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Paul Pupier (Montréal)



La désignation des grosses personnes en français québécois*



The designation of big people in Quebec French
As big people are visible and growing in number in North America and elsewhere, weight problems and big people have attracted public attention. This should be the ground for a fascinating subfield within a sociolinguistics of stigma. However, the topic has been fairly neglected by linguists and sociolinguists. This paper attempts to remedy this situation for the (Quebec) French language. First, it is established in what collocations gros has a negative connotation. Second, it is illustrated how bigness is more linguistically stigmatized in women than in men; in particular, by the use of the (mainly) pejorative ending -oune. The two diverging reactions to the stigma, submissiveness and assertiveness have their linguistic correlates. Various ways of euphemism are utilized in the designation of big people. As for assertiveness, it expresses itself, in particular, by contradicting the presuppositions of the stigmatizing society.



1 Stigmatisation de la grosseur et linguistique

Dans les sociétés occidentales d'aujourd'hui la minceur est valorisée (dans les médias, dans la publicité et dans les commentaires que font les gens). À l'inverse, les grosses personnes sont fréquemment évaluées négativement, ridiculisées, pas prises au sérieux, marginalisées. Ces personnes ont souvent honte d'elles-mêmes. Leur cas semble donc bien entrer dans la rubrique 'stigmate', rubrique éponyme de l'ouvrage classique du sociologue Erving Goffman (1963). On pourrait trouver une double raison au stigmate: d'une part, la grosseur en termes de poids (relatif) est un déficit, car, du point de vue santé, l'augmentation du poids, dépassé un certain niveau (un niveau certes pas très certain, mais il existe bel et bien des poids excessifs pour certaines personnes), réduit la mobilité (essoufflement), fragilise la personne, diminue sa longévité. D'autre part, il y a l'aspect esthétique: les personnes grosses seraient laides: "grosse et laide" est une insulte que sa sœur lance à l'obèse Juliette Pomerleau (Beauchemin 1989).1 Les formes d'une grosse personne ne seraient pas belles et ses mouvements manqueraient de grâce (j'évite de dire seraient lourds, manqueraient de finesse: ce serait assez tautologique). C'est surtout ce deuxième point de vue qui est important dans l'attitude d'un bon nombre de gens relativement aux grosses personnes. Certains éviteront d'être vus avec une grosse, mais n'auront pas honte de sortir avec une fille malade. En fait, il existe des expériences psychosociologiques qui montrent que des jeunes enfants rejetteront plus les gros que des enfants de race différente, par exemple. Les grosses et les gros forment donc une minorité visible stigmatisée – parmi d'autres – avant de devenir, dans certains pays du moins, une majorité de moins en moins silencieuse.



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Bien que la grosseur soit un stigmate, je n'ai pas trouvé de mention des grosses et des gros dans le livre précité de Goffman, il est vrai déjà ancien (1963). À ma connaissance, il faut plutôt chercher dans la sociolinguistique féministe (voir par ex. Mills 1995), dans les essais ou dans la production plus proprement littéraire. Dans la littérature québécoise, Francine Allard a consacré un essai (Allard 1991) et un roman (Allard 1993) à la question de la grosseur chez les femmes. Une femme grosse était déjà le personnage principal des livres d'écrivains hommes, livres parus il y a dix ans ou plus: Beauchemin 1989 et Tremblay 19732 et 1979. Le web, nouveau refuge des minorités qui ne veulent pas être visibles mais tiennent à communiquer, contient tout un réseau concernant les grosses personnes.3 La question de la désignation des grosses personnes va, sans aucun doute, prendre une importance accrue, dans la mesure où, dans les pays riches, la proportion des grosses personnes augmente dans la population. Le phénomène frappe l'Européen(ne) de passage en Amérique du Nord, y compris au Québec. Dans certains pays d'Europe aussi, le nombre des personnes ayant une surcharge pondérale semble augmenter.4



2 Gros et les termes connexes

Gros est l'hyperonyme de plusieurs adjectifs (grosso modo). Si l'on retient ceux auxquels renvoie le Grand Robert (désormais GR) sous l'article gros, on peut les subdiviser de la façon suivante:

(1)

a.

corpulent, massif; fort, puissant; pesant, gras; empâté, épais; rond, rondelet; rebondi, replet; ventripotent, ventru

 

b.

