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Eugenio Amato (Salerno)

 

 

Jacques Bompaire (2000): Lucien écrivain. Imitation et création. Paris, Torino: Aragno (= Theatrum Spientiae – Essais 1).

Jacques Bompaire, Professeur émérite et Président honoraire de l'Université de Paris-Sorbonne, est certainement l'un des meilleurs experts en Littérature grecque de l'âge impérial, en particulier de Lucien dont il a en cours d'édition les œuvres complètes dans la « Collection des Universités de France », arrivée jusqu'à présent, avec son second tome, aux premières 20 opuscules selon la rédaction donnée par le manuscrit Vat. Gr. 90. Par conséquent, la série Essais de la Collection « Theatrum Sapientiae » dirigée par Alain Segonds et Nuccio Ordine et résultant d'une coédition entre Les Belles Lettres et N. Aragno Editore, ne pouvait pas mieux s'inaugurer qu'avec la réimpression de l'essai de Bompaire sur Lucien écrivain, paru pour la première fois en 1958 dans la « Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et de Rome » (nr. 190), mais bien vite épuisé. Publié dans une période dans laquelle les études anciennes ne privilégiaient guère l'époque de la Seconde Sophistique, le riche volume de Bompaire est un epochemachendes Werk. Depuis son apparition cette œuvre a inspiré maintes études, dont notamment celles de J. Schwartz, B. Baldwin, G. Anderson, J. Hall, C. P. Jones. Qu'ils soit en accord ou en désaccord avec ses thèses, tous les spécialistes de la Seconde Sophistique font référence au Lucien de Bompaire – par ailleurs il s'agit en général d'une œuvre de référence pour les amateurs de l'histoire de la littérature ancienne, autant que pour les experts en esthétique, en science de la littérature et anthropologie.

Comme l'annonce déjà le titre, le livre propose de déterminer les traits d'un écrivain, qui, comme tous les sophistes de l'époque, a vécu dans un monde intellectuel, imbu de rhétorique, dans lequel se déroule le rapport, parfois conflictuel, entre imitation et création. La caractéristique de l'œuvre de Lucien est la réinterprétation et la reconstruction de la réalité qui l'entoure. Bompaire distingue dans l'œuvre de Lucien deux moments, celui de la 'création rhétorique' et l'autre de la 'création littéraire': l'auteur ancien n'applique pas une création dans le sens absolu et moderne du terme, mais une imitation indirecte qui joue avec son objet et le transforme (158); le problème de la genèse de l'œuvre de Lucien doit donc être résolu en termes de mimesis, c'est-à-dire de recouvrement conscient et voulu de la tradition, qui considère l'héritage culturel grec comme fin même de l'écriture: tout ceci cependant en ligne parfaite avec la doctrine et les pratiques contemporaines dans lesquelles rhétorique, technique et culture littéraire sont en rapport mutuel très étroit.

 


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Si dans la compréhension traditionnelle l'explication de mimesis, à travers sa traduction latine de imitatio, se restreint à l'adaptation et l'imitation, l'histoire en générale du concept montre un spectre bien plus riche qui comprend à la fois penser et agir, théorie et pratique, sentiments et réflexion. Voilà peut-être le plus grand mérite de Bompaire qui, sur l'exemple du livre Die Mimesis in der Antike de H. Koller de 1954 (acceptées ou moins que soient ses thèses sur la centralité de la danse dans le concept de mimesis), nous donne une grande leçon de méthode, en montrant les méprises vers lesquelles peut mener l'application de catégories modernes à un écrivain ancien. C'est pourquoi, avant d'affronter l'étude de Lucien, Bompaire reconstruit la doctrine de la mimesis, qu'il identifie et classifie en quatre différentes acceptions: 1) mimesis dans le sens général comme reproduction des caractères de quelqu'un ou de quelque chose; 2) dans le sens philosophique: quand celui qu'imite la réalité est un écrivain; 3) mimesis rhétorique et littéraire, quand c'est la 'chose littéraire' qui est l'objet d'imitation de la part d'un écrivain, et finalement 4) un type particulier de mimesis constitué par les réactions du public devant l'œuvre littéraire, problème par ailleurs développé par l'esthétique de la réception. En réalité, la philologie classique – et l'esthétique contemporaine lui est débitrice – avait déjà travaillé dans cette direction (je pense aux contributions de Norden, Stemplinger, Peter, Kroll pour citer quelques spécialistes illustres), mais après les études théoriques de Koller et surtout l'application pratique de Bompaire l'interprétation traditionnelle de mimesis n'a plus été possible (par la suite il suffira de mentionner l'Interpretatio, imitatio, aemulatio d'Arno Reiff de 1959 et le Die klassizistische Theorie der Mimesis de Hellmut Flashar de 1979). Donc, ce n'est pas étonnant que l'essais de Bompaire est maintenant sélectionné même dans les études d'esthétique moderne et de réflexions sur la théorie littéraire contemporaine, où le concept de mimesis non imitative (pour le distinguer de celui de mimesis platonique, imitative, imparfaite, image pâle d'un être plus accessible ou soigneusement représentable) assume une importance extraordinaire (voir, par ex., les Studi di Estetica 7–8, 1993).

