killilea en février 1994 au Parlement Européen, qui présente les langues minoritaires de l'Union Européenne. En Grèce les langues minoritaires présentées sont entre autres le turc et le macédonien, ce qui a provoqué de fortes réactions.

 


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13 La transcription en langue démotique de l'ouvrage de l'historien grec Κ. Paparrigopoulos, Iστορία του ελληνικού έθνους [Histoire de la nation grecque], écrit en katharevousa.

14 Il s'agit de deux termes compris dans le sujet de la composition du concours d'entrée aux Universités en 1985 et dont la plupart des candidats ignoraient le sens ( : prospérité et assistance).

15 Karyolemou (1993) observe une fluctuation analogue pour la presse chypriote. Pour une application de la théorie développée tout au long de ces pages, voir l’analyse de la presse chypriote effectuée par Karyolemou (2001).

16 Nous ne nous aventurerons pas à émettre des prévisions décisives concernant le genre du purisme dans la Grèce contemporaine. Le but de cette première recherche est plutôt de définir le genre du matériel qui doit être reconnu (et nous « recherchons tout ce que nous savons », comme dirait Épicure). Notons simplement qu'une piste de recherche intéressante serait l'étude comparative de la mentalité puriste à des époques et pour des langues différentes, « menacées » ou pas.

17  À propos des internationalismes en grecque moderne, voir Anastassiadi-Simeonidi (1994 : 38 et suiv.).

18 Voir par exemple Anastassiadi-Syméonidi (1994 : 211-212) : « l'emprunt néologique [...] forme une partie du phénomène plus général du néologisme, pour la gestion duquel nous avions soutenu déjà par le passé la politique préventive au détriment de la politique curative. [...] il est indispensable que pour tous les domaines scientifiques soient mis en place des comités de spécialistes ainsi que de linguistes [...] qui devront reformuler en grec moderne les termes étrangers avant que ceux-ci soient codifiés ». (traduit par nous)

19 Le caractère ethnographique-géographique du purisme est noté par Thomas (1991 : 76-78, 202, 205-206). Nous considérons que le caractère esthétique du courant démotique est aussi important ; ce caractère s'illustre bien d'ailleurs par la prédominance de la langue démotique dans la littérature et surtout dans la poésie. Concernant le purisme esthétique en général, voir Thomas (1991 : 27-29, 39, 139-144).

20 Voir par exemple les réactions provoquées par la Nεοελληνική γραμματική [Grammaire néohellénique] de Tsopanakis (1994), accusée de réintroduire le modèle de la katharevousa : Vima, 30-8-94 : B6-7, Tα Nέα, 10-9-94 : 35-38 ; cf. M. Papayannidou, « Eπιστροφή στην καθαρεύουσα ; » [Retour à la katharevousa  ?], Vima, 28-8-94 : B8.

 


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21 Cette métaphore polémique a bien entendu une dimension descriptive neutre ; cf. Calvet (1987) : La guerre des langues et les politiques linguistiques et Bollmann (2001) : La Bataille des langues en Europe. Nous mentionnons cela pour souligner que nous ne jugeons pas cette métaphore. D'ailleurs, la même métaphore est utilisée lorsqu'il s'agit généralement de « confrontation d'idées » ; voir Lakoff & Johnson (1980 : 4). Dans la même métaphore polémique, on trouve aussi la distinction (qu’on retrouve également parmi les linguistes) entre langues dominantes et langues menacées. Il existe aussi la métaphore du territoire, qui lui est voisine, à laquelle appartiennent des termes tels que « expansion », « reconquête », « expansionnisme linguistique », « marge linguistique », « expulsion de la langue », etc. La métaphore du territoire est souvent utilisée pour décrire la « place » qu'occupe le grec ancien dans l'enseignement ; cf. par exemple : « Nous avons chassé le grec ancien de l'éducation et de notre vie ». (Έθνος, Chr., 30-12-94 : 7), « Chaque élément du grec ancien est expulsé [...] l'élément de "  katharevousa  ", qui est rejeté », Πολιτικά Θέματα, Chr., 28-9-90 : 21).