"gros et court" (GR): boulot, courtaud, ragot, trapu

 

c.

"gros et grand" (GR): colossal, gravos, important, imposant, maous, mastar, mastodonte.

Comme d'autres adjectifs de dimension (comme grand, par exemple), gros est un adjectif de degré: plus ou moins gros, assez gros, très gros. En tant qu'adjectif de degré, gros entre dans diverses échelles de quantité:

(2)

a.

bien en chair < gros ('femme bien en chair sans être grosse' (GR, s.v. gros, IA2))5

 

b.

gros < énorme

 

c.

gros < obèse

 

d.

grassette < obèse; grassette < grosse

La gradation dans la grosseur est révélée par les tests classiques suivants (en plus de la citation révélatrice mentionnée en (2)):

(3)

a.

Il n'est pas seulement gros; il est (franchement) énorme/obèse
*Il n'est pas seulement {énorme/obèse}; il est gros.

 

b.

Il est gros; je dirais même plus: il est {obèse/très gros}
Il est gros; il est même {obèse/très gros}
??Il est obèse; il est même gros.

 

c.

"la fait d'être enveloppé ou carrément gros" (intervieweuse de Lise Temblay, à Radio Canada, le 29 novembre 1999).



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Mais gros est plus qu'un adjectif de dimension. C'est aussi dans certaines conditions un adjectif évaluatif, plus typiquement que les autres adjectifs de son champ sémantique (énumérés en (1), ci-dessus). Certes, il y a des cas où gros est axiologiquement neutre6:

(4)

a.

du gros sel du sel gros7

 

b.

une (très) grosse somme une somme {?(très) grosse/énorme}

 

c.

de (très) gros {bénéfices}+des bénéfices {?(très) gros/énormes}

 

d.

de (très) grosses {dettes}des dettes {?(très) grosses/énormes}

En (4c, d), c'est l'éventuelle orientation axiologique du nom (somme, bénéfice, dette) qui s'impose au syntagme nominal qui contient l'adjectif gros.

Du point de vue axiologique, gros se différencie de grand. D'abord, il y a des fonctions où gros est par défaut évaluatif, là où grand ne l'est pas nécessairement. C'est le cas comme attribut:

(5)

 

{Il/C'} est (un peu/assez) gros.

(5) ne peut pas être seulement une question de dimension. Qu'il s'agisse d'un objet ou d'une personne; c'est normalement un commentaire défavorable (ce peut être une litote quand il est modifié par un peu ou assez)8. (5) est nécessairement un commentaire négatif lorsque c' désigne un énoncé ou une œuvre culturelle.

(6)

 

C'est grand!

peut, au contraire, être un commentaire favorable.

Dans (7), il s'agit uniquement de dimension, par exemple celle d'un habit:

(7)

 

{Il/C'}est {un peu/assez} grand. (Sans accent sur assez.)

Ensuite, quand ils ne sont pas neutres, gros lui-même est péjoratif, tandis que grand est mélioratif (sauf peut-être dans des expressions comme les grands mots; gros mot en tout cas est certainement péjoratif). Il suffit de comparer à nouveau (5) et (6).

En fonction d'épithète, gros entre immédiatement dans la dialectique subtile de la position de l'adjectif français relativement au nom. Dans un remarquable article, Denis Bouchard (1998: 139) affirme: "[in French] the same adjective in pre-N and post-N position appears to have different meanings", et il fournit nombre d'exemples corroborateurs. À première vue pourtant, il existe aussi des cas où la position de l'adjectif ne semble pas changer le sens. Ainsi, avec certains adjectifs évaluatifs:



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(8)

a.

un travail {magnifique/remarquable/splendide} =
un {magnifique/remarquable/splendide} travail

 

b.

un bon travail = un travail bon

 

c.

un mauvais travail = un travail mauvais

Étant donné la tendance à donner un sens différent à des formes différentes, d'aucuns trouveront peut-être qu'un travail bon est moins bon qu'un bon travail (l'expression un bon travail est certainement plus courante), alors qu'un travail mauvais serait pire qu'un mauvais travail (si ceci était dû à la possibilité d'accentuer mauvais en fin de syntagme nominal, pourquoi n'aurait-on pas le même effet dans un travail bon?). Pour (8a) en tout cas, il faut travailler fort, comme me le suggère Denis Bouchard, pour déceler une différence de sens selon la position de l'adjectif. De fait, à tête reposée, je perçois la distinction montrée par mon collègue entre (9a) et (9b).