Dans sa brève Préface Bompaire déclare la fidélité à ces intuitions de jeunesse. En particulier, il vient à considérer la fausse querelle relative à l'originalité de Lucien. «Selon moi – et je maintiens fermement ce point de vue – Lucien est vraiment lui-même à l'intérieur du cadre de l'imitation. Celle-ci ne le bride point. Tout au plus lui procure-t-elle quelques commodités quand il est à court d'inspiration. Bien souvent elle sert de point de départ ou de piment à son écriture. Un Lucien qui n'aurait pas lu les grands textes est inconcevable, ce qui ne veut pas dire qu'il a tout lu, car il s'aide des anthologies et des doxographies» (X). Le fin procédé de mimesis littéraire, plutôt qu'imitation funeste, représente un clair exemple de l'originalité de son auteur, qui nous permet de comprendre réellement son art. Lucien est lecteur attentif et curieux de la tradition classique, mais pas seulement: « Lucien est un sophiste, et on ne peut l'isoler de ses confrères de la Seconde Sophistique, bien que les Vies de Philostrate l'aient volontairement ignoré» (VII). Et on sait que les auteurs de cette période tenaient non seulement à imiter et à reproduire le style des autres sophistes renommés, mais aussi à traiter le même sujet de points de vue différents, parfois en utilisant des exemples ou des argumentations identiques afin de mieux faire émerger les caractères de leur propre originalité – je pense, par exemple, à l'anecdote contée par Philostrate [VS 2.10] d'après laquelle le rhéteur Hadrien de Tyr, qui était invité comme auditeur au 'Klepsydrios', se mit à imiter les styles des différents sophistes.

 


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Le pastiche, même linguistique, est une qualité de Lucien comme le montrent les opuscules en dialecte ionien qui imitent Hérodote et le témoignage de Galien selon lequel Lucien aurait écrit un texte imitant le style d'Héraclyte: cf. G. Strohmaier, Philologus 120 [1976], 117–122. Cependant, je ne crois pas, comme le soutient Bompaire (X), que le recours à un modèle stylistique ou littéraire représente pour Lucien seulement un 'profit' utile pour construire un nouvel 'objet' littéraire, faute d'inspiration. L'imitation, déclarée ou savamment allusive, c'est une forme d'art; ou mieux, une forme sérieuse d'art, car elle est un acte critique c'est-à-dire une critique en acte. Lucien lit les auteurs anciens et il nous guide dans notre lecture de leurs œuvres mieux qu'un critique extérieur. Selon les excellentes intuitions de George Steiner (Real Presences, London 1989), la présence littéraire externe, parfois ouvertement sollicitée par Lucien, est une 'vraie présence', une critique active à travers laquelle l'auteur, qui suit ses propres objectifs à l'aide de ses propres ressources inventives et linguistiques, éclaire les accomplissements formels ou essentiels de celui qu'il imite.

On ne peut donc que saluer avec profonde joie la réimpression du Lucien écrivain de Bompaire et exprimer une grande reconnaissance à Alain Segonds et Nuccio Ordine pour ce choix qui vient d'inaugurer une collection annoncée de grand intérêt et utilité. Dans les à paraître, je vois L'astrologie grecque d'André Bouché-Leclercq! Je me permets, alors, de formuler aux deux directeurs une proposition personnelle, mais qui, je crois, pourrait satisfaire les attentes de nombreux spécialistes: la réimpression des Courants littéraires grecs des IIe et IIIe siècle ap. J.-C. (Paris 1971) de B. P. Reardon; un essai auquel aucun des chercheurs actuels ou simple amateurs de la période impériale n'ait recours.

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