22 Dans les références des citations, nous utilisons déjà les abréviations suivantes : Cour. : courrier du lecteur, Chr. : chronique / nouvelle / commentaire / « enquête » journalistique. Après le nom du journal et le genre de la citation, suit la date de la publication ainsi que la page. C'est nous qui traduisons et soulignons.

23 Soulignons cet emploi intéressant de la première personne du pluriel (simultanément inclusive et exclusive) : « notre langue » (par exemple : « Ne devons-nous pas collaborer pour le salut de notre langue violentée ? » Kath., Cour., 13-12-94, 12). Cf. A.-Ph. Christidis, « Eθνικιστικοί μύθοι » [Mythes nationalistes], Vima, 29-1-95 : B11, qui parle du « nous mythologique ».

24 Tous, des mots empruntés.

25 Il s'agit du titre d'une série télévisée très populaire.

26 Cette lettre, écrite en katharevousa, a une nuance particulière que la traduction n'arrive pas à rendre.

 


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27 Dans les interviews que nous avons prises, les informateurs, en dépit du fait qu'ils se disaient contre l'usage des mots étrangers, éprouvaient beaucoup de difficulté à nous donner des exemples de tels mots. Réactions usuelles : – « [Les exemples de mots étrangers] sont très nombreux. [pause] Maintenant, je t'en dis un ou deux ? [pause] ils me viennent pas à l'esprit, il y en a trop ». (21 ans, étudiant en médecine). – « Ben, là, maintenant, rien ne me vient à l'esprit, je peux pas savoir moi maintenant, je peux pas... ». (38 ans, ménagère). – « Vidéo. On ne peut pas le dire de manière différente ici, ou plutôt c'est possible mais je n'arrive pas à le retrouver maintenant. Des mots qui arrivent tels quels de l'étranger et que nous ne pouvons pas traduire parce que les nôtres paraîtraient singuliers ». (30 ans, assistante sociale). – « Ben, ces όχι [sic], les yes, no, et mots divers, principalement ne sont pas utilisés en grec, nous avons honte d'utiliser la langue grecque de peur que l'on dise que nous ne sommes pas de sang-froid [sic, peut-être un calque de l'expression anglaise "  be cool  "], que nous ne sommes pas modernes, que nous ne sommes pas tout ça ». (32 ans, dessinatrice). – « Moi, je n'en utilise aucun [de mots étrangers ; et après l'avoir incité à nous donner des exemples de mots qu'il entend :] Maintenant, le seul cas où je les utilise... que je connais moi, quoi ? à part toutes les inscriptions, etc., quoi ? dans la plupart des... du... des ordinateurs où l'anglais est standard [en anglais] et bien sûr doit s'y trouver ». (20 ans, soldat).

28 Cf. Thomas (1991: 171-172 ): « One of the most salient characteristics of purism is that it introduces a criterion for assigning markedness in the language system on the basis of origin. »

29 Angélique, âgée de huit ans, nous a raconté l'histoire drôle suivante : un Chinois dit au tenancier d'un kiosque : « Tchin tchan tchon tchan Coca-Cola ». Et le tenancier du kiosque : « Vous voulez un quoi glacé ? » Quand on lui a demandé de nous expliquer l'histoire, Angélique nous a dit que « le tenancier du kiosque avait compris la langue étrangère mais pas le grec, le Coca-Cola ».

30 Anglicisme, utilisé dans le jargon politique, indiquant une trahison.

31 Cette lettre aussi est écrite en katharevousa.

32 Ces deux lettres sont marqués du style de katharevousa.

33 Il ne s'agit pas seulement de « notre » langue, mais de « leur » langue aussi. C'est ainsi que l'on peut expliquer par exemple la réaction unanime à la proposition Lamassour : « Comment les Européens parleront-ils si la langue grecque est abolie ? », « Et comment appellera-t-on désormais l'Europe ? » :

– Si donc nos amis les Français veulent bannir la langue grecque, qu'ils cessent tout d'abord de s'appeler des « Européens ». (Kath., Cour., 13-1-95 : 12)
– Si on ôte de la Langue Française environ 30% des mots à radical grec, sera-t-il possible de communiquer en français ? Quant à ce nom de continent « Europe » [...], les auteurs de cette proposition devraient-ils imaginer un nouveau nom, désormais ? (El., Cour., 11-1-95 : 2)

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