(9)

a.

?Jean est incapable de produire un splendide travail.

 

b.

Jean est incapable de produire un travail splendide.

"J'ai l'impression", poursuit Bouchard, "que (a) est un peu bizarre. De plus, il y a en (b) la présupposition que Jean peut produire un travail médiocre ou ordinaire, mais il n'y a pas cette présupposition en (a). C'est que splendide travail en (a) est une sorte d'objet, et on dit simplement que cet objet est hors de la portée de Jean. En (b), il n'y a pas une nouvelle sorte (kind), mais la qualité splendide est appliquée à travail et la négation porte sur le lien entre les deux, d'où possiblement l'autonomie 'cognitive' de travail, dont on tire la présupposition d'existence par inférence."9

Les oppositions en (11) invitent à poser l'hypothèse (10):

(10)

 

Un adjectif ne peut être évaluatif après le nom s'il ne l'est pas aussi quand il est antéposé.

(11)

a.

un gros travail vs. ??un travail gros

 

b.

un {gros travailleur}+? vs. {un travailleur gros}

 

c.

un {gros homme} = {un homme gros}

 

d.

un {grand homme}+ vs. {un homme grand}?

 

e.

une {grande femme}? = une {femme grande}?

 

f.

une {fine lame}+ vs. une {lame fine}?

Quand gros a une valeur axiologique, il est généralement négatif. Même gros travail et gros travailleur peuvent toujours être pris pour des commentaires condescendants, à cause de la péjoration fréquente de gros. Si on veut faire un compliment sans ambiguïté, on dira plutôt un travail considérable, un grand travailleur10, un travailleur de force, etc.



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Quand il précède un nom péjoratif (comme dans (12)), gros intensifie la péjoration, que ce soit en ajoutant à la péjoration du nom son axiologie négative propre ou, simplement, parce qu'il est intensif, comme dans le français québécois "populaire", en (13).11

(12)

 

(grosse) truie; gros verrat vs. verrat; *(grosse) torche; j'ai mangé comme une (grosse) cochonne

(13)

 

J't'aime ben gros.

Gros cochon est ambigu entre la désignation de l'animal (14a) et la caractérisation péjorative d'un homme (14b):

(14)

a.

un (très) gros cochon = un cochon (très) gros

 

b.

un (*très) (gros) {cochon/verrat}

Appliqué aux humains, gros est vu généralement comme péjoratif, de même que gras et le dérivé grossier. Inversement, au pôle opposé, fin n'est jamais négatif.12 (15a) ne peut désigner au plus qu'un instrument qui n'est pas adapté pour une tâche particulière. (15b), appliqué à un homme, s'utilisera avec l'accent sur trop, et ne peut être qu'un grand compliment (comme trop beau). De même, en (11f), lame fine ne sera certes pas pris comme un commentaire négatif.

(15)

a.

C'est trop fin (ce rasoir)./Il est trop fin (ce sel).

 

b.

Il est {trop fin/trop beau}.

Ceci ne veut pas dire que tout soit (axiologiquement) positif (et beau) au pôle de la petite quantité. Ainsi, maigre (appliqué aux personnes) est négatif, et la différence la plus robuste (d'un évaluateur à l'autre) qu'il a avec mince est axiologique:

(16)

 

Elle est {maigre/mince+}.

Du point de vue strictement linguistique donc, si gros est généralement péjoratif, on a aussi de la péjoration du côté de la petite quantité. C'est plutôt les conceptions sociales qui expliquent la péjoration généralement associée à la grosseur quand il s'agit des humains.



3 La grosseur est plus stigmatisée chez les femmes que chez les hommes

Les femmes faisant généralement plus attention à leur apparence que les hommes (pour des raisons dans lesquelles il n'est pas pertinent d'entrer ici), il n'est donc pas étonnant que, dans nos sociétés, elles surveillent plus leur poids que les hommes. Ceci est corrélé avec le fait que "la société" est plus critique des femmes grosses que des hommes gros. Certes, les gros aussi font l'objet de discrimination et d'attitudes négatives. Montignac lui-même a confié à une émission de Téléquébec qu'il avait souffert d'être gros dans son enfance. Il existe bel et bien des façons irrespectueuses de désigner les gros hommes. En voici d'attestées, qui désignent des personnages publics du Québec:



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(17)

a.

le gros {Vermette/Giguère},

et, plus insultant encore:

(17)

b.

le gros porc à Garon.

Il semble cependant que les femmes grosses soient plus visées que les gros hommes. C'est en tout cas ainsi que nombre d'entre elles voient les choses. On observe le même genre de propos déplaisants (ou pires) à leur égard que pour les hommes. Ainsi, on a entendu (pour désigner deux femmes qui ont joué un rôle politique important au Québec, dans deux partis opposés d'ailleurs):

(18)

 

la grosse Payette; la grosse Bacon (prononcé même parfois, comme le nom anglais [beikn] (il n'y a pas de raison d'éviter un calembour tentant quand on veut insulter quelqu'un)).

Ce qui est plus révélateur est que des hommes gros peuvent porter publiquement des jugements négatifs sur des femmes grosses, comme le note au passage Manheim 1999, et comme je l'ai observé moi-même dans le métro de Montréal: Un homme (blanc) ventripotent et débraillé, s'adressant à une de ses connaissances, un Noir, lui dit: "Pas la grosse toutoune. C'est pour toi, ça." Sa propre grosseur n'importait pas au locuteur, mais il mentionnait la grosseur d'une femme en lui ajoutant un terme péjoratif. Le tout associé à l'attitude raciste vis à vis de l'interlocuteur.

Nous avons rencontré l'insulte grosse torche réservée aux grosses femmes au Québec (insulte mentionnée par plusieurs consultantes et appliquée à Laura Cadieux, le personnage principal du roman de Michel Tremblay). Nous ne connaissons pas un équivalent *gros torchon, qui serait réservé aux hommes.13 De même, à une grosse dondon ne correspond pas *un gros dondon.14 Une telle absence d'équivalence biunivoque pour un cas particulier n'est certes pas probante, car les lacunes peuvent se retrouver dans l'autre sens. Dans mon français de France, par exemple, l'insulte gros plein de soupe sonne moins bien au féminin: ??grosse pleine de soupe. Mais d'autres exemples montrent que le français code négativement la grosseur plus souvent quand il s'agit de femmes que d'hommes.



4 Noms québécois en -oune pour désigner les grosses femmes

On sait que plusieurs suffixes du français sont péjoratifs (pour un catalogue systématique mais incomplet, voir Pupier 1998). Le français québécois a, de plus, la terminaison -oune, dont la connotation, parfois vulgaire, n'est en tout cas jamais respectueuse; elle peut même être carrément péjorative. C'est le cas des exemples en (20), ci-dessous (pris à Léard 1995 ou communiqués par Francine Allard).



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(20)

a.

Noms désignant des zones érogènes du corps humain: bisoune 'pénis', foufounes 'fesses', noune 'sexe de la femme', pitoune 'sexe mâle';

 

b.

pitoune 'femme vulgaire' (il est allé voir les pitounes – F. Allard); guidoune 'femme facile, de mœurs légères; femme qui se parfume lourdement, très maquillée, provocante' (Léard 1995: 46); ratatoune 'putain' (Léard 1995: 47);

 

c.

moumoune 'personne molle, peu dynamique; homosexuel': un tit peu moumoune (sur les bords); une moumoune: {elle/il} pleure pour rien (F. Allard);

 

d.

gougoune 'niaiseuse, fille simple d'esprit' (Léard 1995: 46).

Pourtant, les noms en -oune énumérés en (20) (communiqués et évalués par F. Allard) entrent tous dans des expressions ayant une axiologie positive.

(21)

a.

{ma (belle) pitoune en or}+ (F. Allard);

 

b.

ma chouchoune (utilisé en Beauce) est gentille;

 

c.

ma petite coucoune est gentille.

Mais ces expressions ne sont pas nécessairement des contre-exemples. Le possessif de première personne exprime l'affection ou la bienveillance familière (pas toujours dénuée d'ironie) de la part du locuteur, comme quand il est suivi d'un prénom : mon Paul. Ma pitoune (surtout en or) n'est pas une pitoune. Est-ce que ma chouchoune est une chouchoune? Et ma petite coucoune est-elle une coucoune? Il est possible que l'axiologie négative de ces noms en -oune soit oblitérée par l'axiologie positive du possessif et de l'éventuel adjectif.

Il est donc tout à fait compatible avec la dévalorisation langagière des grosses femmes qu'il existe en français québécois des noms en -oune pour les désigner familièrement:15

(22)

 

doudoune, poupoune, toutoune.



5 Façons non péjoratives de désigner les femmes grosses

Est-ce à dire que les personnes grosses ne soient désignées que de façon péjorative? Non. D'abord, on note un certain nombre d'euphémismes. Certains de ces euphémismes s'emploient au masculin aussi bien qu'au féminin.

(23)

a.

corpulent(e)

 

b.

costaud(e); imposant(e)

Costaud(e) et imposant(e) sont ambigus. Ils peuvent dénoter l'un et l'autre une grosse masse corporelle. D'autre part cependant, on peut être costaud(e) tout en étant menu (comme certains déménageurs), et on peut être une personne imposante par ses qualités morales ou intellectuelles et non par son physique. Dans corpulent(e), par contre, l'euphémisme ne prend pas appui sur une telle ambiguïté. Une personne corpulente a nécessairement une grande masse corporelle.



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Cependant, certains euphémismes employés pour les femmes n'ont pas de correspondant au masculin:

(24)

a.

(une femme) ronde vs. (un homme) ?rond (rare en tout cas; on dira plutôt rondouillard ou rondelet, par exemple)

 

b.

(une femme/??un homme) en courbes

 

c.

enveloppé*(e)16, enrobé*(e)

 

d.

une femme forte vs. un homme fort vs. l'homme fort (du régime, par ex.)

 

e.

une femme voluptueuse vs. un homme voluptueux

 

f.

en formes vs. en forme.

Voluptueuse en parlant d'une femme est ambigu: le sens, devenu premier de 'femme ronde'17, n'a pas délogé celui de 'femme aimant les plaisirs'. À moins que les deux composantes de sens ne soient nécessaires, si l'on considère qu'une femme grosse et austère ne peut être qualifiée de voluptueuse. Quoi qu'il en soit, c'est différent pour les hommes. Un homme voluptueux est un homme qui aime les plaisirs, qu'il soit gros ou qu'il soit maigre.

Même l'expression une forte femme a des difficultés de se détacher de la connotation physique. Pour certains, une forte femme ne peut être maigre ou mince. Pour ceux-là, Hillary Clinton, par exemple, n'est pas une forte femme parce qu'elle n'est pas une femme forte. Madeleine Albright serait plus conforme au stéréotype.

En quoi consistent ces euphémismes? D'abord, il s'agit de l'utilisation de termes neutres ou positifs: ronde (mieux vaut rond que carré, dans nombre d'expressions), ronde et jolie, forte (mieux vaut être fort que faible), "de forte taille" (La Boite de Voir, 4-10 mars 1999: 78), "généreuse de corps et de cœur" (Voir, ibid.) pour lever l'ambiguïté de l'adjectif seul, lequel dans le sens moral est certainement positif.

Un autre procédé d'euphémisation est l'utilisation du vocabulaire "scientifique", qui se dit généralement neutre: surcharge pondérale (vs. poids santé).

Un troisième procédé est celui de l'édulcoration. C'est le rôle joué par le suffixe diminutif -ette: grassouillette (surdérivation: un suffixe par dessus l'autre). En français québécois, une personne grassette est moins grosse qu'une personne grasse et dire qu'une personne est rondelette est moins affirmatif que de dire qu'elle est ronde. (Ici encore, le masculin grasset ne s'entend guère – même si on le trouve dans le dictionnaire de Bélisle.)

Le modifieur un peu est aussi un 'édulcorant': ainsi dans un peu {forte/corpulente}. Contrastez, encore une fois, avec (??un peu) fort/corpulent.

Un quatrième procédé d'euphémisation est l'utilisation de termes vagues, comme ceux qui contiennent le morphème plus. Que dénote ce plus? Dans d'autres domaines il désigne un modèle plus perfectionné: ainsi on a eu le Mac+ après qu'on ait connu le Mac (tout court). On retrouve ce plus dans ces expressions comme tailles plus. Dans le titre du magazine québécois destiné aux femmes grosses (aujourd'hui disparu) Un peu plus, on ne dit pas s'il s'agit d'un peu plus de poids pour la lectrice ou d'un peu plus à manger; ou si elle a déjà dépassé la norme ou si, au contraire, elle demande la permission de la dépasser. Dans le cas où on dépasse la norme, il y a transgression, même si la transgression est minime. Mais transgresser c'est, aux yeux de certains, se rendre coupable, et quelqu'un qui le fait juste un peu n'est pas porté à se glorifier de cette transgression. On peut donc arguer que le titre Un peu plus était compatible avec un sentiment de culpabilité chez les femmes grosses.



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Une variante de ce plus est le signifiant addition qu'on retrouve dans AdditionElle, le nom d'une chaîne de magasins de vêtements pour femmes fortes.

La siglaison peut être un autre procédé d'euphémisation, car l'utilisation du sigle a pour résultat d'occulter l'origine du terme.18

(25)

a.

CAAO (= Collectif action alternative en obésité)

 

b.

OA (= Outremangeurs anonymes); c'est aussi le même sigle que la société mère américaine: Overeaters Anonymous19

Il faut reconnaître cependant que les sigles sont très courants en américain (on les utilise même pour les prénoms). Certes, l'appellation FA peut sembler moins compromettante que Fat Admirer, mot à mot 'admirateur de la graisse'. Mais Big Beautiful Woman n'est pas une désignation infamante, qui aurait à se camoufler en BBW. Et, dans le cas du magazine XL, cette abréviation de "extra large" n'est pas là pour la pudeur. Il s'agit d'une revue pornographique représentant des grosses femmes, et le X du titre peut aussi être le même que dans X-rated (movie).



6 Les stratégies d'affirmation

Dans son témoignage récent, Camryn Manheim donne, pour l'anglais américain, une "list of fat synonyms and fat euphemisms" (1999: 233), et ridiculise ces termes. Comme d'autres minoritaires, nombre de grosses personnes ont décidé de s'affirmer en tant que telles et de se trouver belles.

Il s'agit d'abord d'appeler les choses par leur nom. Dans les petites annonces, même destinées au public général, on trouve des femmes qui se décrivent comme "bien en chair" (Voir, 4-10 mars 1999: 78), "opulente", voire "obèse", "énorme" (pour ces dernières épithètes je n'ai malheureusement pas les références20).

Dans certains cas même, on en rajoute sur la grosseur, en employant un terme intensif (comme obèse ou obésité) alors qu'il n'est pas approprié. Ainsi, l'organisme Collectif action alternative en obésité se définit (dans son dépliant) comme ayant 'pour mission de venir en aide aux personnes préoccupées par leur poids'. Or, il n'y a certes pas que les obèses qui se préoccupent de leur poids.

Ensuite, il faut dissocier grosseur et laideur. On peut le faire explicitement comme la compagnie AdditionElle, qui inscrit sur ses sacs de magasinage: I am Myself. Je suis Moi. I am Splendid. Je suis Bien. I am Beautiful. Je suis Belle.

On peut le faire implicitement. On peut contredire le présupposé axiologique de laideur, comme dans la formule allemande: dick und mollig aber schick 'grosse et potelée mais chic'.



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Pourtant, cette remise en cause n'est pas aussi forte que l'occultation du présupposé, qu'on aurait dans dick, mollig und schick 'grosse, potelée et chic'. Il est significatif que ce sont les Américaines qui ont franchi ce pas, notamment avec l'appellation Big Beautiful Woman (BBW), dans laquelle beautiful occulte tout présupposé de laideur que pourrait avoir big, sans prendre la peine de le contredire. (BBW est le nom d'un magazine de mode pour femmes fortes et aussi le nom d'un considérable réseau internet avec le même centre d'intérêt.)

L'expression Fat Admirers (qui désigne les hommes qui sont attirés par les BBWs) ressortit doublement à la stratégie d'affirmation. D'abord elle utilise le mot provocant fat (mot que Manheim fait suivre du point d'exclamation dans le titre de son livre: Manheim 1999). Suit le mot admirer, et l'expression entière veut dire mot à mot 'admirateur de la graisse'. Il est vrai que c'est plutôt le sigle FA qui est utilisé dans le réseau internet (même dans le réseau francophone21).



Références

Allard, Francine (1991): Défense et illustration de la toutoune québécoise. Montréal: Stanké.

Allard, Francine (1993): Ma belle pitoune en or. Montréal: Stanké.

Beauchemin, Yves (1989): Juliette Pomerleau. Montréal: Québec/Amérique.

Bouchard, Denis (1998): "The distribution and interpretation of adjectives in French: A consequence of Bare Phrase Structure", in: Probus 10, 139–183.

Goffman, Erving (1963): Stigma: notes on the management of spoiled identity. Englewood Cliffs, NJ: Prentice Hall.

Keefe, Rosanna et Peter Smith (éds.) (1999): Vagueness: A Reader. Cambridge, Mass.: MIT Press.

Léard, Jean-Marcel (1995): Grammaire québécoise d'aujourd'hui. Comprendre les québécismes. Montréal: Guérin universitaire.

Manheim, Camryn (1999): Wake up, I'm fat! New York: Broadway Books.

Mills, Sara (1995): Feminist Stylistics. Londres: Routledge.



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Pupier, Paul (1998): "Une première systématique des évaluatifs en français", in: Revue québécoise de linguistique 26/1, 51–78.

Tremblay, Michel (1973): C't'à ton tour Laura Cadieux. Montréal: Éditions du Jour.

Tremblay, Michel (1979): La grosse femme d'à côté est enceinte. Ottawa: Leméac.



Notes

* Une première version du présent article a été présentée à l'Institut für Romanische Philologie de la Freie Universität Berlin. Deux professeurs de cet institut, Thomas Kotschi et Peter Klaus, m'ont invité et donné des encouragements et des suggestions. Je remercie aussi le conseil d'administration du CAAO ainsi que Madame Mailloux, des OA. Mesdames France Genais et Francine Allard, ainsi que mon collègue Denis Bouchard, m'ont communiqué des informations linguistiques précieuses.

1 Grosseur et laideur sont des concepts vagues et dont l'appréciation varie selon plusieurs dimensions: socioculturelle, personnelle, et selon la classe d'objets à laquelle on l'applique. Que ces concepts soient vagues ne signifie pas qu'on ne puisse les analyser avec rigueur. Pour avoir une bonne idée des actives recherches de sémantique sur le vague, on peut consulter, entre autres, Keefe et Smith 1999.

2 Ces deux œuvres littéraires ont acquis un plus grand public récemment en étant portées à l'écran. Juliette Pomerleau a donné lieu à un feuilleton télévisé, tandis que Laura Cadieux est passé dans les salles de cinéma, annoncé à grands renforts de publicité et donnant le rôle principal à la vedette Ginette Reno (entourée d'autres actrices connues au Québec).

3 Les sites américains dominent très nettement, ce qui n'est pas étonnant, vu l'hégémonie américaine sur l'Internet, le très grand nombre de grosses personnes aux États-Unis et la tradition américaine des minoritaires de s'exprimer ouvertement.

4 Si l'obésité semble incompatible avec la sous-alimentation (et c'est pourquoi j'ai parlé de phénomène de pays riches), il semble que dans ces pays riches (en tout cas, en Amérique du Nord), l'obésité soit plus fréquente chez les pauvres que chez les riches.

5 À vrai dire, l'exemple (2a) ne prouve pas une relation d'ordre entre bien en chair et gros(se) – seulement que bien en chair n'entraîne pas nécessairement gros. Par contre, pour quelqu'un qui dirait bien en chair sans être vraiment gros, il y aurait, intuitivement, un tel ordre entre les deux concepts.

6 J'indique l'orientation axiologique d'une expression par un exposant: + pour une expression méliorative et pour une expression péjorative.

7 Yves-Charles Morin, avec sa connaissance approfondie de la dialectologie française, révèle que ces deux formes sont des variantes dialectales: "Gros sel est l'expression consacrée dans le Nord de la France (en tout cas dans la région parisienne), sel gros dans la partie plus au sud, comprenant la région de Saint-Étienne [dont l'auteur du présent article est originaire], Lyon, etc." Mon collègue me précise: "La variation que tu mentionnes est typique de locuteurs semi acculturés [c'est vraiment mon cas, P.P.], comme j'ai eu l'occasion d'en rencontrer à Saint-Étienne. Pour un ignorant du Nord, comme moi, sel gros ne veut rien dire. Je me souviens très bien ma stupéfaction la première fois que j'ai entendu mes beaux-parents l'utiliser."

8 Gros est dans cette construction normalement négatif: quelqu'un qui entendrait une des phrases résumées en (5) sans savoir de quoi on parle, penserait qu'il s'agit d'un commentaire défavorable. Ceci n'empêche pas (5) d'être axiologiquement positive, dès qu'on sait qu'elle concerne des objets pour lesquels la grosseur est valorisée. Ainsi, comme me l'a suggéré Denis Bouchard, C'est gros peut être positif quand on parle d'un pénis ou d'un magot: voir les exemples en (4), ci-dessus. (Attention! Je ne parle pas des expressions un gros pénis, un gros magot, mais bien de la phrase (5).)



PhiN 11/2000: 21



9 L'analyse de Denis Bouchard est la plus satisfaisante. Il reste à dire ce qui se passe quand la distinction semble être neutralisée, comme dans les appréciations (indiscernables pour moi) excellent travail = travail excellent.

10 Pour autant que, pour mériter l'appellation, indubitablement positive, de grand travailleur, il faut travailler beaucoup, grand travailleur est un quasi-synonyme de gros travailleur. La différence entre le grand travailleur et le gros travailleur est alors axiologique. Dans les deux expressions, l'épithète est, dans cette analyse, un modifieur de quantité du prédicat. Par contre, un grand professeur (ou un grand acteur) n'est pas quelqu'un qui professe beaucoup (ou joue beaucoup). Un gros professeur (ou un gros acteur) non plus. Dans grand professeur, l'épithète est encore sémantiquement un modifieur du prédicat, mais, cette fois, un modifieur de qualité: un grand professeur professe bien. En revanche, le gros de gros professeur n'est plus un modifieur du prédicat, mais seulement l'adjectif de dimension intersectif et axiologiquement négatif: un gros professeur appartient à l'ensemble des professeurs ainsi qu'à celui des personnes grosses (avec les conséquences que cela comporte).

11 Remarquons que (13) est ambigu, ce qui autorise le jeu de mot: outre que gros peut être intensif en tant qu'adverbe, il peut être aussi adjectif attribut de l'objet t'.

12 Dans fin finaud, finaud est négatif, comme il l'est quand il apparaît seul. Quant à fin, plutôt que d'avoir à dire qu'il est lui aussi négatif dans cette construction, son caractère intensif est dû à sa position et au redoublement. Gros, par contre, se sert de son axiologie négative propre pour renforcer d'autres termes négatifs comme dans gros {cochon/con/…}.

13 Il est pourtant clair que torchon a dans ses usages non référentiels une axiologie négative: peut-être dans un coup de torchon; certainement dans ne pas confondre les torchons et les serviettes (parallèle à prendre les vessies pour des lanternes).

14 Exemple communiqué por Yves-Charles Morin.

15 Qu'il ne semble pas exister de terminaison péjorative analogue pour l'autre bout de l'échelle de la grosseur ne signifie pas pour autant, ici encore, que la petite dimension soit toujours valorisée. Dire d'une personne que c'est une femme légère ou qu'elle ne fait pas le poids n'est pas un compliment. La petitesse, non plus, n'est pas toujours valorisée.

16 Marie-Christine Paret et Yves-Charles Morin acceptent le masculin tout comme le féminin. (Communication personnelle de Yves-Charles Morin).

17 N'oublions pas le mot anglais voluptuous, lequel a fourni le titre d'un magazine de style Playboy, mais spécialisé dans les tailles fortes.

18 Que la siglaison occulte l'origine d'un terme se manifeste dans la dénomination du quartier "bilingue" Notre-Dame-de-Grâce, de Montréal. Le sigle NDG est prononcé à l'anglaise, en français comme en anglais: [endigi], ce en dépit du nom français du quartier.

19 Il aurait certainement été plus traditionnellement français d'utiliser l'appellation Gros Mangeurs Anonymes.

20 Que les exemples soient plus difficiles à retrouver que pour des termes moins forts est sans doute significatif.

21 "Admirateur des rondeurs" sonnerait mieux.

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